Ivry Gitlis : sacré farceur, grand séducteur et immense interprête

Souvenir, souvenirs…

            La disparition de Ivry Gitlis, ce 24 décembre, m’a remis en mémoire une rencontre avec cet homme qui n’était pas seulement un merveilleux musicien mais aussi un grand charmeur qui ne se prenait pas au sérieux. Faut-il être farceur pour prendre congé de la vie qu’il aimait tant, une veille de Noël ?

Ce n’est pas une légende, Gilis est devenu un mythe

            Ma rencontre avec lui fut une de mes premières expériences d’animateur culturel. C’était en 1969 et il était déjà un personnage célèbre de la vie musicale française. Gitlis avait répondu à l’invitation de Bernard Mounier, directeur de la Maison de la culture du Havre pour y passer une petite semaine à faire des animations dans les lycées, foyers sociaux, maisons de jeunes… sur le thème : « Le violon et l’art de l’interprète ».

         Jeune animateur en stage pour le ministère des affaires culturelle, j’avais été chargé de l’accompagner dans sa tournée des lieux où il devait intervenir. Gitlis était arrivé au Havre, dans un magnifique cabriolet blanc décapotable, à l’instar d’un personnage de rêve, Michel, du film de Jacques Demy, Lola, qui après une longue absence, parcourt la ville de Nantes dans sa Cadillac blanche.

Dans ma mémoire et mon imaginaire, ce personnage surgit de nulle part pour retrouver son amour de jeunesse, Lola, joué par la sublime Anouk Aimé, s’était superposé à la figure mythique de Gitlis.

            Dès notre première rencontre, il m’avait demandé de veiller sur sa tranquillité, tranquillité qu’il était loin de rechercher, habituellement. Au contraire. Personnalité flamboyante, Ivry Gitlis recherchait le contact avec les personnes qu’il croisait. Et, dans ces occasions, il savait leur donner une dimension improvisée, insolite et toujours très drôle.

Un violoniste des rues ?

            La raison de sa demande, telle qu’il me l’avait confiée, était qu’il était poursuivi par une de ses conquêtes ( ?) ou amie ( ?) qui le harcelait. Durant toute la semaine où je l’accompagnais dans la ville, de maison de jeunes en foyers sociaux — que ce soit dans sa belle voiture blanche, à la table d’un café ou encore se promenant sur le port — il y avait toujours un instant fugitif où je percevais chez lui un sentiment de panique qui lui faisait perdre sa bonne humeur et son humour. C’était à croire que la menace pouvait se manifester à n’importe quel moment. Et j’avais fini par la prendre à mon compte. 

            À chaque jolie femme que nous croisions, j’m’apprêtais à m’interposer. On aurait pu se croire dans une comédie à la Jacques Demy. Le personnage de Michel, dans Lola était à la recherche d’une femme qu’il avait aimée ; Gitlis, lui, tentait d’y échapper. Je m’étais parfaitement acquitté de cette tâche protectrice. J’avais pris au sérieux ma fonction de paratonnerre. Et aucune créature de rêve n’était venue l’importuner. 

            La dernière séance d’animation, « Le violon et l’art de l’interprète », devait se dérouler en fin d’après-midi, dans les salons du Rotary club du Havre, une association bien-pensante, et néanmoins bien bourgeoise. Bernard Mounier m’avait prévenu : la séance risquait d’être différente de l’ambiance bon enfant et chaleureuse que nous avions vécue dans les lieux populaires où Gitlis était passé. Personne ne savait qui il était et il avait instantanément trouver le ton pour capter l’intérêt du public

            Le scénario que Gitlis m’avait proposé pour ces animations était le suivant. Il restait planqué, anonyme, au fond de la salle et je devais monter sur la petite scène avec son violon dans son étui. Vérifier que tout était bien ordre. M’assurer que le public — en l’occurrence, ce soir-là, femmes en robe et homme cravatés — était installé et attentif. Puis, précautionneusement, comme si j’avais dans les mains un objet précieux, ce qui était le cas, je devais sortir le violon de son étui, poser celui-ci sur une table disposée au fond de la scène. Puis, je m’avançais au bord de la scène avec calme et sérieux comme si j’allais l’accorder ou en en jouer. Le doute était permis. Je me collais le violon sous le menton et vérifiais que mon épaule était bien détendue.

