Last exile in Williamsburg

Chapitre 1.

Rencontres manquées à Brooklyn

À peine arrivé le matin à New York par le Greyhound venant de Montréal, j’avais voulu, comme à mon habitude, sacrifier à un rite personnel. “Comme à mon habitude”, est peut-être too much, cela ne faisait que la troisième fois. En 6 ans ! Mais n’empêche, je faisais preuve de constance et de fidélité. De mon hôtel minable, au fin fond de Brooklyn, au bout du bout, mais à Brooklyn, tout de même, je m’étais rendu directement à Williamsburg.

Elle doit se demander ce que je fous là ! Moi pas : J’accomplis mon pèlerinage.

       

 Je n’avais pas de temps à perdre. Après avoir tourné, ici est là, à la recherche de mon lieu de pèlerinage, sous une petite pluie fine et constante, perdu comme une âme en peine, je m’étais retrouvé au coin de Bedford avenue et de Division avenue. La pluie s’était brusquement arrêtée. Un timide soleil projetait un tout aussi discret arc-en-ciel, sur la chaussée. J’avais accosté, sinon sur la terre promise, du moins à bon port.

Ce que cherchais était là, à mes pieds : le quartier des juifs orthodoxes.

Arrivé à bon port, dans l’autre monde.

Et, planté sur ce trottoir, encore mouillé, au beau milieu du spectre coloré, j’en avais croisés de tout poil, et ce n’est pas une métaphore désobligeante. Tous portaient une redingote noire, plus ou moins lustrée ou brillante, de satin ou de laine peignée et étaient dotés d’une barbe fournie du noir ébène au blanc neigeux, en passant par les mille nuances du gris dont ils devaient ignorer la référence récente. Si tous étaient coiffés de couvre-chefs, les plus modestes — ou les moins pieux ? — se contentaient de chapeaux de feutre noir communs à toutes les congrégations qu’elles soient professionnelles, mafieuses, ou religieuses. Les plus démonstratifs portaient un chapeau rond de fourrure aux larges bords qui leur conféraient une allure majestueuse.

Pour que leur couvre-chef, le shtreimel, se tienne en équilibre, et quel que soit, par ailleurs, leur âge ou leur embonpoint, ils marchaient hauts et fiers, comme pour être en contact le plus direct avec le Très haut. 

Le streimel tient tout seul : miracle ou volonté divine ?

De tout poils donc. Des, en quête d’un signe qui leur serait directement adressé. D’autres, auraient fait confiance aux techniques modernes pour établir le contact. Des solitaires soucieux, au teint pâle, sacs de plastique remplis à ras bords balançant aux bras. Pour en juger au poids de ce qui les tirait vers l’avant et vers le bas, ils devaient avoir une volée d’héritiers et d’héritières. Même si seuls les premiers comptaient pour transmettre la tradition, il fallait bien nourrir également les secondes. 

Des aussi , qui allaient par deux, trois ou par quatre et qui semblaient poursuivre une discussion talmudique, à moins qu’ils évoquaient le taux des diamants bruts que leurs cousins d’Anvers leur envoyaient taillés pour les vendre sur la 5eme avenue.

Première rencontre : la naissance d’une histoire d’amour ou un mariage arrnngé comme dans cette magnifique série,unorthodox ?

            And at last but non least – je n’oublie pas que tout cela se passe en Amérique du Nord, les plus singuliers exhibaient des hauts de chausse qui mettaient en évidence leur bas de soie blanche, comme ceux qu’on peut voir dans les pièces de Molière, lorsqu’elles sont jouées en costume traditionnel. Il est vrai que ce n’est pas exactement la même tradition. À chaque fois, j’avais accéléré le pas pour tenter de surprendre quelques mots de yiddish, histoire de retrouver ma mamé loch’n  (langue maternelle, en yiddish).

