Par instants, la vie n’est pas sûre

écrire, lire, raconter , écouter…

Le livre de Robert Bober, Par instants, la vie n’est pas sûre, témoigne d’une manière sensible et imaginative d’expériences essentielles. En premier lieu, celle d’une réflexion sur l’acte de lecture et sa mise en image, pour des émissions de télévision produites en collaboration complice avec Pierre Dumayet ; collaboration qui se transformera en amitié fidèle et profonde.

Pierre Dumayet
Robert et Pierre

En second lieu, celle d’une affinité avec le travail d’écriture d’écrivains interrogés dans ce cadre. Enfin, celle d’une parole sur la création picturale et artistique, source de plaisir pour le lecteur de son livre.

1.    Lettre à un ami, souvenir, essai, témoignage… ?

            La couverture du livre ne précise pas le genre dont il relève ; sa profonde originalité provient du fait qu’il n’entre dans une aucune catégorie littéraire identifiée.

En revanche, il conjugue le point de vue analytique de l’essai, l’imagination de la fiction, l’engagement du récit à travers les divers thèmes abordés. Et si le livre peut relever, en première instance, du genre épistolaire, les destinataires immédiats en sont multiples. D’abord Pierre Dumayet, source et cible de l’écriture de Robert Bober ; ensuite, Paul Otchakovsky-Laurens, son éditeur, qui a accompagné le réalisateur audio-visuel qu’est Robert Bober dans le domaine de l’écriture. À ces deux hommes, familiers de l’univers du livre, il faut ajouter l’écrivain Georges Perec. Ce dernier fut le compagnon de Bober, à la recherche de l’errance de leurs proches ayant quitté l’Europe pour un rêve d’Amérique, comme des millions d’émigrants dans l’espoir d’y trouver, enfin, une terre d’accueil[1]. Ils témoignèrent de leur expérience dans un film, Récits d’Ellis Island, dans lequel chacun fixa des fragments du lien brisé avec son propre roman familial. 

            Par la médiation de l’écriture, Bober prolonge une conversation, engagée, il y a des années, avec ces trois personnes qui eurent tant d’importance pour lui. Le travail de l’écriture se présente comme un « retour sur soi » et une remontée dans le temps. Ce repli du temps, par le biais du souvenir, mobilise l’imaginaire du lecteur et met en partage une expérience. Au-delà de l’adresse à ces trois partenaires en écriture, le livre redonne une vie nouvelle aux entretiens enregistrés sur des bandes magnétiques qui, sans ce médium, n’existeraient qu’à titre d’archives livrées aux souris ou à la numérisation.

            Par ricochets, les interlocuteurs, trop nombreux pour être cités ici, écrivains, peintres, artistes, rabbins… interrogés dans le cadre de ces entretiens télévisés trouvent une place dans la chaîne et la trame des témoignages tissés par l’écriture. À chaque instant, dans le cours du livre, le registre est celui d’une rencontre vivante, entre Je et Tu, « mot-principe », pour reprendre le titre d’un ouvrage philosophique de Martin Buber souvent cité par l’auteur. La diversité des destinataires et, en dernière instance, les lecteurs potentiels du livre, ouvrent une multiplicité d’entrées pour comprendre l’histoire d’un siècle, objet de tant de bouleversements et de vies sacrifiées. 

            Robert Bober, écrit à la fin de son livre,  qu’il s’adresse à : « tous ceux qui à travers le temps ont tracé les chemins qui [l]’ont conduit jusqu’aux feuilles blanches sur lesquelles [il] écrit, tous ceux  qui [lui] ont donné les moyens d’être et de faire, tous ceux avec qui [il a]partagé un moment de vie… ».

