Théâtre citoyen, rêves collectifs
Le sous-titre de l’article est une référence à l’entretien réalisé, en 1998, avec J.-P. Vincent, par Dominique Darzacq, (cf. Ina.fr.) Cet entretien avait pour titre, « Théâtre polémique, rêves collectif, mémoire du théâtre ».
Cet article est, sans aucun doute trop long pour un article de blog ; seule l’importance, la richesse et la diversité du travail artistique de Jean-Pierre Vincent, sur plus de 50 ans, justifient cet excès.
Vincent : "L'essence particulière de mes rêves, c'est de les partager avec d'autres" (entretien avec D Darzacq, 1995))
Jean-Pierre Vincent, à partir de la fin des années 60, occupa une place centrale et singulière dans le théâtre français : comme metteur en scène, animateur de troupe et directeur d’institution théâtrale. Jean-Pierre Thibaudat, qui fut chargé, à Libération durant de longues années, du secteur du spectacle a, sur son blog de Médiapart, publié un article titré, « Jean-Pierre Vincent, Le père fédérateur » .

Thibaudat a été un spectateur professionnel informé, attentif et sensible à la création théâtrale contemporaine ; il a retracé, avec beaucoup d’empathie et d’intelligence, le parcours de Vincent qui, par sa cohérence, sa conception citoyenne du théâtre et une esthétique en résonance avec son temps, a marqué le dernier tiers du XXe siècle et le début du XXIe.
L’article de Thibaudat contient une vidéo datée de 2015, tournée à l’occasion du 26e festival, Théâtre en mai de Dijon, dans laquelle Jean-Pierre Vincent, parrain du festival, témoigne de sa démarche citoyenne et esthétique. Cette conversation avec Olivier Neveu, est un document capital par la lucidité et le regard porté par Vincent sur son expérience artistique
cf. youtube,Théâtre en mai, 24 mai 2015. https://youtu.be/p5uSfKSoJME
Un théâtre citoyen marqué par des rencontres ; forgé par la construction d’un collectif
André Malraux fut le premier titulaire de ce ministère. (1959-1968) ; il se focalisa sur la question du théâtre dont il pensait qu’elle était la plus urgente. Malgré de très faibles moyens et une administration plus que légère, cette période institua une politique théâtrale dont les bases étaient : la décentralisation dramatique, les théâtres nationaux, les compagnies théâtrales.
Cf. La décentralisation théâtrale, sous la direction de Robert Abirached, Cahiers théâtre/Éducation, ANRAT, 4 numéros (n°s 6, 7, 8, 9 ), Actes Sud-Papiers).
Société, culture, théâtre
Les événements de 1968 et l’esprit de Mai marquèrent un tournant sur le plan de la relation de la société et de la culture et sur celui de la relation entre le phénomène culturel et la production théâtrale. Les liens entre ces deux phénomènes furent tissés à travers : les esthétiques convoquées ; l’organisation et les modes d’action des équipes théâtrales ; la volonté d’être en prise avec les mouvements de la société. C’est dans ce contexte politique et artistique qu’il faut situer l’action de Jean-Pierre Vincent.
Sa place fut exemplaire, autant par les pièces qu’il choisissait de monter, que par leur mise en scène et leur résonance avec son époque. Cette place a été construite par la conjonction entre esthétique et éthique. C’est, à mon sens, dans cette relation qu’il faut chercher ce qui donna au travail de Vincent sa dimension de “théâtre citoyen”.
La rencontre avec Patrice Chéreau
Jean-Pierre Vincent et Patrice Chéreau se rencontrèrent au groupe théâtral du lycée Louis-le-Grand qu’ils dirigèrent ensemble pendant deux ans, au début des années 60.
( Cf. Entretien réalisé par Laure Adler pour l’exposition « Patrice Chéreau un musée imaginaire » à la fondation Lambert en Avignon.)https://www.theatre-contemporain.net/video/Jean-Pierre-Vincent-evoque-ses-debuts-avec-Patrice-Chereau.

Il y est arrivé.Et comment ! Et vite!

J.-P. Vincent, dans la lecture, mise en espace de la pièce de J.-Cl. Grumberg En r'venant de l'Expo (1973)
La rencontre entre ces deux jeunes artistes imprima fortement le renouvellement du théâtre français, dans la deuxième moitié des années 60. Leur partenariat fondé sur une grande complicité intellectuelle trouve aussi ses raisons d’être dans un même goût pour l’expressionnisme allemand et les burlesques américains. Cet alliage nourrissant une critique féroce de la petite bourgeoisie conformiste et satisfaite d’elle-même.

