Aimer Tchekhov

J’ai repris et développé cet article dans un ouvrage, Faire Théâtre de tout. Espace, temps et place du spectateur, qui doit être publié à l’été 2021, aux Éditions théâtrales

Les pièces de Tchekhov sont contemporaines de la naissance d’un art nouveau, la mise en scène, telle qu’elle apparaît en Russie, à la toute fin du XIXè siècle avec le « théâtre d’art » de Constantin Stanislavski.

Le cadeau de Tchekhov au théâtre

Roger Grenier, dans un livre très personnel, Regardez la neige qui tombe,  évoque le grand metteur en scène allemand, Peter Stein.

Il écrit :  Lu presque tout le livre de Stein, Mon Tchekhov, un très  grand metteur en scène de théâtre Allemand, qui parle de choses étonnantes

Avec le livre de Stein, Grenier éprouve la sensation que Tchekhov n’est pas mort, que ce n’est pas possible. Ensuite, que c’est le seul auteur qui lui donne une envie impérieuse de rejoindre ses personnages sur scène. Puis que c’est le seul artiste et le seul homme incarnant pour lui un idéal, un modèle d’imitation. Il souligne aussi que l’auteur peut être vu par trois prismes : ses nouvelles, son théâtre, sa correspondance. Il souligne ses atouts théâtraux : Tchekhov fut le premier à substituer au « Héros » un groupe de personnages. Il fait naître l’idée du « sous-texte » (quelque chose qu’on ressent dans ses nouvelles aussi), c’est à dire l’idée que ce qui est dit contient autre chose que la somme des mots, c’est un aspect quasi musical ».

Peter Stein, soulignait dans son livre, l’importance capitale de Tchekhov pour tout le théâtre du XXe sièlce :  Son principal cadeau, c’est d’avoir annoncé ou découvert la dramaturgie du XXe siècle, ouvrant de nouvelles voies au théâtre.

Peter Stein qualifiait sa dramaturgie de « dramaturgie de la spirale ». Celle-ci repose sur la répétition d’événements, de paroles ou de courtes scènes qui se reproduisent dans leur structure et qui se distinguent « non [par] ce qui est dit mais [par] la manière de le dire ». 

Tchekhov « a démocratisé les rôles », écrit Peter Stein (2002, 48) ; il a aussi multiplié les (petits) drames qui construisent le personnage dans son existence sur la scène  L’action dramatique, chez Tchekhov évolue sur la base d’un trio, d’un quatuor ou de manière  “chorale” ; il en va ainsi dans La Mouette , comme d’ailleurs dans d’autres pièces comme Les Trois sœursOncle Vania,ou La Cerisaie . 

Un théâtre pour le temps présent.

Tchekhov a fait entrer dans le domaine de la comédie, la mort ou le suicide comme c’est le cas avec le personnage de Constantin Treplev, dans La Mouette. Peter Stein note que l’expérience tragique du monde est la base de son théâtre. Chez Tchekhov la fusion entre le rire et les larmes provient en grande partie de la cruelle peinture d’une société à bout de souffle dont la fin est traitée par l’ironie et la dérision. Les petites actions ordinaires qui singularisent les personnages sont des drames qui doivent être joués avec légèreté, tant les personnages semblent ignorer combien leurs désirs et leur imaginaire sont éloignés de leur vie réelle. Ce serait méconnaître Tchekhov que d’en faire un auteur de la mélancolie et de l’âme slave. Tchekhov est un « farceur tendre », écrit Vilar dans sa préface de la Cerisaie (1963, 32).

Ce qui est merveilleux avec Tchekhov, lorsqu’on met en scène ses pièces, c’est qu’il n’est nullement nécessaire de les actualiser ou de les inscrire dans une Russie pré-révolutionnaire. Les principaux thèmes continuent de résonner dans notre contemporanéité, à condition des les faire entendre au-delà d’une psychologisation qui enfermerait les personnages dans une essence. Il suffit de faire entendre la force du désir des personnages et la profondeur de leur renoncement. Et c’est encore affaire de mise en scène.