            À cet instant précis, il m’apostrophait du fond de la salle avec sa belle voix et son accent russo-israélien, en me disant que ce n’était pas comme cela qu’il fallait le tenir. Je devais protester mollement. Puis il montait sur la scène :

  • Passez-moi le violon, je vais vous montrer comment il faut faire.
Voilà comment on tient le violon

            Les auditeurs l’avaient chaleureusement applaudi. Gitlis, sans tenir compte de cette réaction convenue, entamait alors son propos qui ne devait être ni une conférence ni un exposé sur l’art du violon mais une déclaration d’amour à son instrument.

            Le public était persuadé qu’il allait assister à un récital : il estimait avoir payé pour cela. Au bout d’un certain temps, certains spectateurs s’agitèrent, échangèrent des regards et des paroles d’incompréhension, s’impatientèrent et, d’une manière cavalière, se mirent à protester, d’abord gentiment puis ensuite, un peu moins, interrompant Gitlis, réclamant qu’il passe à l’action et, enfin, commence à jouer. 

            Il n’avait pas été engagé par la Maison de la culture pour un solo et n’était pas disposé à obéir à l’injonction du public. L’objet de son intervention était de parler de sa relation au violon et à la musique ; selon son inspiration, il ponctuait son propos en jouant quelques phrases musicales appropriées. Il terminait habituellement sa prestation en interprétant une chacone de Bach, mais c’était lui qui décidait à quel moment. 

Gitlis joue : avec ou sans violon

            La responsable avait présenté cette soirée de gala aux membres du Rorary, avant que je n’arrive sur scène, comme une manifestation au bénéfice des œuvres du club. Le quiproquo était total. Les spectateurs se sentaient floués. Certains houspillaient la responsable — décriée pour avoir fixé un prix d’achat d’une marchandise qu’elle n’avait pas en rayon. Celle-ci entretenait la protestation du public en exigeant de plus en plus hystérique :          

— « La musique ! la musique ! ». 

            Ivri avait immédiatement saisi la nature de la situation. Il ne se privait pas, le violon, à la main, d’interpeller les spectateurs les plus véhéments et ne faisait rien pour faire baisser la température. Au contraire, cela l’amusait prodigieusement. 

            À la cohue qui s’installait, s’étaient mêlés deux marins américains, légèrement avinés, que Gitlis avait rencontrés sur le port et avec qui nous avions bu quelques verres. Il avait sympathisé avec eux et les avait invités à la soirée. Un vrai scénario à Demy Demy, je vous dis. De mon côté, j’étais descendu de la scène où je n’avais plus rien à faire, sinon raisonner la responsable et sa garde rapprochée. Mission impossible.

            Gitlis avait alors donné le signal du départ ; le violon à la main, escortés par une partie de la flotte américaine, nous sommes sortis nous rafraîchir et respirer l’air du large. Cette soirée où s’était confronté à la bêtise et à l’arrogance de cette petite bourgeoise provinciale est restée présente dans ma mémoire. 

            J’avais revu Gitlis, quelques mois plus tard. J’avais accompagné Bernard Mounier à un concert au Palais de Chaillot donné par un groupe de musiciens malgaches que ce dernier avait connus à Tananarive. Ils jouaient  des musiques traditionnelles de l’île sur des petits instruments rudimentaires en bois à trois deux ou trois cordes, sans véritable caisse de résonance. Au milieu du concert, Ivri Gitlis était venu faire le ”bœuf” avec eux. Sa grande générosité et sa simplicité s’étaient à nouveau manifesté dans une occasion insolite qu’il savait provoquer. Ce fut un moment de grâce.

Pour Gitlis, la musique ne valait qu’à la condition de ne pas oublier qu’elle s’accorde avec la vie et l’accompagne.

Avec ou sans orchestre
Avec Johny et beaucoup d’autres

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