Affiche de l'exposition consacrée à l'œuvre de Patrice Chéreau (fondation Lambert) : vitrine qui rend compte de la collaboration entre ces deux jeunes artistes au théâtre de Sartrouville (1966-1968).
Trois spectacles témoignent de ce que fut la rupture artistique apportée par leur collaboration. L’Héritier de village de Marivaux (1964), spectacle qui sera repris au festival mondial du théâtre universitaire ( 1965) ; L’affaire de la rue de Lourcine de Labiche (1966) ; Les Soldats de Lenz (1967).

Laisser-passer de Chéreau au festival du théâtre universitaire, Nancy, 1965


Chacun de ces spectacles est une adaptation d’une pièce peu jouée, mise en scène d’un point de vue qui la tire vers la description d’une société cruelle, où les comportements des personnages sont motivés par l’égoïsme et la médiocrité.
La pièce de Marivaux est une farce autant qu’une fable : un regard sans complaisance sur la crédulité et l’hypocrisie des hommes confrontés à quelque chose qui n’existe pas : une richesse potentielle qui servira de révélateur à la petitesse de leur désir.

L'Héritier de village (1965) archive Nicolas Treat
Pour ce qui est de la comédie de Labiche, un critique contemporain de la création, en 1857, la définit comme : « Une bouffonnerie féroce et charmante […], l’assassinat en belle humeur, quelque chose comme une tragédie jouée par des marionnettes et où les victimes reviendraient en ombres chinoises.
Le héros prend vite son parti du meurtre qu’il a cru commettre et du meurtre à faire pour faire en faire disparaître les traces et ceux qui auraient pu en être les témoins.

L'affaire de la rue de Lourcine, archive Nicolas Treat

L'affaire de la rue de Lourcine (à gauche J.-P. Vincent) Photo archive Nicolas Treat

La pièce de Lenz, écrite en 1776, met en lumière les obsessions d’une bourgeoisie servile et d’une noblesse condescendante sur fond d’intrigues amoureuses et de conversations de caserne. L’écriture de Lenz tisse un fil avec le théâtre de Büchner et celui de Wedekin qui constituent le romantisme allemand.
La mise en scène de Chéreau — avec une importante collaboration de Vincent — recevra le prix du Concours des Jeunes Compagnies, en 1967. Elle révèle une équipe d’une modernité sans équivalent dans le théâtre français des années soixante.

Les Soldats : au centre, Hélène Vincent
Le lecteur m’autorisera un souvenir personnel à propos de ce Concours des Jeunes Compagnies
Je faisais partie d’une équipe dirigée par Jean-Pierre Miquel — qui allait devenir quelques années plus tard, administrateur de la Comédie Française. Ce dernier présentait, à ce même concours, une pièce solide et généreuse de Pierre Halet, La butte de Satory.


De gauche à droite : Max Douchin ; Jean Caune ; Christian Le Guillochetet Michel Favory
La pièce raconte l’histoire d’un jeune officier de carrière, polytechnicien, Louis Rossel, qui rallie, en 1871, la Commune de Paris. Il devient le délégué à la guerre conduite par la Commune contre les Versaillais, poste dont il démissionne avec éclat. Rejeté par une partie du camp révolutionnaire, en raison de ses origines bourgeoises et de sa modération, il est fait prisonnier par les Versaillais, traduit en Conseil de Guerre et fusillé au camp de Sartory.
La mise en scène de Jean-Pierre Miquel servait avec beaucoup de rigueur le texte de Pierre Halet. Celui-ci conçu comme une chronique, entrecoupée de motifs musicaux assurant la continuité des différentes séquences : les débats entre les “communards”, le procès de Rossel, ses souvenirs intimes…

Comme il se doit, l’ensemble de notre équipe artistique de La Butte de Satory croyait fortement à sa capacité d’obtenir le prix, jusqu’au soir où nous sommes venus assister à la représentation du spectacle réalisé par Chéreau, Notre surprise devant ce spectacle novateur et brillant, s’accompagnait d’une interrogation, non dénuée de réserve, sur la liberté de la réalisation scénique prise vis-à-vis du texte de Lenz.
La mise en scène multipliant les inventions scéniques, la beauté des éclairages, le jeu expressionniste… nous firent comprendre, sans nous l’avouer pourtant, qu’il y avait là deux formes scéniques qui procédaient de deux conceptions du spectacle bien différentes. Et celle qui inspirait notre représentation était tournée vers une esthétique théâtrale inscrite dans la seconde moitié du XXe siècle qui voulait témoigner de l’échec d’une révolution.

