Genèse et énonciation du conte de Jean-Claude Grumberg
Le texte de Jean-Claude Grumberg, La plus précieuse des marchandises, se conforme, sur un plan formel, au genre de récit qu’est le conte. La structure de la narration, la spécificité, et la qualité, de l’écriture, ses relations à l’imaginaire de ce genre suscitent, dans ce cadre, l’intérêt du lecteur. De plus, en raison d’un écho profond avec une tragédie de notre temps, le récit acquiert un pouvoir exceptionnel de toucher un lectorat très large.

Les contes relèvent d’un genre universel. Dans beaucoup d’entre eux, l’espace et le temps de la fiction sont indéfinis. Le récit de fiction de Grumberg, lui, n’existe pas seulement dans l’ordre de l’imaginaire ou, plus précisément, ce dernier est nourri par une histoire encore très proche dont les traumatismes ne sont pas effacés et qui doivent impérativement s’inscrire dans une mémoire collective et historique, celle de la Shoah.
Dès le début, l’auteur énonce le cadre de la fiction :
Il était une fois, dans un grand bois, une pauvre bûcheronne et un pauvre bûcheron […] Dans ce grand bois donc, régnaient grande faim et grand froid. Surtout en hiver. En été une chaleur accablante s’abattait sur ce bois et chassait le grand froid. La faim, elle, par contre, était constante, surtout en ces temps, où régnaient, autour de ce bois, la guerre mondiale. La guerre mondiale, oui, oui, oui, oui.
Une des caractéristiques du conte, en général, se trouve dans les échos qu’il suscite dans la psyché humaine. Le récit de fiction peut se modifier ; ce qui advient aux personnages peut se transformer ; des événements ou des péripéties peuvent se rajouter ou disparaître… La vérité du conte ne se trouve pas dans la réalité énoncée mais dans la structure du récit et la combinaison des actions qui le composent. Et comme l’écrit Jean-Claude Grumberg aux dernières lignes de son récit :
Voilà la seule chose qui mérite d’exister dans les histoires comme dans la vie vraie. L’amour, l’amour offert aux enfants, aux siens comme à ceux des autres. L’amour qui fait que tout ce qui existe, et tout ce qui n’existe pas, l’amour qui fait que la vie continue.
La genèse du conte
Le conte de Grumberg, édité en 2019, trouve ses racines profondes, dans son théâtre pour jeune public.
Ce théâtre représente une part importante de son œuvre d’écrivain. Par sa destination il se distingue du reste de son théâtre , en même temps qu’il le prolonge, par l’invention poétique, la reprise des thèmes abordés dans ses pièces et un regard toujours empathique sur les personnages d’enfants et leurs imaginaires. L’intérêt de Grumberg pour ce théâtre est venu progressivement, par le biais de L’Enfant do, pièce commandée en 1995 par France culture. Cette pièce destinée à un public adulte contient en germes l’éthique et l’esthétique qui se développeront dans les pièces pour jeune public qui vont suivre.
L’intérêt de Grumberg pour ce théâtre est venu progressivement, par le biais de L’Enfant do, pièce commandée en 1995 par France culture. Cette pièce destinée à un public adulte contient en germes l’éthique et l’esthétique qui se développeront dans les pièces pour jeune public qui vont suivre.

J’ai abordé cette part du théâtre de l’auteur, dans le chapitre XV, « Un théâtre pour grandir », de mon livre, Le théâtre de Jean-Claude Grumberg. Mise en pièces de la question juive