Tchekhov :“Lanceur d’alerte pour sauver les forêts”

Je reprends ici un titre du journal Le Monde, du 21 juillet, d’une série d’articles, Auprès de mon arbre.

Un thème qui résonne dans un grand nombre de pièces de Tchekhov est celui de la destruction de la nature et de l’aveuglement des hommes devant la dégénérescence de leur environnement dont ils sont les agents. Le personnage d’Astrov, dans Oncle Vania est le prototype de ces personnages dont la conscience aigüe l’isole des autres protagonistes peu sensibles à sa lucidité.

Dans L’homme des bois (Le Sauvage), qui peut être considéré comme l’ébauche de Oncle Vania, Tchekov fait dire au personnage principal :

Vous exterminez les forêts, mais elles embellissent la terre, elles apprennent à l’homme à comprendre ce qui est beau et lui inspirent une humeur majestueuse. Les forêts adoucissent la rudesse des climats. Où le climat est doux, on dépense moins de forces pour lutter contre la nature. […] Vous me regardez d’un air ironique, et tout de ce que je vous dis vous paraît vieux et futile, mais quand je passe devant les bois des paysans que j’ai sauvés de la hache, ou quand j’entends bruire ma jeune forêt, que j’ai plantée de ces mains, là, j’ai conscience de ce que le climat, lui aussi, est un tant soit peu en mon pouvoir, et que si, dans mille ans, les hommes sont heureux, eh bien, j’y serai aussi, un tant soit peu, pour quelque chose. Quand je plante un jeune bouleau, que je le vois se couvrir de feuilles et se balancer dans le vent, mon âme s’emplit de fierté.

Le docteur Astrov, au début de Oncle Vania, reprend cette thématique :

   Ceux qui vivront dans cent, dans deux cents ans, ceux à qui nous aurons frayé le chemin, auront-ils une bonne parole pour nous ? 

Le salut et le destin des personnages se réalisent dans leur inscription dans une vie active : celle de l’art, de la connaissance ou encore, ou encore de l’attention à l’autre. Cette question est récurrente chez Tchekhov. Et si la vie est si difficile, c’est bien souvent parce que les personnages ne sont pas conscients de ce qui menace leurs rapports à l’environnement : ils n’entendent pas le bruit de la hache qui abat les arbres de la cerisaie pour construire à sa place des chalets pour les vacanciers.

Tchekhov, avec ses pièces, nous montre  qu’à ces questions sur le sens de la vie,  il n’y  a de réponse qu’artistique. L’art seul peut nous transmettre le témoignage de vie et des drames de l’homme ordinaire, de l’Homme sans qualités.

Comment faire aimer Tchekhov ?

Comment mettre en scène et jouer les pièces de  Tchékov pour le rendre contemporain ? Non pas moderne mais contemporain, ce qui n’est pas la même chose. Est moderne ce qui rompt avec la tradition, recherche l’innovation et s’inscrit dans l’histoire de l’art. 

Est contemporain, celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps (Giorgio Agamben). Le contemporain est, selon Agamben, une singulière relation avec son propre temps auquel on adhère tout en prenant ses distances

Une mise en scène est contemporaine lorsqu’elle résonne avec son temps par le déphasage et l’écart qu’elle instaure avec une vision qui reflète l’époque et ses idées reçues parce que dominantes. Ainsi les grandes pièces de théâtre sont perçues différemment selon les époques et leurs sensibilités, pourtant elles ouvrent de nouveaux horizons et renouvellent les perspectives des personnages. Et c’est affaire de jeu, donc de mise en scène.

Mémoire chaude, mémoire froide

Claude Lévi-Strauss proposait de distinguer chaudes et sociétés froides en fonction du rapport qu’elles entretiennent avec leurs mythes. Les premières les acceptent et continuent de voir en eux des récits qui opèrent. Les secondes les réfutent et ne leur accordent qu’un statut de mémoire archaïque. Georges Banu, dans Le Théâtre ou l’instant habité, transpose cette distinction dans l’acte de mise en scène des pièces du passé. 

La mémoire chaude “vise à actualiser l’extrême ancien. À le transmuer en présent ». 

La représentation cherche alors une communication immédiate, et le contact avec le passé s’établit par les corps, les actions, les émotions qui résonnent dans l’instance du présent du spectateur. La  mémoire froide, quant à elle, affirme la distance, elle  recherche l’étrangeté et l’éloignement : le spectateur est placé devant un monde qu’il observe comme un entomologue le fait avec une colonie d’insectes.

On peut passer au filtre de cette distinction les grandes mises en scène des pièces de Tchékhov. A propos de La Cerisaie, elle permet d’éclairer les partis pris du metteur en scène. Comme le remarquait Banu, La Cerisaie avance des questions à l’heure où « le temps est sorti de ses gonds » et la société russe enregistre ses soubresauts. Trop simpliste est l’approche de La Cerisaie à partir d’un regard historique qui enferme les personnages dans un comportement de classe. La lecture historique est un point de vue, mais elle ne fait que rendre compte du contexte extra-scénique. La Cerisaie embrasse certes la société de son temps ; sa représentation renvoie elle à un hors champ qui dépend du point de vue du metteur en scène et des moyens artistiques qu’il se donne.

La Cerisaie ou le « cimetière du temps »

Le temps vécu par les héros tchekhoviens est bien souvent un temps fixé sur le passé ; les grandes pièces de Tchekhov traitent toutes d’un rapport différencié des personnages au temps de leur expérience. C’est certainement dans La Cerisaie que cette question est abordée dans toute sa profondeur et sa richesse. 

L’admiration de Strehler pour cette pièce, et l’analogie qu’il établit avec Le Roi Lear,  résident dans le fait que toutes deux traitent d’un thème essentiel : « le sentiment du temps ». Le temps des générations qui se succèdent modifie les perceptions de la douleur qui passe et fait mûrir… Ces deux pièces sont des chefs-d’œuvre en ce qu’elles présentent sur leur époque respective « une conscience d’elles-mêmes à laquelle d’autres sont incapables d’atteindre». Pour cette raison, il faut  revenir sur les personnages de La Cerisaie qui ont chacun un rapport spécifique au temps. 

L’époque et le temps durant lesquels le récit écrit se développe sur la scène font partie des problèmes essentiels que doit résoudre le metteur en scène. La Cerisaie est certainement la pièce de Tchekhov qui traite avec le plus de profondeur les phénomènes de comportement et d’attitude des individus en fonction de leurs rapports à l’expérience vécue du temps. En Russie, à la fin du XIXe siècle, de grands bouleversements se présentent dans l’industrialisation et l’urbanisation du pays. Trop simpliste serait une approche de la pièce à partir d’un regard historique qui enfermerait les personnages dans un comportement de classe. La lecture historique est un point de vue, mais elle ne fait que rendre compte du contexte extra-scénique. 

La représentation de La Cerisaie renvoie à un hors champ qui dépend du point de vue du metteur en scène et des moyens artistiques qu’il se donne. 

La représentation du “jardin des cerises” est une des difficultés structurelles de la mise en scène de La Cerisaie dans la mesure où le jardin est aussi un espace de projections imaginaires des personnages. Le choix de Streheler est de rendre compte de la présence sensible du jardin des cerises par un grand velum suspendu au dessus de la scène.

La mise en scène de Strehler 

Giorgio Strehler, dans ses notes sur La Cerisaie, met en évidence l’emprise du temps dans la construction de l’intrigue (Strehler 1977). Le temps vécu par les personnages — le temps qui passe et modifie leurs comportements — est fondamental.