L’expérience du théâtre de Sartrouville
La mise en scène des Soldats marquait, sans aucun doute, une rupture riche de perspectives dans le traitement scénique de l’écriture dramatique. Jean-Pierre Vincent, pour évoquer sa relation artistique avec Patrice Chéreau dans le cadre du théâtre de Sartrouville, la définit par la formule : « l’essence et le moteur ». Cette dualité métaphorique renvoie à la dynamique théâtrale mise en œuvre au théâtre de Sartrouville.


La participation active et dramaturgique occupée par Vincent, était accordée à la créativité artistique de Chéreau dans la mise en scène. Cette dernière, dans les années 70, devient une référence majeure d’un art de la scène inventif et flamboyant.
La collaboration de Vincent avec Chéreau prit fin avec l’expérience de Sartrouville ; celle-ci n’ayant pas trouvé un soutien financier suffisant de la part des pouvoirs publics pour se prolonger.
D’une Noce à l’autre ; 1968. 1973
La rencontre de Jean-Pierre Vincent avec Jean Jourdheuil, à la fin des années 1960, entame alors, un second compagnonnage. Et la formule « l’essence et le moteur » pourrait, à nouveau, qualifier une aventure commune qui trouve son espace de concrétisation au Théâtre de Bourgogne. Jourdheuil assumant la fonction de dramaturge et produisant le « combustible » destiné à la scène ;


Leur collaboration effective, avec la compagnie, dénommée le Théâtre de l’espérance, débute avec La Noce chez les petits bourgeois, une pièce de jeunesse de Brecht. Une première version, fut produite en 1968, au théâtre de Bourgogne ; le spectacle aura un grand succès en France et fut l’objet d’une tournée très importante (140 représentations).
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La Noce chez les petits bourgeois fut reprise en 1973, dans une nouvelle version, qui insiste sur la violence des rapports entre les personnages. Ceux-ci sont construits de l’extérieur, à partir de dérèglements prêtés aux personnages. Ils sont interprétés en référence aux burlesques du cinéma américain : jeu saccadé, maîtrise du gag, destruction systématique des situations … La version de 1973 se réfère plus explicitement aux analyses de Wilhelm Reich liant répression sexuelle et fascisme.
La mise en scène de 1973 se focalise sur le lien entre conception politique du théâtre et recherche du rire, ce dernier ayant une fonction critique : dévoiler le réel et casser la bonne conscience de la gauche. Vincent s’inspire de la tradition de jeu du cabaret populaire bavarois illustré par Karl Valentin qu’appréciait le jeune Brecht.

Photo K . Valentin

Valentin se définissait lui-même comme humoriste, comique et dramaturge. Il se produisait dans les tavernes de Bavière ; l’humour de ses sketches et de ses pièces reposait notamment sur l’art de son langage et sur « l’anarchie » de son expression. Son humour était soutenu par sa silhouette élancée et émaciée ; il s’appuyait sur un pessimisme quasi ontologique et était alimenté par un combat permanent contre les choses du quotidien et le conflit avec les autorités ou avec ses semblables.
La double référence à Meyerhold et Brecht, devint le double foyer qui construit la figure de la compagnie, figure que la géométrie appelle l’ellipse..

f1 :Brecht f2 Meyerhold (1879-1940)


Par sa pratique d’acteur, Vincent s’inspirait de l’expérience de Meyerhold du début du XXe siècle, avec l’expérience du studio-théâtre, mis en place avec l’aide de Stanislavski. Meyerhold rompait avec l’esthétique naturaliste de ce dernier ; il recherchait de « nouvelles formes » s’orientant vers un théâtre de convention porté par le travail physique du corps, le langage gestuel et le mouvement.
Pour Meyerhold, il s’agissait : « d’inventer une forme spécifique à chaque spectacle à partir de moyens expressifs dont les composantes espace-temps obéissent à des lois très différentes de celle de la réalité » (Écrits sur le théâtre, 1891-1917).

