La fontaine de Niki

La mère de Milou avait insisté pour l’accompagner à la remise des prix du collège Émile Zola de Sottenville-les-Rouen. Milou n’avait pas eu le courage de lui dire que cela ne valait pas la peine : si c’était pour écouter le principal… 

Milou revoyait déjà la cérémonie : le principal ne manquerait pas de mettre sa cravate Lavallière, le ruban rouge à la boutonnière du costume, et leur servirait le même discours que les années précédentes sur les gloires de la littérature française. Ce n’était pas qu’il avait honte de la robe à fleurs aux couleurs passées que sa mère mettait les rares fois où elle sortait ; il craignait seulement les questions qu’elle ne manquerait pas de lui poser, à haute voix, avec son accent portugais. Il n’était pas certain de pouvoir y répondre.  

C’est qu’elle était fière de son Milou. Elle l’élevait toute seule depuis la mort de son mari, tombé d’un échafaudage, alors qu’elle nourrissait encore Milou au sein.

Elle s’était juré qu’il ne passerait pas sa vie à construire les maisons des autres, comme son père.

Il n’avait pas été nécessaire de le pousser à l’école. L’instituteur le lui avait dit : « Émile n’aura pas de mal à devenir professeur des écoles ; il faut juste qu’il fasse quelques progrès en français et en orthographe ». Elle avait tenu, cette dernière année de collège, à venir le voir monter sur l’estrade et recevoir ses prix de physique et de mathématique. Elle ne l’avait pas regretté. L’inspecteur d’Académie avait même félicité Émile Cardoso en l’assurant que « la République continuerait de faire fonctionner l’ascenseur social pour les élèves méritants ». Elle n’avait pas osé demander à Milou ce qu’il voulait dire. Le Maire avait fait un discours sur le même ton et il avait invité les meilleurs élèves du collège à un voyage d’une journée à Paris pour visiter « les hauts lieux de culture qui élèvent l’esprit ».

Elle aurait souhaité lui acheter une veste neuve pour l’occasion. Milou avait refusé. Il aurait préféré un blouson en cuir, mais sa mère n’aurait jamais accepté qu’il aille s’élever l’esprit ainsi fagoté. Elle avait rallongé les manches de sa veste de première communion, et elle l’avait suivi du regard, brillant comme un sou neuf, partir au petit matin vers le départ du car. 

La journée avait été chargée. Ils avaient parcouru le Louvre au pas de course. Monsieur Gaume, le professeur de français, avait passé son temps à rattraper les petits de sixième qui s’égaillaient parmi les groupes de touristes étrangers. Après le déjeuner, ils s’étaient rendus au théâtre du Palais Royal pour assister à une matinée scolaire du Misanthrope à laquelle avaient été conviés tous les premiers prix du département.

Théâtre du Palais royal

La représentation s’était déroulée dans un calme relatif. Rien à voir avec celle du premier trimestre où Monsieur Gaume avait conduit toute la classe de troisième voir une pièce de Marivaux au Théâtre des arts de Rouen. Il ne se souvenait que du titre, La seconde surprise de l’amour. Il n’avait d’ailleurs pas compris pourquoi c’était la deuxième.

Milou avait eu un peu honte, sans trop savoir pourquoi. Ils avaient terminé l’après-midi au Centre Pompidou où ils avaient visité le musée d’art moderne. Ils avaient tout juste eu le temps de traîner sur le parvis de Beaubourg et de manger une glace devant la fontaine des Innocents.

Sa mère l’attendait à l’arrêt du car. Elle n’avait pas voulu le serrer dans ses bras devant tous ses copains et ils étaient rentrés sans rien dire à la maison, la main dans la main. Au dîner, il l’avait senti impatiente de savoir comment cela s’était passé. Les bateleurs du parvis de Beaubourg l’avaient beaucoup plus amusé que Le Misanthrope. Il n’avait pas osé le lui dire, il aurait eu le sentiment de lui voler son plaisir. Il n’avait pas non plus voulu lui raconter son étonnement devant les fontaines multicolores de Niki de Saint Phalle : il aurait été incapable de lui dire qui était ce Niki qui portait ce drôle de nom. 

Il s’était lancé dans une grande description un peu confuse de sa visite au Louvre. Il sentait bien que sa mère était beaucoup plus intéressée à partager son plaisir qu’à connaître les détails des tableaux qu’il avait entrevus dans la cohue de ce samedi de juin. Il lui avait alors fait part de l’émerveillement qui avait été le sien à voir des hommes encordés, agrippés aux parois de verre comme des araignées, occupés à laver les vitres de la pyramide.

Sa mère l’avait écouté attentivement, et un air de tristesse avait gagné son visage fatigué. C’est alors que, pour la première fois, elle lui avait parlé de son père et du métier qu’il faisait.

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