Toute discussion sur la culture doit de quelque manière
prendre comme point de départ le phénomène de l’art »
Hannah Arendt, La crise de la culture.
Pierrot avait pris l’habitude de traîner après la sortie de l’école autour du grand chantier de requalification de la maison de la culture qu’il voyait de sa chambre du 8eme étage de la place Charles Dullin.

Il ne se souvenait pas d’avoir vu en activité ce grand bâtiment ovale, recouvert de plaques blanches qui partaient en lambeaux. Depuis qu’il était rentré à la grande école, il y a quatre ans, il voyait des ouvriers s’affairer à l’intérieur. Certains jours, le ballet des camions chargés de gravats et de poutrelles était incessant. Il était beaucoup moins impressionné par cette carcasse de béton qui semblait laissée à l’abandon depuis qu’il avait entendu son père, annoncer que la “Macu” allait réouvrir. Pierrot n’avait jamais compris d’où venait ce nom rigolo.
Mais à chaque fois qu’un des copains du quartier Malherbe proposait d’aller jouer devant la “Macu”, pliés de rire, ils quittaient en courant, les jeux suspendus du square Louis Jouvet pour pénétrer par l’entrebâillement d’une palissade sur le terrain laissé en friche. Ils avaient passé des matinées entières du mois de juillet à construire une cabane avec les planches du chantier. Ils avaient même fait griller des saucisses sur un brasero qu’ils avaient récupéré sous les arcades du hall. Leur cabane était devenue lieu de rêve et de rassemblement. Derrière les palissades, ils étaient à l’abri des regards des rares promeneurs de l’avenue Berthelot. Ils avaient l’impression d’être en sursis : après le CM2, ils allaient se retrouver dans des filières différentes des collèges environnants.
À la rentrée de septembre, Pierrot avait découvert une “Macu”, toute neuve : un grand panneau annonçait l’ouverture prochaine de la nouvelle Maison de la culture rebaptisée MC2.

Les palissades avaient disparu ; il s’était senti dépossédé de son domaine. Un terre-plein avait remplacé le terrain vague et des ouvriers étaient en train de planter du gazon. Un sentiment étrange l’avait envahi : c’était comme si son enfance s’était achevée là.

La macu : jardin des dragons et des coquelicots
Le vendredi 17 septembre 2004, dès la fin de la classe, sans qu’ils se soient concertés, Pierrot avait retrouvé ses copains assis au bas des escaliers de la MC2. Chaque passage de tram déversait son contingent de grenoblois venus assister aux manifestations gratuites de l’inauguration. Un flux de plus en plus dense montait à l’assaut des escaliers majestueux conduisant au hall d’entrée du bâtiment rénové.

Décidément, ils n’étaient plus chez eux, Pierrot et ses copains s’étaient repliés sur le terrain de gazon qui s’étalait au bas des escaliers. Pablo avait tenté de les impressionner en se suspendant par les pieds aux barres d’une structure en arceaux, bleue métallique, plantée au milieu de l’herbe Personne n’avait réagi : le jeu n’était pas à la hauteur de leur attente. Il ne se passait toujours rien, sinon que l’agitation, en haut des escaliers, allait en s’amplifiant. Ils étaient partis les uns après les autres : pour une inauguration, c’était décidément trop naze. Pierrot était resté sans trop savoir pourquoi.

Une joyeuse pagaille s’installait sur le parvis : des invités, munis d’un précieux carton, l’agitaient aux yeux de vigiles qui semblaient aussi dépassés qu’eux. L’atmosphère devenait électrique. L’impatience chahuteuse des spectateurs, en attente de l’ouverture des portes, se mêlait aux slogans des divers manifestants : intermittents du spectacle venus interpeller le ministre de la culture ; opposants au stade d’agglomération en construction au centre ville tentant un dernier baroud de protestation ; occupants de squats d’artistes en désaccord avec les choix culturels de la ville…

Le dernier carré des invités autorisés à pénétrer dans le Saint des Saints avait réussi à trouver une ouverture dans le lacis des barrières métalliques. Un ballet de voitures noires, arrivées par l’arrière du bâtiment, avait déposé les plus hautes autorités de la République : Préfet, Recteur, accompagnant le ministre et les ambassadeurs invités. Comme aspiré par un irrésistible courant, tout ce beau monde avait été transporté à l’intérieur du nouveau bâtiment et avait disparu aux yeux de la foule massée en haut des marches. Le temps s’était momentanément arrêté. Le spectacle s’était accéléré. Pour mieux l’observer, Pierrot s’était hissé sur le dragon chinois en pierre blanche placé en bordure du terrain.