C’est cette conception d’un théâtre — qui refuse autant une imitation de la réalité qu’une approche symboliste qui la fuirait — que Jean-Pierre Vincent défendra, dans la diversité des spectacles qui jalonnent sa très riche carrière.
Le théâtre de l’Espérance : Tex/Pop (expérimental et populaire)
Le compagnonnage de Vincent et Jourdheuil relevait d’une réflexion critique nourrie par les écrits de Brecht. La référence à Brecht était plutôt celle des premières pièces de Brecht — La Noce ; Baal ; Dans la jungle des ville —pièces soutenues par une inspiration poétique anarchisante et provocatrice, alors que le théâtre subventionné découvrait le théâtre épique de la maturité de Brecht.
Sur beaucoup de points, leur collaboration se situait à contre-courant du théâtre français des années soixante-dix. Guidé par cette double référence à l’histoire de la mise en scène du début du XXe siècle, leur travail se voulait « expérimental » et « populaire ». Ces deux qualificatifs ne formant, à leurs yeux, qu’un seul mot. Expérimental, elle le fut sans aucun doute, en premier lieu par le choix des pièces. L’absence d’une salle fixe où leur travail aurait pu construire un public, fut un obstacle réel pour produire un théâtral populaire, au sens sociologique du terme.
Après la première version de La Noce chez les petits bourgeois (1968) ; Vincent mis en scène une pièce peu jouée de Marivaux, Les Acteurs de bonne foi (1970) ; puis une comédie, La Cagnote, d’après Labiche et permis la révélation d’un jeune auteur, Rezvani, avec Capitaine Schelle, Capitaine Eçço (1972),

Vincent mis également en scène, avec le Jeune Théâtre National, en prolongement d’un travail de mise en espace de la pièce de Jean-Claude Grumberg, En rev’nant de l’expo, présentée à théâtre ouvert, au festival d’Avignon, en 1973.

Le dispositif de la lecture-mise en espace de En rev'nant de l'Expo.
La dramaturgie comme instance de réflexion de l’ensemble de la compagnie
La singularité du compagnonnage se concrétisa dans la création de trois spectacles : Dans la jungle des villes, de Brecht ; Woyzeck de Büchner ; La tragédie optimiste de Vichnievski. Et la dramaturgie devint le moteur idéologique et esthétique de la production.

Dans la Jungle des villes : au premier plan, Jean Benguigui

Dans la Jungle des villes : G. Desarthe; M. Benichou
La dramaturgie, devenue collective, « Tous dramaturges », se substituant alors à la division habituelle des tâches. Le dramaturge à l’allemande — comme garant idéologique du spectacle — et les acteurs — comme interprètes des intentions du metteur en scène — fut remplacée par un collectif. Ce dernier était composé d’auteurs (Michel Deutsch, André Engel, Dominique Muller, Bernard Chartreux) ; de peintres (Gilles Aillaud, Lucio Fanti, Titina Maselli) et d’un grand nombre d’acteurs, qui, par la suite, rejoignirent Jean-Pierre Vincent à l’occasion de sa nomination au TNS en 1975. Cette fusion des spécialités marqua fortement deux spectacles, Woyzeck et La Tragédie Optimiste.
Comme le remarquait Jean-Pierre Vincent, dans un interview à travail théâtral (n° 16, été 1974), cette dramaturgie, partagée par les partenaires artistiques du spectacle, entraînait deux modifications de l’esthétique.
En premier lieu, le texte, classique ou non, n’était plus considéré comme « le refuge de la métaphysique de l’auteur ». Le travail scénique cherchait à atteindre la profondeur du texte, il était soumis à une compréhension, au-delà de sa signification immédiate. En second lieu, il s’agissait d’abandonner une sorte de supériorité de l’acteur sur le personnage et « la virtuosité de l’acteur n’avait plus besoin de se montrer en tant que telle […], elle consistait a à montrer le personnage et ce qui se passe dans la tête de l’auteur quand il écrit ».
Le politique et l’irrationnel

Woyzeck, cette pièce inachevée de Büchner considéré comme un poète romantique, fut la première, dans le théâtre occidental, à mettre au centre de la fable un homme du peuple.

Pourtant, la mise en scène du collectif n’a pas suivi cette idée qui aurait pu situer le personnage de Woyzeck — ce pauvre diable, soldat tourmenté par son capitaine, servant de cobaye à son docteur et amoureux de Marie — comme un prolétaire.