Le livre tire son originalité, sa force et sa richesse, de la complémentarité des thèmes écriture/lecture qui le traversent et de la performativité des rencontres qui lui ont donné naissance. Et, quand bien même l’interlocuteur ne serait plus, l’histoire ne peut se passer de lui. Comme l’énonce l’exergue du premier chapitre du livre, citation tirée d’un des premiers romans de Robert Bober, Berg et Beck, dans lequel le premier écrit au second :

De toutes façons, il faut que je continue de t’écrire et ce n’est pas parce que tu ne répondras pas que l’histoire va devoir se passer de toi.

2.    Interroger la littérature : « la vérité du ne pas trouver ».[2]

             Le livre se présente formellement comme une lettre à Pierre Dumayet, avec qui Robert Bober réalisa d’abord la série de 11 d’émissions de télévision, Lire c’est vivre, entre 1975 et 1984. Le principe de la réalisation était simple : il s’agissait, comme l’explique Dumayet dans son ouvrage, Autobiographie d’un lecteur, de donner à « lire le même livre à cinq ou six personnes », en leur demandant de « souligner, à la première lecture, les phrases qui, spontanément leur avaient plu ou déplu. »

Le principe organisateur de l’émission était immuable ; il laissait une large place à la liberté de questionnement de Dumayet et à la créativité de Bober dans la réalisation des images. Avec cette série, le premier entraîne le second dans une aventure intellectuelle et poétique ; il prolonge celle de l’équipe des Lectures pour tous, émission qui imposa la présence de la littérature à la télévision. Heureuse époque.

Photo de l’émission dans laquelle Dumayet converse avec Marguerite Duras

            J’ai souhaité me placer dans une situation équivalente à celle suggérée aux lecteurs, interrogés par Dumayet. Cette manière de lire, ou plutôt de s’aproprier le texte, le crayon à la main, est une modalité qui laisse jouer le hasard, filtre une pensée ou une émotion, accueille une expression qui a trouvé une résonance dans la sensibilité du lecteur. Le soulignement, ainsi marqué, opère comme, un point de capiton. Cette expression, terme de matelassier, désigne le point où l’aiguille entre et ressort — elle doit parler à Robert Bober dont un des premiers métiers fut tailleur. Cette métaphore est utilisée par Jacques Lacan pour pointer ce qui dans un texte, quel qu’il soit — sacré, romanesque, théorique — organise le sens pour un sujet. 

            Le « point de capiton » permet au destinataire de déposer (de disposer) des traces, des repères, dans la masse flottante des significations. Il en appelle au commentaire, à la résonance, à la référence. Ce dispositif de soulignement n’est en rien un simple moyen technique pour le lecteur de ne pas oublier ce qui l’a interpellé ; il est la mise en œuvre, pour ce dernier, d’un mécanisme de production de sens. Souligner, c’est tisser un lien avec un livre.

            “Par instants”, le texte de Bober quitte l’orbite sur laquelle il semblait installé, une fois pour toutes. Le souvenir évoqué en entraîne un autre ; une référence fait signe à un citation d’un registre différent. Et, comme la phrase du Talmud, le texte mobilise des lectures subjectives singulières.

La première des émissions, Lire c’est vivre, réalisées en collaboration par Bober et Dumayet, était consacrée aux Récits Hassidiques du grand philosophe de la pensée juive, Martin Buber. 

Lecteurs du Talmud

 Elle donna envie aux deux auteurs de faire une émission sur la pensée talmudique sur laquelle ni l’un ni l’autre n’avait des lumières particulières. Le rabbin Chouchena, interrogé, évoque la question des niveaux de lecture du Talmud. 

Une des histoires les plus commentées du Talmud raconte ce qui arriva à quatre grands commentateurs de la Tora qui se consa­crèrent, au IIe siècle à des études ésotériques. Dans le récit du Talmud, ces quatre interprètes de la Loi se­raient entrés dans le Jardin-Paradis (Pardes, en hébreu) : 

« L'un vit et mourut, l'autre vit et devint fou, le troisième dévasta les jeunes planta­tions (c'est-à-dire qu'il devint apostat et sé­duisit la jeunesse). Seul, le dernier, Rabbi Akiba entra en paix et sortit en paix ». 

