À la mémoire DE JACQUELINE

Jacqueline, Jacqueline, le dernier livre de Jean-Claude Grumberg, est d’abord une lettre d’amour destinée à Jacqueline, son épouse, disparue en mai 2019. 

Une lettre qui mêle souvenir et imaginaire, évoque événement rêvé ou vécu, superpose gravité et légèreté, conjugue rire et larme. Une lettre qui tente de faire revivre l’aimée pour lui confier ce que l’auteur n’a pas su, ou pu, lui exprimer de son vivant : l’importance qu’a représentée l’amour de Jacqueline dans l’écriture de ses livres. 

            Cette lettre est aussi adressée, par ricochet, à ceux qui n’auraient pas eu la chance de croiser ou de connaître Jacqueline. Le « lecteur éventuel » sera immédiatement concerné par la perte, affecté par l’absence, touché par la force de la relation entre l’auteur et celle à qui il s’adresse, disparue après 60 ans d’une vie commune.

C’est autant la profondeur et la richesse de l’amour partagé que la grâce et l’authenticité de l’écriture qui permettent au destinataire au second degré qu’est le lecteur de trouver sa place dans la narration, sans pour autant se vivre comme un intrus. Il fallait beaucoup de délicatesse et de poésie pour que les moments de sensualité de la relation la plus intime puissent s’exprimer sans ridicule ou impudeur.

            La perte de l’autre, compagnon ou compagne est toujours un drame pour celui ou celle qui la subit ; la transmission, par l’écriture, de la souffrance n’est pas une question d’esthétique formelle mais de sincérité. Et, comme le note Jean-Claude Grumberg, ce « livre ultra-sensible peut se défaire au moindre incident et ses pages s’éparpiller, rendant ainsi tout ravaudage impossible ». L’écrivain préféré de Jean-Claude Grumberg, Joseph Roth, évoqué dans le livre — devenu aussi celui de Jacqueline —, a écrit un ouvrage, Le poids de la grâce, dont le titre conviendrait parfaitement pour qualifier le pouvoir de Jacqueline, Jacqueline.  

  Le miracle opéré par le livre se trouve d’abord dans la nécessité, la limpidité et la simplicité de l’écriture. Et ce qui pouvait relever d’un acte pour maintenir vivante la relation d’amour devient un livre témoignage de la condition humaine, celle de la finitude et de son refus, du mystère de l’amour qui accompagne et transcende la douleur de la perte. La magie de la littérature, lorsqu’elle trouve les mots pour dire sans emphase ni artifice, est ce qui permet la transmission de l’émotion, qu’elle soit celle du transport amoureux ou celle de la « peine infinie » causée par la perte.

            La relation d’amour entre Jean-Claude et Jacqueline s’est, aussi, construite, par la médiation de l’écriture. Après avoir perdu leur première fille, Nadia, à l’âge de 5 mois, de la mort subite des nourrissons et avoir écrit, dans la nuit qui a suivi, la pièce de théâtre, Chez Pierrot, Jean-Claude découvrit, cette nuit-là :

            « qu’on écrivait pour exprimer ce qu’on ne pouvait dire, qu’on écrivait, pour crier sa douleur ou son amour, sa joie ou son désespoir, ou les deux ».

            Ce livre de la douleur qui suinte, s’échappe et s’écoule à travers la restitution de tous les moments heureux partagés est aussi un texte qui rend compte de la situation des survivants dont les parents proches ont été exterminés par les nazis. 

J’avais publié, en 2016, un livre édité aux éditions Le bord de l’eau, intitulé, Le théâtre de Jean-Claude Grumberg. Mise en pièces de la question juive.

Une grande partie de son œuvre, au-delà du théâtre, rend compte de l’expérience juive en Europe. Son œuvre est le produit d’une écriture qui à partir d’événements et d’actions ordinaires, les inscrits dans une Histoire faite de douleurs et de crimes. L’émotion et la dérision traversent ses pièces : cette hybridation étant sa marque artistique.

Jacqueline, Jacqueline fait revivre la question qui a traversé les soixante années d’écriture de l’auteur : « Comment honorer la dignité de ceux qui sont morts assassinés par la barbarie » ? Comment parler « sans crier grâce, sans pleurer, sans colère, sans rage » ?

            Ce récit ne se réduit pas à un malheur personnel. Il est en résonance avec le malheur universel qui, aujourd’hui, par le biais de la pandémie, de la dégradation du climat, des guerres civiles et des massacres qui naissent ici et là, rendent le monde impuissant devant les injustices. Stig Dagerman, énonçait dans un court essai : Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. L’écriture de Jacqueline, Jacqueline n’a pas été un moyen pour Jean-Claude Grumberg de soulager ou éponger sa douleur : elle incarne l’affirmation de Dagerman.

         La restitution par l’écriture du dialogue imaginaire qui se poursuit entre Jacqueline et Jean-Claude est « le seul moyen, pour ce dernier, de faire vivre encore Jacqueline, de la garder au monde. C’est le lecteur qui donne un sens à l’acte d’écriture. Ce livre que Jean-Claude, s’adressant à Jacqueline, appelle « ton livre » ; ce livre « écrit pour toi que tu ne liras pas » ; ce livre que l’auteur ne peut ni ne veut achever, c’est par lui que Jean-Claude obéit à l’injonction de Jacqueline.

            « Tant que tu parles, tant que tu écris, chéri, tant que tu vis, je vis. Tant que tu penses à moi, je vis. »

            C’est par l’écriture que Jean-Claude garde Jacqueline auprès de lui.

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