La conception des personnages, quels qu’ils soient, notables ou “gens de peu” comme Marie, Andrès ou Woyzeck, n’étaient pas traités comme des types sociaux, et ce qui leur arrive n’est pas montré de manière réaliste, “à la Brecht ”.
Woyzeck, le soldat artilleur accomplit un voyage intérieur qui le conduit jusqu’aux frontières de la folie, c’est en cela qu’il apparaît sur scène comme un héros romantique. Le personnage, est présenté comme un homme tourmenté par sa culpabilité et son délire de persécution ; ses persécuteurs ne sont pas des exploiteurs mais des mono-maniaques obnubilés par leurs idées fixes. Dans cette optique, le spectacle ne se déroule ni comme un drame naturaliste ou une fable poétique mais comme un fait divers dans lequel rêve et folie conduisent Woyzeck au meurtre.
Le Théâtre National de Strasbourg
En 1975, Secrétaire d’État à la Culture sous Giscard d’Estaing, Michel Guy nomme un nouvelle génération à la tête de grandes maisons : Lavaudant à Grenoble, Bayen à Toulouse, Gironès à Lyon, etc. Vincent, lui, est nommé à la tête du Théâtre national de Strasbourg..
Vincent n »acceptera cette responsabilité qu’à la condition de pouvoir l’exercer avec ses partenaires — dramaturges, peintres décorateurs et acteurs.. Cette exigence lui donnera la possibilité de prolonger l’expérience du collectif construit avec le Théâtre de l’espérance.
La direction du TNS par Vincent, durant 8 saisons, a donné lieu à une des expériences les plus riches et novatrices de la décentralisation théâtrale qui effectua la transition entre les années soixante-dix et quatre-vingts.
Le premier spectacle créé au TNS fut Germinal. Le texte joué n’était en rien une adaptation du roman de Zola, Pas plus qu’il n’était le montage d’un roman pour le théâtre. Il se voulait une tentative d’explorer la ”préhistoire » du mouvement ouvrier. Le texte écrit par Michel Deutsch et le spectacle créé par le collectif avaient l’ambition de créer un nouveau répertoire populaire dont le sujet aurait été la classe ouvrière.
La production du spectacle était aussi un moyen d »expérimenter un processus de création, rendu possible par une institution permanente, Enfin, l’ambition était également de réaliser un travail artistique qui mettrait en question certains acquis des pratiques théâtrales du théâtre public, en même temps qu’il serait-une critique, en acte scénique, de l’esthétique naturaliste du roman de Zola
Comme l’écrivait, Christine Fouché, dans un article du n° XXII, de travail théâtral ( hiver 1976), Germinal fut le résultat de ,l’expérience d’« Une économie de l’hésitation ». Et le résultat fut « un spectacle très angoissé et angoissant qui abordait la distance entre l’acteur et le spectateur dans le rapport des actes et des pensées » (Vincent,, 1975)
Jacques Blanc, qui faisait partie du collectif, pointe, dans le même numéro de travail théâtral, ce qui faisait de ce spectacle un objet incertain. Il le définit comme :
La tentative d'aller vers les limites du théâtre en le mettant à l'épreuve du roman.
Germinal, un spectacle limite
Dans un article important, Le Théâtre National de Strasbourg, laboratoire du théâtre public, publié dans le tome 4 de la Décentralisation théâtrale, Le temps des incertitudes (sous la direction de R. Abirached), Vincent écrit :
«Germinal était un spectacle sur la déception du spectaculaire, sur l’impossibilité de continuer à parler du monde ouvrier comme cela s’était fait diverses manières depuis quelques années. années. Germinal était aussi un spectacle singulier : un spectacle à la limite la philosophie, et à la limite de l’incarnation d’une histoire.»,
Ce travail sur Germinal passait par une relation au spectateur qui supposait une culture de sa disponibilité. Germinal n’a pas seulement été le premier spectacle du TNS — manifeste en acte d’une dramaturgie collective —, il a été un spectacle germinal et le lecteur me pardonnera, j’espère, ce jeu de mot., Ce spectacle limite a porté ses fruits avec les multiples créations du TNS comme Violences à Vichy ; Le palais de justice, et bien d’autres.
L’apport de Vincent à la scène française