Le mot Pardes dans ce passage a donné lieu à de nom­breuses exégèses, comme le montre Gershom Scholem, le grand historien de la mystique juive. Ce mot vaut comme une abréviation des quatre interprétations du sens de la Tora, où chaque consonne du mot PaRDeS indique l’une de ces interprétations : P pour Pchat, le sens littéral ; Rpour Remez, le sens allégorique ou allusif ; D pour Drach, l’interprétation talmudique ; S pour Sod, le sens caché.

Il ne faut pas s’y tromper, la pensée hassidique, telle qu’elle est interprétée par Martin Buber, n’est pas seulement une mystique ; elle est l’affirmation que « chaque homme est responsable de la parcelle du monde qui lui est confiée ».[3]

Il y a dans cette histoire du Pardès une illustration des niveaux de significa­tion qui me semble valoir pour tout texte soumis à l’interprétation, pour tout grand texte qui pense au-delà de lui-même. Par instants, la vie n’est pas sûre permet de visiter le jardin des sens de la littérature par la double face de l’écriture et de la lecture.

La signification littérale

Le premier maître du Pardes meurt parce qu’il assimile la vérité du monde à la vérité du texte. Le niveau d’interpré­tation qu’est le Pchat est littéral, ce qui ne signifie pas qu’il se limite à ce qui est explicitement écrit. Le niveau du Pchat opère un passage de l’explicite à l’implicite. 

 L’illustration allusive ou le texte qui fait signe

Le deuxième maître du Talmud, en pénétrant dans le Pardes, devint fou : « chaque chose qu’il voyait lui apparaissait double ». Le niveau du Remez repose sur le fait que le texte est souvent elliptique, il désigne par allusion. Par ses obscurités, ses contradictions, le texte fait signe. La signification à ce niveau d’interprétation vient remplir un manque du texte. Et ce manque peut faire perdre la raison.

La signification absente du texte

 Le troisième maître, Elicha ben Abouya, celui à qui la tradition Talmudique a donné le nom de l’Autre et dont elle a fait un hérétique, nous invite à re­penser le rapport fondamental entre la loi orale et la loi écrite. Il est le maître qui met le « c’est écrit » en crise. Le texte n’est pas audible sans médiation, il faut lui faire subir un ar­rachement. Le niveau du Drach, avec la littérature du Midrach fait place à des récits qui répondent au questionnement, que le texte sollicite, mais auquel il n’apporte pas de réponse.

Le sens caché

Le Sod est le sens caché, c’est le niveau dans lequel les significations procè­dent d’un système de relations formelles. Ce dernier niveau procède d’une lecture qui projette sur le texte une grille d’interprétation qui permet de lire de nouvelles choses dans un texte ancien. Ce niveau est considéré comme « l’intériorité de ce qui est à lire ».

            Il me semble que ces différents niveaux de sens inspirent l’attitude éthique de Bober comme qu’écrivain et artiste de l’image. Le Pshat oblige à élargir le sens au-delà du littéral : le mot n’est pas la chose ; l’image n’est pas la réalité. Le Remez ne dit pas tout ; il en appelle à la créativité du lecteur ou du spectateur. Le Drach ouvre sur un récit qui a sa propre efficacité. Enfin, le Sod fait pénétrer le lecteur et/ou le spectateur dans le mode du déchiffrement ; il fait participer le récepteur à une confrérie esthétique[4].

            Ces quatre niveaux, dans leur cohabitation et leur superposition, introduisent le travail de l’artiste dans « la vérité du ne pas trouver » ; ils organisent le désordre de l’écriture évoqué par Robert Bober. 

3.    Un texte qui avance dans un désordre (revendiqué) 

L’exergue du livre de Robert Bober est une citation d’un ouvrage d’Aragon, Henri Matisse, roman.