Ils étaient malins et exclusifs. Dès que je m’approchais à une distance où je risquais de pénétrer dans leur sphère de dialogue, ils baissaient la voix ou devenaient silencieux. Ils n’avaient certainement pas envie de connaître mon avis sur le point de la michna qu’ils étaient en train d’interpréter. Ils n’avaient pas tort, ou peut-être plus prosaïquement, ils ne tenaient pas à ce que je connaisse les cours du diamant. 

Ils ne voulaient pas me voir 

J’avais croisé des petits groupes de préadolescents qui se chamaillaient avec beaucoup de décence, comme si leurs “papillotes” les tiraient prématurément vers la vie d’adulte.

Le Hassidisme n’a pas d’âge

Life is not a picnic comme le dit le titre du spectacle de mon ami David Bursztein qui aurait été aussi heureux que moi de voir préservées, malgré tout, leurs joies d’enfant. Occupés à poursuivre un ballon qui semblait n’en faire qu’à sa tête et qui défiait toutes les lois de cinétique mondaine, ils m’avaient contourné sans me voir. Peut-être leur course endiablée répondait-elle à la mécanique céleste. Tout comptes faits, le terme “endiablé” me semble mal venu, je ne voudrais pas qu’il leur porte le mauvais œil. Toujours est-il qu’ils disparurent de ma vue, comme par miracle, en un clin d’œil.

J’avais alors été dépassé par un homme d’une quarante d’années, de haute taille, le visage anguleux, pour ce que j’avais pu en deviner, la chevelure noire de geai, large d’épaules, la taille fine et la démarche souple et décidée.

C’est lui au premier plan. Mais ce n’est pas moi au second. Je n’ai, tout de même pas pu me prendre en photo en marchant !

Je l’avais suivi. On aurait pu le prendre pour un acteur de cinéma sortant de la salle de maquillage pour rejoindre le plateau de tournage d’un film, comme par exemple, « le rabbi miraculeux ». 

J’avais voulu venir à sa hauteur pour croiser son regard et voir à quoi il ressemblait. Entreprise audacieuse. J’avais accéléré mon pas ; il semblait ne pas avoir modifié le sien. Notre écart s’était pourtant accru. Il avait brusquement tourné au coin de la rue et je l’avais vu, cent mètres plus loin, pénétrer par la petite porte d’une maison de brique rouge, surmontée d’une inscription en Hébreu. Il avait laissé la porte entrebâillée, comme pour m’inviter à entrer. Je n’avais pas osé le suivre. Peut-être la peur d’être embarqué dans une aventure mystique pour laquelle je ne me sentais pas encore assez préparé. Je n’avais même pas pu déchiffrer l’inscription en Hébreu, malgré mon heure d’hébreu hebdomadaire, l’année qui avait précédé mon voyage en Israël. J’avais juste pu déchiffrer le mot Dèlèt, la porte. Décidément je n’étais pas prêt pour la franchir.

Il ne me restait plus qu’à passer à l’épreuve pour laquelle je m’étais entraîné : traverser l’East river, en courant, pour rejoindre Manhattan, par le pont de Williamsburg.

            J’avais à peine eu le temps de m’émerveiller à la vision des gratte-ciel qu’un murmure bruyant comme un essaim d’abeilles se rapprochait de moi. 

Des jeunes étudiants, la barbe déjà abondamment fournie, les papillotes flottant au vent, la chemise dépassant sous le veston noir m’avaient débordé sans vergogne, tout en continuant leur discussion à plusieurs voix simultanées. Le pas rapide, comme s’ils se rendaient collectivement à un rendez-vous qu’il ne fallait pas manquer.

J’avais tenté d’accélérer l’allure pour rester à leur niveau, je n’y étais pas arrivé. Question de sac balançant sur mon dos, de génération, peut-être de motivation.

Ma promenade qui s’était voulue touristique s’était transformée en processus d’exclusion. 