Décor du 2eme acte dans la mise en scène de G. Strehler

Les trois boîtes

Dans ses « Notes sur La Cerisaie », Giorgio Strehler re­marquait que les pièces de Tchekhov se situent sur trois plans de référence super­posés, qu’il appelle : « les trois boîtes chinoises ». 

La première est celle du récit, composé d’événements et de person­nages vraisemblables. La se­conde boîte est celle de l’Histoire : les personnages vivent dans une histoire qui change et dont ils sont les témoins conscients ou non. Enfin, la troisième boîte est celle de la vie, de l’aventure humaine. Cette troisième boîte ouvre la représen­tation « sur le versant symbolique et métaphysico-allusif ». La responsabilité artistique de la mise en scène est de rendre présent ces trois plans. Voilà l’horizon à atteindre.

 L’ambition de tout montrer, coûte que coûte, la crainte du mystère des mots, fait que bien souvent la scène illustre le texte. C’est le reproche que Meyerhold adressait, en 1904, dans son journal, à la mise en scène de La Cerisaie  réalisé par Stanislavski au Théâtre d’art de Moscou, au début du XXe siècle (Meyerhold,  T.1, 1973, 101).

L’intrigue de La Cerisaie est riche en événements ordinaires qui viennent bouleverser les attentes des personnages. La première boîte raconte l’histoire de la famille de Lioubov Andréevna Ranevskaïa, propriétaire foncière, de son frère Gaiëv, de sa fille Ania et de personnages qui entourent et servent Lioubov. Toute l’intrigue de la pièce se fonde sur l’avenir du « jardin des cerises » ; ce dernier est l’objet du discours des personnages, de leurs désirs et de leurs souvenirs. La multiplicité des significations, différentes pour chacun des personnages, rend délicate la représentation scénique du verger. Son omniprésence dans les paroles et les projets des personnages met, d’une certaine manière, sa présence à distance.

Le premier et le dernier acte de La Cerisaie se situent dans la « chambre des enfants ». Celle-ci n’est pas un simple lieu qui permet au récit de se dérouler ; ce lieu est une invention dramaturgique de Tchekhov qui structure le rapport au temps des personnages. Dans la chambre des enfants, il y a des “choses” qui appartenaient à l’enfance de Lioubov et de Gaiëv. Tchekhov, dans la première indication qu’il donne pour identifier le lieu du premier acte, précise: « Une chambre qu’on appelle encore la « chambre des enfants ». Le génie de Strehler, dans sa mise en scène de 1974 qui modifie radicalement la tradition naturaliste de Stanislavski, consiste à fonder une partie de la représentation sur cette notation apparemment secondaire de l’auteur : “encore”. 

Strehler, dans ses notes, remarque que des « enfants, il n’y en a pas : le dernier est mort cinq ans auparavant et c’était celui de Lioubov ». L’enfance n’est plus dans la chambre qui était celle de Lioubov et Gaiëv, lorsqu’ils étaient enfants. Et Strehler de préciser : « Si on ne le dit pas, personne ne peut comprendre que cette pièce “était”, et “est”  malgré tout, la chambre des enfants. »  Lioubov et Gaiëv, devenus vieux, sont incapables d’accéder à la maturité. Ils continuent de vivre d’illusions, refusent d’abandonner leur enfance et ignorent leur réalité d’aujourd’hui.