« Ce livre ne ressemble à rien qu’à son propre désordre […].Il s’égare sur ses pas, revient sur ses propres traces…Par moments, on croirait le suivre, et voilà qu’on se retrouve ailleurs, d’où l’on s’imaginait il y a bien longtemps parti…

Cette citation n’est pas seulement une entrée en matière ; elle est un “mode d’emploi” pour la vie, comme pour le livre. Bober et Perec n’ont-ils pas été des compagnons d’écriture et d’image ?

« La puissance discrète du hasard », fait que cette citation d’un des plus grands poètes français, résonne avec une des phrases de l’introduction de la pièce de théâtre, Le Soulier de satin, d’un autre grand poète français, Paul Claudel :

« L’ordre est le plaisir de la raison : mais le désordre est le délice de l’imagination ».

Le livre de Bober conjugue ces deux niveaux de réactions psychiques. Le plaisir résulte de l’objectivation réalisée par les références littéraires et philosophiques ; le délice, lui, est provoqué par la mémoire profonde, par les souvenirs qui adviennent par surprise, par les mots empruntés aux poètes qui comme Pierre Reverdy cité par Bober, affirme :

« Je vis, d’abord — j’écris, parfois, ensuite. Mais il m’arrive de sentir davantage ce que veut dire vivre en écrivant ». 

Ce sont les sensations et les mots des poètes qui font advenir, et mettent en branle, le désordre apparent de l’écriture de Robert Bober. Ce désordre est, à proprement parler, le moteur de la création poétique, composition qui met en relation des mots qui n’ont pas l’habitude de cheminer ensemble. C’est aussi ce qui permet à Bober,

« d’oser revenir sur ses pas et voir ce qu’il y a à récupérer de nos souvenirs obscurs ». 

4.    La relation entre l’objet et le regard : une éthique récurrente chez Bober

            Les thèmes qui structurent le livre : l’écoute et la vision — polarité qui constitue la complémentarité de Dumayet et Bober — ; la force agissante de la narration ; la lutte que livrent les images contre l’oubli … constituent la chair de l’ouvrage. Au-delà d’une écriture fluide, sensible et simple, ces thématiques entourent le livre de Bober d’une aura philosophique. 

            J’emploie ce terme d’aura aux sens multiples envisagés par Walter Benjamin dans de nombreux textes, dont un texte capital, L’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique.

Ce sens n’est ni de l’ordre du sacré ni du sublime ; il relève de l’esthétique, au sens large du terme. L’aura n’appartient pas à la chose qu’elle éclaire ; elle est à rechercher dans la relation entre la chose regardée et le regard qui la fixe. En d’autres termes, l’expérience de l’aura procède du pouvoir de l’objet regardé, de l’attention à ce pouvoir et enfin de la sensibilité du regardeur.

« Sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux ». 

            Benjamin utilise ce terme, pour la première fois, dans un texte des années trente, intitulé Petite histoire de la photographie. 

Il la définit, plus tard en 1939, comme : « l’unique apparition d’un lointain si proche qu’elle puisse être »[5]. Si j’ai voulu m’arrêter ici sur ce sens esthétique, donc philosophique de l’aura, c’est en raison de l’importance que Robert Bober accorde, dans sa vie artistique comme dans son livre, à l’énigme qui peut résider dans une photo. C’est par exemple, le cas de la photo de la maison de bois, prise à l’occasion de la réalisation d’un film, tourné près de la ville de Radom, d’où son père était originaire.  Au moment du soleil couchant, Robert Bober comme les membres de son équipe de tournage, avaient cru voir, derrière la vitre de la maison un feu persistant. Il n’avait pas filmé le feu mais pris la photo. 

            Il en va de même de l’interrogation sur la photo, tirée d’un album de Walker Evans, « Louons maintenant les grands hommes » décrite par James Agee. Cette photo de la chambre à coucher de la famille Burroughs, pauvres métayers en Alabama, avait suscité l’étonnement de Robert Bober. Le lit en fer dans une chambre sans meuble, « était recouvert d’un drap trop bien tiré, d’un blanc trop éclatant correspondant mal au regard du photographe, et à la description qu’en donne James Agee. 