Il y plusieurs modalités pour s’emparer des Classiques. « Une mise en scène n’est jamais neutre », affirmait Antoine Vitez, et particulièrement lorsqu’il s’agit d’une œuvre du passé. La mise en scène rapproche ou éloigne. La représentation est un moyen d’actualisation du passé. Pour que le passé reste vivant, pour qu’il ne se fige pas dans la simple commémoration, la mémoire collective doit le réinventer à chaque instant.
C’est entre les deux pôles de l’actualisation et de la reconstitution qu’il faut choisir.
La question du répertoire : mémoire chaude, mémoire froide
Georges Banu, pour analyser le travail des metteurs en scène qui se confrontent au théâtre classique, utilise la distinction proposée par Lévi-Strauss entre les “sociétés chaudes” et les “sociétés froides”, à propos du rapport aux mythes entretenu par ces sociétés. Les premières les acceptent et continuent de voir en eux des récits qui opèrent. Les secondes les réfutent et ne leur accordent qu’un statut de mémoire archaïque.
Des artistes comme Brook ou Grotowski visent à rapprocher « l’extrême ancien », à le « transmuer en présent ». Ces metteurs en scène se servent d’une mémoire chaude et recherchent une communication immédiate qui conduit le spectateur de la fin du XXe siècle et du début du XXIe à être en résonance avec le texte classique. On pourrait dire que ces artistes utilisent le corps de l’acteur dans sa capacité d’ostentation et d’affectation directe.
Les mises en scène de Vincent relèvent de cette lignée.
Dans cette perspective, actualiser un classique ne consiste pas à restaurer ce qui se cache sous les couches de signification déposées par la tradition. Jouer un classique devient, selon la formule de Vitez « le problème de la mémoire sociale ou nationale. »
Les classiques, tels que les envisageait Vincent, n’étaient ni embaumés dans la naphtaline ni objets de dé-structuration ou d’actualisation. Que ce soit à propos de texte de Marivaux, L’héritier du village, ou encore des mises en scène des pièces de Molière — Le Misanthrope ou de Georges Dandin. Il ne s’agissait pas, selon une formule de l’époque, de « dépoussiérer les classiques » : d’ôter les couches sédimentées de signification déposées depuis des siècles. La démarche de Vincent était, à la fois, plus ambitieuse et plus modeste. Dans sa volonté de transmission, il y avait, me semble-t-il, une volonté de rendre audible et intelligible, pour le spectateur une écriture dramatique. La mise en scène d’un classique se voulait contemporaine, au sens où l’entendait Giorgio Agamben.
L’attention aux auteurs contemporains
Une autre facette de son éthique était l’attention portée aux jeunes auteurs, ses contemporains dans les années 70. Je pense en particulier, à sa création, dans le milieu des années 7O, de la pièce de Jean-Claude Grumberg, En r’venant de l’expo, avec le Jeune Théâtre National ou d’un autre jeune auteur, à l’époque, Rezvani, Capitaine Schelle, Capitaine Eçço.
Cette facette le portait à restituer des pièces modernes du début du siècle comme il l’a fait avec La tragédie optimiste pièce qui avait été abandonnée et oubliée sur les étagères de l’histoire dramatique du XXe siècle ou avec Les corbeaux de Becque pièce oubliée qu’il repris pendant son mandat d’administrateur de la Comédie-Française 1982-1986).
UN grand serviteur du théâtre
Durant son mandat, il fit découvrir un auteur français contemporain, Jean Audureau, avec une adaptation de Un cœur simple de Flaubert ; il prit l’initiative de faire entrer au répertoire de la Maison de Molière Le Balcon, de Jean Genet et invita le grand metteur en scène allemand, Klaus Michael Grüber qu’il admirait pour une sublime Bérénice, de Racine, entrée dans l’histoire du théâtre.
Cet article n’aborde, pas les deux périodes, celle de la Comédie Française et celle du théâtre de Nanterre, où son camarade Chéreau l’appela pour qu’il prenne sa suite.. Ces deux mandats dans le théâtre public, où son savoir et sa compétence ont marqué l’institution, sont bien connus : ils font partie de l’histoire du théâtre français. Durant le demi-siècle où il exerça son art, Vincent ne chercha pas à construire une carrière : il poursuivit une démarche. Une certaine idée de l’éthique le guidait : celle du théâtre comme un art collectif ; un art qui se voulait en résonance avec son époque ; un art qui ne valait que dans la relation exigeante établie avec le spectateur. Et cette éthique a su, à chaque moment de son parcours, trouver une esthétique dont le fondement était le travail de l’acteur.