Comme le remarque Strehler, et c’est une des directions de sa mise en scène, la chambre des enfants « apparaîtra comme une sorte de cimetière du temps ». Lorsque Gaiëv, par inadvertance, ouvre la vieille armoire, des objets entassés pêle-mêle se répandent sur le sol. Le jeu du temps est mis en action par  «L’armoire-mère-mémoire », comme la désigne Strehler. Les accessoires qu’elle contient ne sont pas de simples choses qui, un jour, ont eu un usage. L’ouverture de l’armoire libère ces objets : elle (re)donne vie à ce qui n’est plus. « L’espace embaume l’enfance », comme l’écrit Georges Banu, dans son remarquable compte-rendu de la mise en scène de Strehler (1977, 24). L’hommage attendri et naïf que Gaiëv rend à l’armoire, à l’acte 1 : « Chère et très honorée armoire », n’est pas un bavardage ridicule. L’armoire, dont il vient de constater qu’elle a exactement cent ans, représente, à ses yeux : «  pour toutes les générations de notre famille, le courage, la foi en un avenir meilleur, implantant dans nos cœurs le sens du bien et de la conscience sociale. L’armoire est ce qui permet de faire resurgir ce qui a été perdu : l’enfance de Gaiëv et de Lioubov. Elle est le révélateur de ce qui a été oublié, pendant un temps, l’archive ancienne dont la fonction de remémoration vient subrepticement rappeler la perte.

Les mises en scène de Tchekhov par Christian Benedetti

Peu soucieux d’être fidèles à Stanislavski, et à une tradition qui s’est volatilisée dans les cintres des théâtres, les metteurs en scène d’aujourd’hui s’efforcent d’abord de rechercher une vérité qui résonne pour le public présenti et qui relève d’une condition humaine, plus que d’une nature, qu’elle soit slave ou universelle.

Les dix dernières années ont été marquées par de nombreuses reprises des pièces de Tchekhov, et en particulier de La Mouette. Le texte esttraversé par les questionnements autour de l’impossibilité de l’amour. La quête d’amour dans La Mouette se heurte au manque qui ronge à peu près tous les personnages : la personne aimée n’est jamais disponible car elle est prise par un autre objet d’amour. Le jeu de l’amour dans La Mouette ressemble à la comptine enfantine : j’en ai marre, marabout, bout de ficelle… Ce jeu de l’amour ne peut se fixer dans une relation et la chaîne qu’il constitue est animée d’un mouvement perpétuel qui épuise les protagonistes.

Entre 2011 et 2016, le projet de Christiant Benedetti a été de représenter l’ensemble du répertoire tchekhovien. Il avait monté, La Mouette, en 1980, alors qu’il était élève au conservatoire de Paris. Il l’a recréée, en 2001,  au théâtre-studio d’Alforville et repris en tournée en 2013 et 2004. Les pièces majeures Oncle VaniaLa CerisaieLes Trois sœurs ont été représentées entre 2013 et 2014 et reprises au “Festival des nuits de Fourvière” en 2015.

La cerisaie, mise en scène de C. Benedetti

La place du spectateur

L’intention de La Mouette, comme dans celles des trois autres pièces de Tchekhov qu’il a mises en scène, est de déplacer le regard du spectateur et son horizon d’attente, en refusant, notamment, d’obéir à un certain nombre de normes convenues sur le théâtre de Tchekhov. Il revendique ce point de vue : « Sur la place du spectateur, il y a un combat à mener avec le théâtre et l’acte de création en général », écrit-il dans le programme de la représentation de 2011. Quand il monte une pièce, Christian Benedetti déclare vouloir « braquer les spectateurs » : 

Quand on vient au théâtre, c’est pour être inquiété, indique-t-il dans le programme, il faut arriver à faire en sorte que le spectateur déplace sa vision des choses. 

Sa représentation affiche sans ambiguïté un désir de rejet de la convention et un refus d’assignation au pouvoir des images, préférant une scénographie indicative et allusive. Comme il le déclare, à propos de sa mise en scène d’Ivanov, au théâtre de l’Athénée en novembre 2018, il convient d’inventer : Juste avec ce qui est nécessaire pour mettre en lumière le sens et montrer la pensée en mouvement. 

Au centre : Christian Benedetti

Un des thèmes de La Mouette : la difficulté d’être artiste

La Mouette, peut-être plus qu’aucune autre pièce, fait de la création artistique le mode d’expérience vécue qui conjugue passion, besoin d’être aimé, (més)estime de soi, illusion vis-à-vis de ce qu’on est et de ce qu’on fait. Comme l’écrit, Christian Benedetti dans le programme  d’une remarquable Mouette, qu’il vient de reprendre au Théâtre-studio d’Alfortville :

Ici, si l’on n’est pas artiste, on aurait voulu l’être…comme si c’était la seule chance d’être contemporain .

Si La Mouette  — la pièce et les personnages — peut avoir un sens pour nous, ce n’est qu’à condition que se réactualisent pour le spectateur d’aujourd’hui les espoirs, les attentes, les illusions vécues et perdues, les prises de conscience et le ressentiment qui mobilisent le devenir des personnages imaginés par Tchekhov. Et c’est affaire de mise en scène

La mise en scène de Benedetti est contemporaine parce qu’elle ne cherche pas à s’inscrire dans une tradition théâtrale pour le prolonger, la transmettre ou la rejeter. Elle diffuse la blessure du contemporain dans la mesure où Benedetti montre « une société en état d’épuisement sur le plan psychique, émotionnel et mental». La nôtre ?.

L’affiche de La Mouette, est à l’image de la mise en scène de Benedetti qui procède par équivalences

Le personnage central de La Mouette, où plus précisément ce qui donne aux personnages l’occasion de mettre en jeu et en actes leurs espoirs et leurs attentes, est le lac. Ce lac que Nina doit traverser pour rejoindre la propriété de Sorine et retrouver Constantin ; le lac qui se présente au delà de la scène vide, du spectacle donné par Constantin à sa mère et à ses invités ; le lac  qui fournit à Trigorine, l’écrivain un sujet de petit conte.

Au bord d’un lac vit depuis son enfance une jeune fille… telle que vous. Elle aime ce lac comme une mouette, comme une mouette elle est heureuse et libre. Mais un homme arrive, par hasard, et par désoeuvrement, la fait périr, comme on a fait périr cette mouette.

Une scène de La Mouette : au premier plan, Sorine

Le lac n’est pas seulement l’espace métaphorique dans lequel naissent et meurent les attentes déçues, les rêves illusoires, les espoirs sans cesse brisés. Il est un élément du décor et la référence imaginaire de l’espace de liberté dont rêvent les personnages.

La figuration du lac dans La Mouette pose de réels problèmes au metteur en scène. Le lac renvoie à une figure archaïque et négative. Il est d’abord un espace réel de séparation entre la demeure de la riche famille de Nina qui s’oppose à son désir d’aller, sur l’autre rive, à la rencontre du monde qui la fascine, celui où l’on parle d’art, où l’on fréquente des écrivains. La mise en scène de Benedetti ne consiste pas à choisir une abstraction symbolique pour le lac : elle consiste plus radicalement à supprimer tout décor représentatif. Et ce n’est pas seulement affaire de moyens économiques ou de  dispositif scénique. Elle propose une machine à jouer qui place directement le regard du spectateur sous le feu de la passion des couples en tension et décalage permanents : Medvenko et Macha ; Constantin Treplev et Nina ; Nina et Trigorine ; Dorn et Paulina. Le rythme effréné des échanges est la marque de l’urgence à affecter l’autre, à lui faire partager une passion qui ne trouve pas les mots qui se dire…

Ce qu’énonce la mise en scène n’est ni la nostalgie d’un monde qui n’est plus, et que cherchent à représenter bien des mises en scène, ni la recherche anachronique de structures sociales ou historiques qui contiendraient les tensions dramatiques. La mise en scène ne cherche pas à décliner les métaphores du texte : la mouette que Constantin vient de tuer et qu’il dépose aux pieds de Nina est représenté que par le graphisme qu’il dessine à la craie sur la scène vide. La mouette devient un pur signifiant, bien fragile. Un signifiant dont le signifié est la représentation dans son ensemble. Ici le temps qui fuit, le déséquilibre des attentes qui rend les rencontres si fragiles, si bien illustrées par la dernière scène où Nina en équilibre instable sur une poutre inclinée, comme un oiseau sur la branche se confie à Constantin avant de fuir une nouvelle fois.

Je suis une mouette. Non, ce n’est pas ça… Vous vous souvenez, vous avez tiré une mouette ? Survient un homme, il la voit, et, pour passer le temps, il la détruit… Un sujet de petite nouvelle… Ce n’est pas ça… De quoi est-ce que je ?… Je parle du théâtre. Maintenant, je ne suis plus la même… Je suis devenue une véritable actrice, je joue avec bonheur, avec exaltation, la scène m’enivre et je me sens éblouissante. Et maintenant, depuis que je suis ici, je sors tout le temps marcher, je marche et je réfléchis, je réfléchis et je sens que, de jour en jour, mes forces spirituelles grandissent…

Ce qui fait la valeur de cette représentation, c’est sa capacité d’ébranler notre sensibilité et d’établir des résonances entre le monde de la scène et l’instance du présent du spectateur, instance constituée par ses références socioculturelles et imaginaires. C’est d’ailleurs toute la force du théâtre : ici et maintenant, par la médiation de l’acteur, se tisse une relation entre le personnage et le spectateur.

C’est dans le blanc des mots, dans les associations que le spectateur établit entre les drames que lui montre la scène du théâtre et ceux qui se jouent sur la scène de notre monde contemporain que la représentation vient prendre son sens. Et si le théâtre est fondé sur l’activité artistique de l’acteur, c’est dans le choix de tel ou tel acteur, pour jouer tel ou tel personnage, que se manifeste la responsabilité du metteur en scène. L’entre-deux imaginaire qui relie le texte comme trace de l’inspiration du poète et le texte comme animation de la sensibilité de l’acteur est hanté par le personnage. La sympathie — au sens premier d’émotion partagée — entre le personnage, figure imaginaire, et l’acteur relève de la même ressemblance que celle exprimée par le personnage de l’Ange Gardien de Dona Prouhèze dans le Soulier de Satin :

  Et moi, est-ce que j’aurais été choisi pour la garder sans une secrète parenté avec elle ? La reconnaissance d’une parenté sensible et imaginaire entre un ac­teur et le personnage est déjà une interprétation, elle est en tout cas une inven­tion de mise en scène. Les personnages de La Mouette— les duos devrais-je dire, car les personnages, ici dans la pièce et dans le traitement qu’en donne Benedetti — n’existent et ne vivent que dans la confrontation avec le désir de l’autre. Chez Tchekhov, le personnage ne s’énonce pas selon une structure psychologique ni ne se construit dans la motivation et l’intention de l’action : il est déterminé par la relation interpersonnelle qui le révèle à lui même.

Le personnage n’est pas une entité crée par l’écriture de Tchekov qu’il faut incarner, il est une épure, une forme en devenir en attente d’un corps et d’une émotion construits par l’acteur qui se heurte à une autre forme : celui ou celle par qui, le personnage peut exister aux yeux du spectateur.  Les personnages ne représentent plus une trace de la mémoire froide, celle qui nous renvoie à la Russie du début du siècle. Les acteurs réactivant la douleur des personnages l’ont convertie en une mémoire chaude afin que nous puissions pleurer, nous aussi, comme Vania sur nos illusions perdues, pour nous en délivrer ou comme Nina pour les fuire.

Constantin lui ne sait plus pleurer, ne peut plus pleurer. Pour s’être projeté dans un non purement abstrait, dans une rébellion et un rejet absolus, des formes anciennes comme des relations avec le compagnon de son mère, Constantin, à l’image des nihilistes décrits par Dostoïevski s’enferme dans la haine et le ressentiment. Et comme cette haine et se ressentiment se retournent contre lui, il n’a d’autre solution que de mettre fin à sa vie.

« Pour les désespérés seulement nous fut donné l’espoir ».

C’est par cette phrase que se termine le magnifique texte de Walter Benjamin, Les affinités électives de Goethe.

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