Photo tirée du livre de Bober

Robert Bober consacre près de dix pages à s’interroger sur deux des photos de l’album. Son intérêt n’est pas déterminé, en premier lui, par la qualité intrinsèque de la photo ; ce qui l’émeut est « le désir d’un photographe de ne pas rester hors de l’image ». Ces pages, dans leur précision et leur simplicité, sont exemplaires de l’éthique du regard de Bober et de sa sensibilité d’écrivain pour ce qui concerne le pouvoir d’affectation de l’image. 

            Sa réflexion sur la capacité de la photo à faire revivre un passé qui n’existe plus se mobilise dans la recommandation impérative, catégorique, partagée avec Georges Perec : « Regarde de tous tes yeux, regarde ». La finesse de son regard va trouver son objet, lorsqu’il évoque le projet d’un film sur la rue Vilin où George Perec avait passé les six premières années de son enfance. Le jour même de sa mort, la rue Vilin, qui était depuis une dizaine d’années livrée à la pioche des démolisseurs, disparaissait. Le film, En Remontant la rue Vilin, réalisé par Robert Bober est construit comme comme un puzzle, à partir de photographies. Cette évocation de la rue Vilin apparaissait déjà dans son premier roman, Quoi de neuf sur la guerre ? Le film visible sur Youtube possède une valeur symbolique forte dans la mesure où il renvoie à un passé enfoui auquel il redonne une réalité, il illustre l’affirmation de Baudelaire, selon laquelle :

La forme d’une ville change plus vite, hélas !que le cœur d’un porte.


Déjà le premier roman de Bober avait fait de la rue Vilin un véritable personnage porteur d’une réalité et d’un imaginaire populaire

5.     Raconter l’histoire, autant que faire se peut, en yiddish

            Dans un article, certes trop long pour un blog mais trop court pour évoquer les thèmes qui font la richesse de ce livre, comment ne pas faire une mention, serait-elle brève, à l’importance de la narration ? 

            Dans les Récits hassidiques de Buber, les pensées des Rabbis ne se formulent pas sous la forme de théories mais d’histoires. La dernière page du livre de Gershsom Scholem, Les grands courants de la mystique juive raconte une histoire qui lui a été racontée par le grand romancier et conteur hébreu S.J. Agnon. Cette histoire nous dit Scholem est l’histoire même du Hassidisme. La voici.

Quand le Baal Shem Tov (le fondateur du mouvement) — le maître du bon nom — avait une tâche difficile devant lui, il allait à une certaine place dans les bois, allumait un feu et méditait une prière, et ce qu’il avait décidé d’accomplir fut fait. 

Quand une génération plus tard, le Maggid  (le grand prédicateur) de Meseritz se trouva en face de la même tâche, il alla à la même place dans les bois et dit : « Nous ne pouvons plus allumer le feu, mais nous pouvons encore dire les prières » Et ce qu’il désirait faire devint la réalité. 

De nouveau, une génération plus tard, le successeur eut à remplir la même tâche. Et lui aussi alla dans les bois et dit : « Nous ne pouvons plus allumer le feu et nous ne connaissons plus les méditations secrètes qui appartiennent à la prière, mais nous savons la place dans les bois où cela s’est passé, ce doit être suffisant » Et ce fut suffisant.

            Mais quand une autre génération fut passée, et que Rabbi Israël invité à accomplir la même tâche s’assit dans son fauteuil et dit : « Nous ne pouvons plus allumer le feu, nous ne pouvons plus dire les prières, nous ne savons plus où est la place, mais nous pouvons raconter l’histoire comme cela s’est fait » Et l’histoire qu’il raconta eu les mêmes effets que les actions des trois autres.     