La pièce, L’Enfant Do, lue en juillet 1995, à Avignon, pour être ensuite diffusée sur France culture, n’a été éditée qu’en 2002, bien après la première pièce pour l’enfance et la jeunesse, Le Petit violon, publiée en 1999.
L’écriture du théâtre pour jeune public de Grumberg se réaproprie les mythes littéraires ou les détourne ; fait parler les objets inanimés ; reprend et transforme des classiques du conte… Ce théâtre pour jeune public n’est pas étranger à la réalité. Le monde de référence de la fable théâtrale est, à bien des égards, en résonance avec le monde réel. L’écriture du récit procède d’un effet d’éloignement et d’agrandissement qui opère une fonction de dévoilement.
Dans une note, à la fin de L’Enfant do, Grumberg nous apprend, que la pièce se veut « l’évocation d’un passé lointain, d’avant le retour sanglant sur le devant de nos écrans de l’Histoire justement », d’une Histoire dont certains annonçaient la fin. Ce sont les soubresauts sanglants qui ont donné à L’Enfant do, sa raison d’être : « transmettre aux générations futures une bouée faite d’espoir, de sens et d’utopie »[1].
L’Enfant do, composé de treize scènes, se déroule depuis la naissance du petit Jacquot jusqu’à sa troisième année de cours primaire. Ses parents viennent d’avoir un enfant, mais aucun d’eux ne s’est posé la question du prénom qu’il porterait. Les parents ne savent pas précisément qui ils sont ; les grands parents n’ont pas vraiment envie d’en parler. L’indécision relative à la nomination de Jacquot ne lui permet pas de trouver sa place et de s’inscrire dans une filiation. Et pourtant les spectres qui hantent Max, le grand-père maternel, demeurent toujours présents.
Lorsqu’il garde Jacquot et qu’il doit l’endormir, pour répondre à son exigence : « surtout pas Le Petit poucet », Max ne trouve rien d’autre qu’une histoire de son cru, inventée à partir d’une réalité qu’enfant il aurait pu connaître. L’histoire est celle de « pauvre bûcheronne » qui a trouvé un bébé enveloppé dans un tissu, dans le bois, près de la voie ferrée. Son mari, « pauvre bûcheron », lui explique :
— C’est un enfant de la race maudite. Vois, ses parents l’ont abandonné, ils l’ont jeté du train, ce sont des sans-cœur.
À ce moment précis de l’histoire racontée par son grand-père, Jacquot s’endort comme s’il ne voulait pas entendre la suite. Et la pièce bascule dans le domaine du fantastique. Le grand père, après un grand soupir, continue le récit dont la fin n’est guère plus réjouissante que le début.
Max — Le pauvre bûcheron défit le paquet et la marque apparut […] Il referma vite le paquet et sortit en disant : “Je vais le remettre avec les autres le long de la voie ferrée.
Un silence.
Le nounours (couché à côté de l’enfant). — C’est fini ?
Max — C’est fini.
À cette histoire inachevée, il faut bien une morale : elle sera exposée par le nounours, qui appartenait auparavant au père de Jacquot, nounours réformé parce qu’hors d’usage. Ce dernier a dû entendre des centaines de fois, depuis des décennies, des histoires du même tonneau. Après avoir traité Max de « vieux con », il lui déclare :
— Écoute-moi, vieux débris, les enfants ne naissent pas pour que l’espèce continue, ils ne naissent pas pour l’entretien de la mémoire, ils ne naissent pas pour qu’un jour règnent la justice et la paix universelles, ils ne naissent pas pour honorer père et mère, ils naissent pour vivre, juste pour vivre !
[1] L’Enfant do, Actes-Sud papiers, 2002.
L’histoire racontée par Max trouve son achèvement vingt-cinq plus tard avec le conte, La plus précieuse des marchandises. Le thème de l’histoire racontée par le grand-père s’épanouit dans ce dernier.

La puissance d’évocation du conte est à rechercher dans sa capacité à transmettre l’émotion, à la partager. Son efficacité est due à sa construction narrative. L’écriture est responsable des effets sur le lecteur, c’est elle qui agit sur sa sensibilité et son imagination. L’écriture, non dans son style ou dans l’originalité des péripéties ou des caractères des personnages. L’écriture dans son découpage du récit en séquences successives qui construisent la trame du récit et affectent les zones les plus profondes de l’esprit humain.
La structure du conte
Le linguiste russe, Vladimir Propp est le premier qui s’est penché sur la structure du conte ; son ouvrage, paru en 1928, La Morphologie du conte, est un livre fondateur.

Afin de déterminer une typologie des structures narratives, Propp étudie plus d’une centaine de contes russes traditionnels. En retranchant tout ce qu’il juge secondaire — le ton, l’ambiance, les détails décoratifs, les récits parasites, … — il met en évidence les unités narratives de base qu’il appelle « fonctions ». Par ce terme, il désigne l’action d’un personnage, définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l’intrigue. Les fonctions des personnages sont limitées, alors que les personnages eux-mêmes sont extrêmement variés et peuvent exercer plusieurs fonctions. Ce qui importe pour comprendre la portée et l’efficacité du récit est de saisir comment la quête du héros se développe avec l’opposition ou l’aide de personnages qui interviennent dans sa démarche.
Etienne Souriau, philosophe de l’esthétique, reprend et simplifie la théorie structuraliste de Vladimir Propp[1]. La notion de fonction dramaturgique qu’il définit peut aider à comprendre l’efficacité du récit : elle intervient dans sa dynamique ; elle s’exerce à travers les paroles et les actions du personnage mais elle ne se confond pas avec lui. La considération de la fonction dramaturgique a pour intérêt de remplacer la motivation psychologique du personnage par une tension qui résulte de la situation et du réseau de forces qui mobilisent son action.
[1] E. Souriau, Les Deux cent mille situations dramatiques.
La quête de pauvre bûcheronne.
Dans La plus précieuse des marchandises, pauvre bûcheronne, l’héroïne du conte, n’avait pas d’enfant à nourrir, « mais pas non plus d’enfant à chérir » […]. « Elle suppliait ainsi toutes les puissances du ciel et de la nature de bien vouloir lui accorder enfin la grâce de la venue d’un enfant. ». Pour reprendre le vocabulaire de Souriau, elle deviendra, la destinataire, la bénéficiaire de sa quête. Celle-ci trouvera une réponse par l’intermédiaire du train construit, au début de la guerre mondiale, par des hommes qui « avec des machines puissantes avaient percé son bois dans sa longueur afin de poser dans cette tranchée des rails et depuis peu, hiver comme été, un train unique passait et repassait sur cette voie unique ».
Aux questions de pauvre bûcheronne, son époux « avait déclaré d’un ton péremptoire qu’il s’agissait d’un train de marchandises. » La marchandise transportée par le train était une marchandise humaine. Pauvre bûcheronne l’ignorait.


Chaque petit matin d’hiver, elle courait dans la neige pour ne pas manquer “ son train” qu’elle attend dans la clairière qui borde la voie ferrée. Un matin, « le train de marchandises — le convoi 49 — lui répond ! ». Une main, jaillie de l’étroite lucarne du train, lance un petit paquet et lui fait signe de le ramasser. « Ce paquet est pour elle. Pour elle seule. Il lui est destiné. » Le paquet, les nœuds un fois défaits, dévoile l’objet qu’elle attendait, l’objet de ces rêves : un bébé.
« Le bébé s’agite, hurle, serre les poings les brandissant bien haut dans son désir de vivre… »
Le récit de Jean-Claude Grumberg se développe alors en combinant des péripéties et des actions des personnages du conte. Ceux-ci accomplissent les six fonctions définies par Souriau. La quête de la destinataire va se transformer : l’objet de sa quête, son désir, avoir un enfant devient sauver un enfant. L’opposant, qu’est pauvre bûcheron qui veut se débarrasser du bébé envelopé, dans le paquet, par crainte des représailles, va progressivement se transformer. Il devient l’adjuvant qui aide la destinataire dans sa nouvelle quête : sauver le bébé. La fonction “opposant” est représentée par les compagnons de travail de pauvre bûcheron. Ceux-ci veulent le dénoncer parce qu’il refuse de condamner les «sans-cœur», race maudite dont fait partie le bébé recueilli par pauvre bûcheronne. Les sans-cœur, selon l’un des bûcherons, n’avaient-il pas « tué Dieu et voulu cette guerre » ? Un autre, avait renchéri : « Pendant que nous on se crève le cul et la paillasse pour des salaires de misère, les sans-cœur, eux, sont baladés en trains spéciaux ».
La combinatoire de ces fonctions, portées par les personnages, est d’autant plus efficace qu’elle résulte d’une qualité d’écriture qui n’est jamais explicative. Walter Benjamin dans son célèbre article, Le narrateur, écrit :
« L’art du narrateur tient à ce que l’histoire qu’il nous rapporte se passe de toute explication. »
C’est le cas de l’écriture de Jean-Claude Grumberg. Elle rythme le récit, surprend le lecteur, produit l’émotion… Et c’est l’écriture, sa poétique et sa composition, qui rend chaque personnage solidaire des autres. Leurs relations, structurées par les fonctions qu’ils incarnent fait que chacune se reflète dans les autres.
L’énonciation orale.
Le conte, en général, est en attente d’une énonciation orale : il ne trouve sa pleine finalité que dans la relation qu’il construit entre le narrateur et le destinataire. Lévinas dans la première lecture talmudique écrit :
La fonction originelle de la parole ne consiste pas à désigner un objet pour communiquer avec autrui, dans un jeu qui ne tire pas à conséquence, mais à assurer pour quelqu’un une responsabilité auprès de quelqu’un. Parler c’est engager l’intérêt des hommes. La responsabilité serait l’essence du langage.
Le conte de Jean-Claude Grumberg appelle une transmission vivante, celle de la parole. C’est dans son énonciation que se révèle toute la puissance de son pouvoir d’affectation du conte. C’est ce dont j’ai pris conscience en entendant la lecture donnée par sa fille Olga Grumberg, en direct du studio 104 de la maison de la radio. Par la seule vertu de sa voix grave et chaude, sans pathos ni fioriture, le récit atteint sa visée : il sollicite notre capacité à nous souvenir, à accéder au passage de l’intention à l’expression, du sentiment contenu à sa forme extérieure.

Il n’est pas étonnant que ce récit ait rencontré le désir de gens de théâtre de lui donner une vie.


La mise en espace et en jeu de Philippe Garin et Françoise Sage.

Dans l’énonciation du conte, ces deux comédiens réussissent une performance subtile. Ils conservent le “dire” de la lecture — la narration adressée à l’auditeur — qu’ils tissent avec les échanges entre les personnages : pauvre bûcheron et pauvre bûcheronne ; pauvre bûcheronne et « l’homme à la chèvre et à la gueule cassée » qui deviendra, sans qu’il le veuille, l’homme au « cœur compatissant », protecteur de la « précieuse marchandise. Pauvre bûcheron et ses compagnons de travail.

Le conte de Grumberg, alors se fait représentation en raison de ces changements d’énonciation. Ces derniers se déroulent dans un espace scénique minimaliste qui apporte efficacité de la parole et image poétique.

Les narrateurs-personnages évoluent devant un magnétophone comme s’ils enregistraient leur prestation pour un auditoire lointain. Les bobineaux du magnétophone qui tournent durant toute la lecture, en même temps qu’ils diffusent, par instant, le bruit du roulement du train donnent à voir, par métaphore, les roues qui conduisent les occupants entassés dans des wagons de marchandise vers la mort.
Cet article ne peut rendre compte du spectacle qu’en donne actuellement Charles Tordjman au Théâtre du rond-point. Ce sera pour un prochain article.

