Entre musique de Bessarabie et musique berbère


Abdelkader avait découvert Gohelles en Artois, un petit matin frisquet d’avril. Sa mère et lui étaient arrivés la veille à Paris par l’avion d’Alger et ils avaient pris directement le premier train du matin. Karim, un cousin éloigné, les attendait sur le quai de la gare. Il les avait conduits dans sa petite voiture cabossée dans une petite maison aux briques grises qu’il occupait en bordure de la ville.

Abdelkader avait été surpris par ces excroissances noires, brillantes au soleil qu’il avait aperçues au bout de la rue en sortant de la voiture.


C’est quand Karim leur avait dit qu’il leur laissait sa maison de mineur, pour aller chercher du travail ailleurs, qu’Abdelkader avait compris que ces immenses tas de poussière de charbon étaient les traces d’une époque qui n’existait plus.
Abdelkader et sa mère Nadja s’étaient mis au travail dès le lendemain de leur arrivée. Drôle de travail d’ailleurs. Ils avaient commencé par le bureau de l’état-civil de la mairie de Gohelles où ils s’étaient rendus pour y rechercher les traces d’Avram, le père d’Abdelkader.
Nadja se souvenait des rares conversations où Avram faisait de rapides allusions à son séjour, dans cette région minière, entre 1939 et 1942. Elle ne connaissait rien d’autre de sa vie que les dix années qu’il avait passées en Algérie, jusqu’à son départ forcé en 1984, alors qu’Abdelkader avait à peine 10 ans.
La vie de son Avram était pour elle un livre dont un seul chapitre aurait été imprimé. Pour son fils, l’image du père s’était fixée une fois pour toutes dans une photo qu’il portait toujours avec lui. On y voyait un grand gaillard aux cheveux drus et frisés, portant sur ses larges épaules un bambin qui semblait peu rassuré d’être si haut perché. Abdelkader se souvenait vaguement de ce géant aux cheveux roux et à l’odeur forte qui le comblait de cadeaux chaque fois qu’il revenait du grand Sud algérien.
Avram Youdine était arrivé en Algérie au début des années soixante-dix, envoyé par le gouvernement de l’URSS, pour former les cadres politiques de l’industrie du gaz.
Complexe pétrochimique hassi messaoud

C’est à Batna, au seuil du Sahara, qu’il avait rencontré Nadja Zertaoui, descendante d’une famille de musiciens berbères des Aurès.

Naja avait à peine 15 ans lors de l’insurrection de 1954. Deux ans plus tard, à la mort de sa mère, qui perpétuait les chants des azriates, ces femmes bardes, célibataires, sans mari mais non sans homme, elle était partie rejoindre son père, installé à Tunis avec l’état-major du FLN. Après l’indépendance, elle s’était installée à Constantine où elle avait trouvé un poste d’institutrice.
Chaque soir de la semaine, à l’exception du vendredi, elle se rendait dans un bouiboui fréquenté par les étudiants et les militants du FLN pour y chanter le répertoire transmis par sa mère. Accompagnée par des musiciens de son djebel des Aurès, elle alternait improvisations vocales périlleuses et airs tristes et lascifs.

C’est dans ce café qu’elle avait rencontré Avram Youdine qui venait d’arriver en Algérie. Il était resté la soirée entière à l’écouter. Il était revenu le lendemain et tous les autres jours de la semaine.
Le dernier soir, il avait demandé la permission de chanter des refrains de chez lui. Les musiciens n’avaient eu aucune peine à soutenir ses mélodies qui leur paraissaient venir d’un monde qui ne leur était pas totalement étranger. En partant, il avait déclaré à Nadja dans un français qui semblait sortir d’un manuel de conversation, avec un drôle d’accent qui roulait les R et accentuait les finales :
—
— Si vous me le permettez, j’aurais ine grande plaisire à révènire vous render visite à mone retour.
Nadja l’avait attendu tous les jours. Avram n’avait pas failli à sa promesse. Quinze jours plus tard, il était assis à la même place. Malgré leur différence d’âge de près dix-huit ans, ils n’avaient eu besoin d’aucune autorisation parentale pour unir leur vie. Abdelkader, ainsi prénommé en souvenir du héros de la lutte nationale algérienne, était un enfant tardif de l’amour.
Avram passait l’essentiel de son temps entre le complexe pétrochimique d’Hassi Messaoud et le siège du FLN à Alger. Nadja n’avait jamais su ce qu’il faisait réellement, il ne lui en parlait jamais et à vrai dire, elle s’en moquait.
Son seul bonheur était de le voir rentrer, sans prévenir, et de passer tout son temps à jouer avec son fils. Cette période faite de bonheurs fugitifs et de longues périodes, où elle comblait l’absence d’Avram par la musique, avait été interrompue par la montée de l’islamisme. Avram Youdine avait été rappelé d’urgence par son gouvernement en 1984. Il leur avait envoyé une lettre d’une ville dont ils ne connaissaient pas l’existence. D’après des collègues de Nadja, elle se trouvait loin de Moscou, à l’Est, en Sibérie.