Faut-il le préciser — ce que ne font ni Gershom Scholem, ni l’histoire racontée par Rabbi Israël, — pour que celle-ci ait les mêmes effets que les prières des trois premiers, (évidement formulées en hébreu), encore faut-il qu’elle soit racontée , de préférence, en yiddish ?

            Un autre article de blog serait utile pour illustrer ce pouvoir du yiddish. Ce ne sera pas nécessaire : de nombreux interlocuteurs du livre de Robert Bober, en particulier Erri De Luca, le font avec un grand talent.

            Ce pouvoir du yiddish est moins une question de linguistique que de relation entre le narrateur et l’auditeur. Et c’est l’art d’écouter qui entre en jeu.

Dans la relation interpersonnelle qui se noue entre le conteur et l’auditeur s’établit un contact qui engendre une complicité et un échange. Parlant de cette « œuvre d’art » qu’est tout récit, Primo Lévi, dans son roman, La clef à molette, note que :

 « s’il existe un art de conter solidement codifié par des milliers d’essais et d’erreurs, il existe également un art d’écouter, tout aussi ancien et estimable duquel toutefois les règles n’ont jamais été définies » [6]

Le récit de Primo Lévi évoque ce que toute personne qui parle ou raconte sait par expérience : l’auditeur apporte une contribution décisive à ce qui lui est dit. L’auditeur a une part de responsabilité, il contribue à l’évolution du récit. Non seulement par ses réactions visibles qui orientent ce qui est dit mais aussi par le fait qu’il est visé par l’acte du dire

Le récit se développe en même temps que se mobilise l’attention de l’auditeur. Celui-ci prête son oreille, mais à tout instant il peut s’absenter du dire et retirer sa présence au dit. Son entendement s’établit sur trois plans : physiologique, intellectuel et affectif. 

 L’auditeur doit être touché, intéressé, affecté et par là, il est partie prenante de l’acte de parole. Que l’écoute devienne lointaine ou absente et le dire risque de se dégrader ou de s’épuiser à établir une relation. Dans le récit oral, ce n’est pas seulement un contact qui s’établit dans le présent de la narration : une expérience humaine se projette pour être interprétée. 


[1] Dès la première page de son livre, Robert Bober note combien Georges Perec appréciait la présence de ce petit chiffre renvoyé en bas de page. C’est en écrivant Quoi de neuf sur la guerre ? que Bober eut l’occasion d’utiliser cet artifice d’écriture. C’est alors qu’il eut « vraiment le sentiment d’écrire un livre ».

[2] Cette citation que Robert Bober apprécie particulièrement, est tirée des Récits hassidiques de Martin Buber ; elle témoigne, selon Bober, du sentiment du cinéaste-documentaliste qui est « quelqu’un qui a plus de plaisir à chercher qu’à trouver (p.166).

[3] C’est ainsi que Gershom Scholem, conçoit le sens donné par Buber à la dimensions mystique de la pensée hassidique : « La mystique a toujours été à ses yeux le moteur secret et, en même temps, le révélateur de l’histoire ». (préface du livre, Le messianisme juif, essais sur la spiritualité du judaïsme).

[4] Sacrifions encore une fois à la petite note. Dans un ouvrage, Acteur-spectateur, une relation dans le blanc des mots, j’avais proposé d’envisager la mise en scène de théâtre — discipline artistique née à la fin du XIXe siècle — comme une médiation susceptible de nouer quatre modes d’interprétation du texte pour un spectateur (Nizet, 1996).

[5] Sacrifions, une fois encore, à l’inscription en bas de page La réflexion de Benjamin, dans un article célèbre, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, montre comment l’aura de l’œuvre d’art provient de son caractère unique et ne peut être dissociée de sa fonction rituelle. Les techniques de reproduction vont lui faire perdre sa dimension cultuelle pour ne garder que la valeur d’exposition. Chez Walter Benjamin, la notion d’aura est plus une métaphore poétique qu’un concept. 

[6] Primo Lévi, La clef à molette, Julliard.

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