Durant les deux kilomètres de traversée, j’avais ainsi été rattrapé, ignoré, dépassé, par des petites cohortes successives de jeunes gens, parfois précédé d’un adulte à barbe blanche ou grise qui semblait n’avoir aucun mal à trottiner à leur allure.

À la sortie du pont de Williamsburg, un petit groupe attendait le feu vert pour traverser Delancey street.. L’adulte qui les précédait avait levé le bras ; les voitures s’étaient arrêtées sans toutefois se retirer ou reculer. N’est pas Moïse qui veut. Leur emboîtant le pas — ne faisais-je pas partie du même peuple qu’eux ? —, je m’étais alors senti autorisé à leur demander ce que je ne n’avais pu faire avec les autres. Dans un anglais métissé de yiddish, j’avais baragouiné: « Are you going to the Schoule ». Je ne savais dire le mot de synagogue qu’en yiddish ou en français. Continuant leur traversée vers je ne sais quelle terre promise, aucun d’eux ne m’avait répondu, peut-être ne m’avaient-ils simplement pas entendu.

Le plus jeune d’entre eux avait pourtant ralenti le pas, il m’avait toisé avec étonnement, des pieds à la tête, et peut-être attendri par mon souffle court, il m’avait répondu, avec l’accent de Sarcelles : «Il y en a encore pour une heure de marche». Il avait repris la sienne et rejoint les autres.

Le seul qui avait bien voulu me répondre avait l’accent de Sarcelles.

Je m’étais retrouvé seul. Pas pour longtemps. J’avais alors été interpellé par un homme d’un certain âge, tout aussi essoufflé que moi qui lui aussi semblait avoir perdu son groupe. 

C’est lui, mais à côté, ce n’est pas moi

De courtes jambes mal coordonnées, un large buste qui le portait en avant, alors que sa tête brinquebalante coiffée d’un kapele sans âge, semblait vouloir, malgré tout, regarder devant soi. Il m’avait fixé un court moment. Je lui avais inspiré confiance. Semblant reconnaître en moi un égaré comme lui, il m’avait demandé dans un anglais approximatif à l’accent pied noir : — You know where is Bowery avenue ? ».

Je l’avais parfaitement compris mais j’avais été incapable de lui répondre, ne sachant, pas plus que lui, où se trouvait cette avenue. Sans attendre, il avait repris sa course. J’avais renoncé à la mienne.

Je m’étais retrouvé, sans le vouloir on the Bowery avenue, qui coupait, un bloc plus loin, l’avenue où je venais de perdre ma dernière rencontre, le seul qui avait bien voulu m’adresser la parole. J’avais encore été rattrapé, à l’arrache, par un dernier groupe qui m’avait dépassé, un jeune homme agitait fièrement un drapeau où était inscrit en anglais Messiah, avec un graphisme qui imitait les caractères hébraïques. Les mécréants comme moi, pouvait alors comprendre ce qui mobilisait leur course sur Manhattan. Mais pourquoi aller l’attendre sur cette avenue qui n’avait rien de sacrée ? Le Messie ne sera-t-il pas partout chez lui lorsqu’il viendra ; alors pourquoi pas on the Bowery ? Ce fut ma dernière pensée interprétative de la soirée.

Il ne me restait plus qu’à trouver un endroit pour me restaurer, maintenant que mes préoccupations ethno-religieuses étaient provisoirement calmées. Je m’étais retrouvé chez Katz’Deli, tout proche, un delicatessen, paraît-il célèbre et renommé.

Célèbre du fait que cette immense cantine avait servi de décor à la scène de « Quand Harry rencontre Sally ». Renommé, certainement pas pour la qualité des énormes sandwichs au pastrami qui faisaient sa douteuse réputation. J’avais sacrifié à ce rituel où rien n’était yiddischisant, ni les serveurs noirs ou hispaniques, ni la clientèle bigarrée.

Oy vey !

Je devais être le dernier juif présent dans cette usine à bouffe, à la recherche d’un passé disparu. Je restais pourtant embarrassé par une question simple : où courraient-ils tous, eux qui n’avaient pas voulu me le dire ? Il ne me restait plus qu’à retourner au bout du bout de Brooklyn. En métro, cette fois-ci. C’est alors que me revint l’image de la pancarte qui surmontait le voie piétonne du pont de Williamsburg : 

Oy vey!  yiddish, intraduisible. Se dit à chaque fois qu’un désagrément se présente : pour s’en plaindre, le conjurer ou encore l’éviter, ce serait le mieux. Et D. sait combien les désagréments font partie de la vie. 

Oy vey ! Mais peut-on appeler ce qu’on vit, une vie, lorsque celle-ci nous arrache un Oy vey ?

Où courrais-je donc ? À quoi voulais-je échapper ou que désirais-je retrouver ?

J’aurais mieux fait de me poser à moi-même la question que je n’avais su leur poser. Fallait-il que dans chaque ville que je visite, Prague, Cracovie, Londres, Jérusalem, Montréal…, je me rende dans le quartier où quelques silhouettes à peine croisées, aussi vite disparues, auraient pu me dire d’où je venais…?

Ne valait-il pas mieux que j’interroge les sculptures des Rabbis si expressifs de mon ami de Montréal, Claude Hazanavicius ? Personnages dont on ne distinguait guère les traits du visage mais qui portaient le témoignage de l’humaine condition. 

Où va-t-il ? D’où vient-il ? Même Claude H. qui l’a pourtant créé ne le sait pas.
Oy vey ! Voilà que même les sculptures l’énoncent

Personnages qui semblaient se contenter d’être là, dans le présent, sans ignorer d’où ils venaient. Personnages qui auraient sans aucun doute pu me dire ce qui me faisait courir ainsi, puisqu’ils s’étaient, eux arrêtés de courir pour se demander où ils allaient.

Oy vey ! J’avais quitté Williamsburg : voilà pourquoi, je sentais monter la nostalgie ou encore la perte de ce que je n’avais pas identifier. Et petit à petit , tout commençait à prendre un sens pour moi. Petit à petit, je trouvais ma place dans ce récit. Les personnages de Claude m’ouvraient la Delet, la porte.

Entre les figures de Rabbis de Claude, venait se glisser celle de mon Zaïde, mon grand père paternel. 

Mon grand père I. Kon

Le seul objet qui m’avait été transmis, avec un chandelier  d’argent,  était son portrait, peint par Mendjinsky. Celui-ci, venu en France au début du XXeme siècle, avait fait partie de l’École de Paris. Moi aussi.  Mais un peu plus tard, et à la petite école communale, celle de la rue des petits hôtels. Une partie de la question trouvait une réponse : le récit-il n’est pas le chemin du passage du passé au présent ?

Chapitre 2

Plongée dans le rouge Rothko

Ma promenade m’avait conduit, en sortant de Williamsburg bridge, de Lower east side à la rive de l’Hudson : elle m’avait passablement lessivé. Le changement d’atmosphère et le croisement de new-yorkais distingués, bien nourris, apparemment raccords avec l’environnement, m’avaient récompensé.

Les promeneurs de cette rive n’étaient pas sectaires. Ils manquaient simplement de mystère. Ils n’étaient pas regardants sur les modes de déplacements. Le temps magnifique, la vue sur New Jersey, les belles joggeuses m’avaient incité à prendre mon temps. 

Pier 11 :rendez -vous des belles jogeuses et autres gymnastes

 

Un type sur le pier enchaînait les postures de yoga les plus invraisemblables. J’étais resté en arrêt, intrigué par sa position accroupie, en équilibre sur les bras, les jambes repliées, les pieds reposant à l’intérieur des genoux.On aurait dit un tableau de Francis Bacon, la douleur et le tragique en moins. Cette sculpture vivante représentait une bonne entrée en matière pour mon après-midi que je vouais à la contemplation artistique. Je serais bien resté encore un moment pour voir quand et comment il allait se remettre sur ses pieds. Les miens étaient en compote.