Avram n’avait plus jamais donné de nouvelles.
La vie avait continué pour Abdelkader et sa mère, mais quelque chose s’était brisé. Nadja passait son temps, enfermée à la maison. Abdelkader assistait impuissant à la douleur muette de sa mère. Il traînait seul dans les rues, sans se mêler aux bandes d’enfants et pouvait passer des heures à écouter les musiciens berbères, caché dans un coin du café, où sa mère ne venait que les soirs de détresse. Il les accompagnait parfois avec la derbouka, le tambourin ou la flûte en roseau que son père lui avait rapportés du sud algérien.
La vie s’était déroulée ainsi jusqu’au jour où le mur de leur maison avait été barbouillé d’inscriptions hostiles aux infidèles et aux sionistes. Nadja avait décidé de quitter l’Algérie sur le champ, sans donner d’explication. C’est ainsi qu’ils s’étaient retrouvés sur le quai de la gare de Goyelles, un matin d’avril 1990.
Abdelkader et sa mère n’avaient trouvé aucune trace de Abraham Youdine dans les registres des mairies des environs. Un soir, en rentrant de Lens, où ils avaient été consulter, sans trop y croire, les archives départementales, elle lui avait dit sur le ton d’une certitude qu’elle aurait toujours eue :
— Tu penses bien, mon petit Abdé, que ton père n’aurait pas déclaré son vrai nom, à cette époque. Avec son accent de Bessarabie et son nom juif, il ne serait pas resté longtemps en liberté
Abdelkader avait eu le sentiment d’une immense trahison. Personne ne lui avait dit d’où venait son père et voilà que celui qu’il prenait pour un aventurier, arrivé en Algérie aussi mystérieusement qu’il en était reparti, était Juif. C’était la meilleure. Tout se déchirait. Tout s’éclairait.
Ce père qui lui chantait des mélodies tristes dans une langue qu’il ne connaissait pas ; le nom de son père qu’il portait fièrement sans savoir d’où il venait ; les inscriptions sur le mur de leur maison avec ces drôles d’étoiles ; leur départ précipité… Il avait cherché à en savoir plus, mais en vain. Nadja avait perdu tout espoir de retrouver des traces d’Avram. Elle s’était repliée dans un silence de pierre et se laissait dépérir.
Abdelkader avait fini par apprendre d’un vieux mineur retraité qui avait connu son père pendant “la drôle de guerre” ce qu’avait été sa vie, dans ces années. Jeune homme, envoyé par le gouvernement soviétique, il était venu en France convaincre les cadres du parti communiste français du bien-fondé du pacte germano-soviétique. Au moment de l’entrée des Allemands, en 1942, en Union soviétique, il avait traversé l’Europe pour rejoindre la section du Komintern dont il dépendait.
Abdelkader n’avait plus rien à faire à Gohelles. Déjà qu’il ne savait pas très bien ce qu’il faisait là. Un grand vide l’avait saisi. La seule façon d’y échapper était de quitter au plus vite les fantômes qui ne manqueraient de le rattraper comme ils s’étaient emparés de sa mère. Pour la première fois, il se sentait en danger de vie. Il était parti un matin sans prévenir et avait traîné de squat en squat, d’asile de nuit en asile de nuit, avec son petit sac en bandoulière, ses instruments de musique et la photo de son père le portant sur ses épaules, seul document d’identité qu’il possédait. Pendant des mois, il avait évité les lieux publics et avait fini par atterrir dans un foyer, en Belgique. Il avait rencontré là un drôle de type, aussi peu bavard que lui, Alain, qui s’occupait d’adolescents fugueurs et d’enfants en situation de handicap.
Alain Platel avait étudié l’orthopédagogie, et fasciné par les manifestations corporelles observées il les transposait dans son travail de metteur en scène et de chorégraphe.

Abdelkader était resté de longues soirées dans un coin à observer les activités qu’il animait dans la salle des fêtes du foyer. Alain proposait aux adolescents dont il avait la charge de dire avec leur corps et leur voix ce qu’ils n’arrivaient pas à dire avec les mots.
Abdelkader était resté de longues soirées dans un coin à observer les activités qu’il animait dans la salle des fêtes du foyer. Alain proposait aux adolescents dont il avait la charge de dire avec leur corps et leur voix ce qu’ils n’arrivaient pas à dire avec les mots.

Un soir, il était descendu de sa chambre avec ses instruments. Sans dire un mot, Alain l’avait invité à rentrer dans le jeu. Il s’était senti revivre et n’avait pas très bien compris ce qui s’était mis en branle. Il avait commencé par accompagner avec son tambourin et sa flûte les mouvements improvisés des participants. Puis, encouragé par l’écoute attentive d’Alain, il était entré dans le cercle des danseurs et une longue mélopée faite de stridences et de plaintes mélodieuse avec des mots venus de nulle part avait entraîné le groupe dans une danse où chacun dialoguait avec ses monstres. Abdelkader sentait son corps emporté par une force et une imagination qu’il ne contrôlait pas mais qui semblait obéir à toutes les mélodies qui s’étaient déposées dans sa mémoire.
Abdelkader n’avait plus quitté le groupe. Il les avait accompagnés à Gand où Alain avait réalisé un spectacle pour jeune public qui mêlait théâtre, danse musique. Le spectacle dégageait une vigueur, une énergie, une liberté rarement présentes en scène. Abdelkader avait écrit à sa mère et à Karim qu’ils allaient passer, à Paris, au Théâtre de Bastille et qu’il aimerait bien qu’ils viennent le voir.

Trois jours après, il recevait une lettre de Karim lui annonçant que sa mère était morte depuis an et qu’elle était enterrée au cimetière de Gohalain Platelelles.
Sur le chemin de Gand à Paris, toute la troupe s’était arrêtée en chemin. Alain avait suggéré que soit donné devant la tombe de Nadja un extrait du spectacle en hommage à toutes les mères qui avaient su préserver chez leur enfant la liberté de danser, de chanter, de crier leur envie de vivre. Du petit cimetière perdu au milieu des terrils, s’était élevée une étrange complainte polyphonique qui portait des airs venus de partout et qui parlait autant du malheur que du bonheur de vivre. Une flûte de roseau se détachait de l’ensemble, mariant les harmonies des pleurs venues des plaines de Bessarabie et des révoltes portées par les montagnes de Kabylie.