En équilibre instable, Pierrot avait vu déboucher de la porte de sortie du nouveau bâtiment un cortège en désordre. La foule massée en haut des escaliers était parcourue de mouvements divers ; des quolibets accompagnaient la nuée de tracts qui tombaient aux pieds des membres du défilé qui n’osaient ni les ramasser ni les piétiner. Pierrot avait l’impression de passer en revue une armée en débandade. En rigolant, de sa petite voix, il s’était mis à apostropher cette petite troupe en désordre : « une, deux, une, deux… ». La manœuvre se poursuivait sur le terrain des opérations, comme si le but du jeu était de rattraper et d’entourer le petit groupe de tête guidé par un homme habillé en noir, qui conduisait la procession, en rang d’oignons, selon un parcours compliqué qui tournait autour des différents mobiliers urbains disposés sur le gazon. Pierrot s’était senti étranger au jeu de ces adultes endimanchés. Il s’était laissé glisser de sa monture inanimée et s’était précipité à la suite du serpentin humain qui s’étirait de plus en plus. Indifférent aux cris proférés par les manifestants, le cortège avait poursuivi sa route pour gagner par une entrée dérobée la grande salle.
Trente six ans après, les discours d’inauguration de MC2 allaient renouer avec celui d’André Malraux tenu pour l’ouverture de la Maison de la culture.

À La gauche du ministre, Malraux, le président de l'association pour la maison de la culture, Philibert
Pierrot s’était retrouvé seul. Le sol était jonché de dépliants dont le papier glacé brillait sur l’herbe. Il en avait ramassé un et la cérémonie étrange dont il avait été le témoin privilégié s’était éclairée. Il avait sous les yeux la présentation du Jardin des dragons et des coquelicots. C’est ainsi qu’avait été baptisé le carré d’herbe entre l’avenue et la MC2 [1]. Le texte qui accompagnait les photos du parc miniature évoquait une « œuvre d’une grande poésie urbaine, ludique fortement autobiographique dans lequel « l’espace qui relie où les vides ont autant d’importance que les pleins. » [2]
Pierrot n’avait pas bien compris pourquoi. Il s’était pourtant senti autorisé à poursuivre, tout seul, la découverte de ce qui était présenté comme « un petit parc d’aventure pour les enfants du quartier et comme un parc de sculptures ». Le dépliant à la main, il avait pris contact avec les objets qui composaient ce parc.

Le dragon sur lequel Pierrot avait tenté de prendre la direction des opérations était une sculpture de pierre imitant un dragon chinois en provenance de Suzhou, ville jumelée avec Grenoble.
En suivant le plan du dépliant, comme s’il s’agissait d’une carte d’accès à un territoire inexploré, Pierrot s’était rendu au pied du monticule de terre inspiré du mont Fuji, imitation d’une miniature située dans un parc public de Kumamoto au Japon. Il lui avait rendu hommage par des prosternations de son invention. Il s’était senti sous la protection de l’esprit du lieu. Brandissant un sabre invisible, il avait poursuivi en hurlant des brigands apeurés par ses cris gutturaux. Il s’était retrouvé au pied du bâtiment sur un damier de pierre, allusion au jardin zen du temple de Kyoto. Ses menaces et la sérénité du lieu avaient dû désintégrer les corps de ses ennemis. Il avait poursuivi son aventure en suivant la bordure du parc faite de vague de galets blanc et noir comme celle du musée d’art moderne de Rio. Elle débouchait sur une cabine téléphonique bleue en forme de coque venue directement du Brésil.

Pierrot, La tête enfouie dans ce qui faisait office de casque avait tenté d’entrer en communication avec l’équipe de foot de Flamengo. Une voix étrange, dans une langue inconnue qu’il avait pourtant déchiffrée, l’avait informé personnellement que les joueurs étaient sur le terrain d’entraînement et que personne ne pouvait lui répondre pour l’instant. Légèrement déçu, il s’était dirigé vers la structure métallique sur laquelle Pablo avait tenté de faire le malin. Réplique d’un jeu d’enfant du parc Lénine à la Havane, elle ne présentait aucun intérêt. Il n’allait pas se mettre à jouer comme un gosse au cochon pendu
Sur le parvis, des manifestants continuaient de lancer des tracts. Pierrot s’était élancé pour les attraper. Il lui semblait que s’ils tombaient par terre le message secret de ces papiers qui volaient dans l’air de cette soirée d’automne risquait de s’effacer.
Sous la signature :
« Grenoblois fatigués de voir qu’on les prend pour des imbéciles »,
Pierrot avait lu sous le dessin maladroit d’un bâtiment tout en rondeur, la formule : « Prestige et gaspillage ». Les derniers spectateurs avaient pénétré dans le hall d’entrée et les manifestants s’étaient dispersés.
Sur le rectangle de gazon, une brassée de tracts dans les mains, une silhouette enfantine déposait au pied de chaque sculpture une petite feuille blanche. Le soleil s’était couché derrière le massif du Vercors. Pierrot avait accroché aux branches du sapin bleu posé à la lisière du jardin, les derniers tracts qui lui restaient. Dans le crépuscule, des petites tâches blanches se balançaient dans le vent. Sa cérémonie achevée, Pierrot était parti en gambadant rejoindre ses copains sur la place Charles Dullin.
Un enfant, dans l’imagination de ses dix ans, avait donné au parc sa vocation annoncée.
[1] Proposé par la plasticienne Dominique Gonzalez-Foerster, ce paysage urbain est l’œuvre choisie par la commande publique, au titre du 1% artistique Il s’agit de 1% de l’aide financière apportée par l’État pour l’opération de requalification de la Maison de la culture, soit 15.620.000 euros, sur un budget total de plus de 40 millions d’euros.
[2] Document de présentation du projet de Dominique Gonzalez-Foerster, ville de Grenoble, septembre 2004.