Il était temps de me rendre au Moma.

Il me restait trois heures avant la fermeture. Juste le temps de prendre le métro. Le vendredi était free mais d’après le Routard, qui jusqu’ici était de bon conseil, il y avait toujours une immense queue qui s’écoulait vite, seule l’attente au vestiaire pour déposer le sacs dos était conséquente. 

La salle des Rothko au Moma

Dans la salle des Rothko, je n’avais pas éprouvé l’émotion que j’avais connue lors de la rétrospective organisée par le Centre Pompidou à Beaubourg.

 Je m’étais écroulé sur la banquette qui faisait face à la grande toile rouge. Epuisé, somnolant sur le point de m’endormir, j’en avais été empêché par un couinement régulier proche d’un éternuement qui peinait à se déclencher et qui pouvait laisser penser à des pleurs retenus. A ma droite sur le grand banc de cuir, une femme toute menue, les cheveux noirs aux reflets roux, taillés à la garçonne semblait plongée dans la toile, comme absorbée. 

—   Fascinating, isn’t ?

J’avais jeté un bref coup d’œil sur cette empêcheuse  de dormir en paix. Mon regard ne l’avait pas détourné de sa contemplation ; elle avait juste murmuré comme si elle ne pouvait pas s’en détaché  :

Ma voisine fascinée

Etait-ce bien une question ? Et s’adressait-elle à moi ou n’étais-je que le témoin d’un constat qui visait le tableau ? Sur le moment, je ne m’étais pas posé la question, je n’avais pas répondu. Je n’avais pas trouvé les mots. Elle s’était levée, il m’avait semblé que ses cheveux avaient absorbé les longueurs d’onde émises par le tableau. Ses reflets roux rayonnaient dans la salle. 

Et, cette fois ci me fixant avec un joli sourire un peu triste, elle m’avait dit :

 — Too much.

Je ne pouvais rester, à nouveau, sans répondre et je m’étais lancé, un peu pour faire le malin, un peu pour éprouver mon anglais :

— The same thing with Mozart : too many notes !

Son sourire s’était éclairé et transformé en un étrange rire cristallin. Elle m’avait répondu : 

— Oh ! vous les frenchies, jamais sérieux.

Je n’avais pu identifier son accent qui n’était pas vraiment anglo-saxon : il mélangeait des sonorités slaves et germaniques. En revanche, elle avait détecté sans problème ma nationalité. Aurais-je voulu la masquer que je n’y serais pas arrivé à moins de continuer à être silencieux. Elle m’avait fixé, hésité un court instant et déclaré :

— Il faut aérer mon esprit. Trop de souvenirs ; trop d’émotions. Il faut me bouger. Vous pouvez vous récupérer. Si quand je retourne vous n’êtes pas dormi, on reprend notre converse ».

Un dernier regard avant de me quitter

Elle avait regardée de près, une dernière fois la toile et s’était dirigée vers la sortie. Sa robe noire de satin bien ajustée mettait en évidence ses petits seins bien ronds qui auraient pu être ceux d’une femme jeune. Les talons effilés de ses petites bottines à lacets qui montaient au-dessus de ses chevilles l’obligeaient à faire des petits pas mesurés : elle semblait glisser sans effort sur le parquet ciré de la salle. Mon envie de dormir s’était dissipée. Je l’aurais volontiers suivie, mais je craignais une répartie du genre de sa première réplique. Difficile de lui déclarer alors que j’étais ce qu’il y a de plus sérieux. Cette femme m’intriguait : son élégance un peu désuète ; le temps qu’elle prenait à dire ou à faire les choses et surtout la concentration qui avait été la sienne et l’espèce de douleur avec laquelle, elle s’était détachée du  rouge de Rothko. