
Peter Brook avait inauguré à la fin des années soixante, en particulier avec Le songe d’une nuit d’été, une pensée et une esthétique nouvelle de l’espace théâtral qu’il envisageait comme un « espace vide » devant être rempli, en premier lieu, par l’action de l’acteur et son rapport au public. Ce spectacle époustouflant, au Royal Shakespeare Company, en 1971- 1970 a marqué l’histoire de la mise en scène de cette pièce.
En guise d’aire de jeu, un espace blanc qui évoque une piste de cirque et se découvre telle une boite de Pandore ou boite à miracles renfermant un monde changeant et modulable ; on peut l’escalader par le biais d’échelles latérales. Des trapèzes descendent des cintres ainsi que l’immense plume d’autruche rouge, lit des ébats de Titania et Bottom..

Le décor se déploie sur trois plans correspondants au ciel, à la terre et « aux hommes », c’est-à-dire aux dieux, à la Cour et au peuple. L’espace ainsi compartimenté représente les trois principales caractéristiques de la pièce habituellement définie aussi bien comme conte de fées que comédie galante et farce. Dans ce dispositif, les personnages qui ne jouent pas restent en scène et observent les autres. De fait, Brook illustre la façon dont les univers se croisent et s’entremêlent.

Avec Why ?, Brook nous livre un nouvel opus dans lequel il montre que l’invention de l’acteur n’a pas toujours besoin de la médiation d’un récit dramatique ni de la fiction du personnage pour tisser une relation avec le spectateur.

Why ? est d’abord une défense et une illustration de l’art théâtral et celles-ci se manifestent par l’évocation de l’œuvre et de la mémoire de V. Meyerhold, l’un des plus grands rénovateurs de la scène théâtrale en Russie, Vsevolod Meyerhold, dans le premier quart du XXeme siècle.

Dans Why ?, Brook répond par le théâtre aux questions vitales :
« Pourquoi le théâtre ? Dans quel but ? Le théâtre est-il un anachronisme, une survivance bizarre qui reste debout comme un vieux monument, une habitude surannée ? »

Ces questions ne peuvent pas trouver des réponses par la seule vertu de la langue et du discours ; il faut pour qu’elles atteignent et affectent le spectateur la médiation du corps de l’acteur. C’est par ce dernier que l’imaginaire et la sensibilité du spectateur peuvent être touchés.
Peter Brook, à 94 ans, continue de s’interroger sur les conditions pour que le théâtre advienne. Il le fait sur la scène en prolongeant le travail de réflexion qu’il avait entamé avec son livre, L’espace vide. Écrits sur le théâtre en 1977.

Ce livre se situait dans la perspective de l’esthétique de Jacques Copeau, au début du XXe siècle, avec son “tréteau nu” qui mettait l’accent sur l’activité et la disponibilité physique de l’acteur.
Je peux prendre n'importe quel espace vide et l'appeler, une scène. Quelqu'un traverse cet espace vide pendant que quelqu'un d'autre l'observe, et c'est suffisant pour que l'acte théâtral soit amorcé. (Brook, dans, Le diable c'est l'ennui, Propos sur le théâtre).
.Le théâtre de Brook a toujours recherché un dépouillement et une simplicité qui permettent d’échapper aux habitudes acquises — celles de l’acteur et celles du spectateur. Le théâtre a, pour lui, toujours représenté un champ d’expériences humaines. Why ?, sa dernière “pièce”, co-écrite et mise en scène avec Marie-Hélène Estienne en est la démonstration magistrale, en ce qu’elle est une interrogation sur les fondements du théâtre et sur les raisons d’y consacrer sa vie.
Hayley Carmichael, Marcello Magni et Ery Nzaramba incarnent avec toute leur expérience du théâtre, leur mémoire sensible et la connaissance de la capacité expressive du corps la question aujourd’hui devenue encore plus nécessaire, à propos du théâtre : ?

Photos des 3 acteurs, en répétition avec Brook.


Le spectacle se présente, dans un premier temps, comme un travail pratique, un échauffement qui met en œuvre le lien entre le psychique et le corporel, à partir des principes mis en en œuvre par Stanislavski : relation entre la concentration et le souffle de l’acteur ; entre sa disponibilité affective et sa mémoire ; entre son imagination et sa décontraction… Il évoque les grands metteurs de la première moitié du XXeme : Artaud, Craig, Stanislavski, Meyerhold, Zeami – le grand maître du Nô japonais – Charles Dullin… Ces artistes, au début du vingtième siècle, ont révolutionné le théâtre et ils l’ont fait chacun, à sa manière, en mettant l’accent sur le corps en situation, sur l’action dramatique, sur le souffle.

Ce qui est merveilleux chez Brook c’est l’économie de moyens spectaculaires pour un maximum d’effets sensibles et intelligibles sur le spectateur. Dans Why ?, comme dans beaucoup de ses spectacles, pas de décor mais des accessoires — trois portants en guise de porte, quelques feuilles blanches éparpillées — c’est-à-dire des objets fonctionnels. Un tapis que les acteurs habillés de noir, comme pour mieux laisser le jeu s’accomplir, déplacent pour servir de cadre de jeu.

Insensiblement, la représentation, sans pour autant changer de rythme ou de thème, s’oriente vers la vie et la personnalité artistique de Vsevolod Meyerhold. Sur ordre de Staline, il fut exécuté un matin février en 1940 à Moscou d’une balle dans la nuque, après avoir cru et participé avec ferveur à la révolution d’Octobre.
L’importance artistique de Meyerhold fut considérable pour tout le théâtre du XXeme C’est lui qui inventa, au côté de Maïakovski, un théâtre sans rideau, sans coulisses, aux portes ouvertes, sans applaudissements.


L’apport de Meyerhold au théâtre occidental est essentiel raison de sa rupture, au début du XX siècle, avec le naturalisme de Stanislavski dont il fut le compagnon au Théâtre d’art dirigé par ce dernier. Meyerhold fut d’abord acteur dans la troupe de Stanislavski et s’ouvre à la mise en scène. Il critiquera la mise en scène de La Cerisaie par Stanislavski qui enferme la pièce de Tchekhov dans un naturalisme systématique.
Comme metteur en scène, Meyerhold se lance dans la recherche d’un “drame nouveau » ; expression qui fait écho à l’affirmation du personnage de Treplev, l’écrivain, qui dans La Cerisaie, déclarait : » Il faut des formes nouvelles ».
La révolution esthétique apportée par Meyerhold avec le Théâtre studio,, filiale du Théâtre d’art de Stanislavski, se caractérise par la volonté de créer un « théâtre de la convention » qui vaut pour la composition scénique fondée sur le langage gestuel de l’acteur. Le « théâtre de la convention » cherche à se distinguer, à la fois du naturalisme et du drame symboliste. Il recherche une forme spécifique à chaque spectacle, à partir de moyens expressifs dont les composantes espace-temps obéissent à des lois très différentes de celles de la réalité ( Cf. V. Meyerhold, Écrits sur le théâtre, T.1, 1891-1917, coll. Théâtre des années 20, La Cité).
C’est en cela que le travail de Brook s’inspire de l’héritage de Meyerhold et le prolonge.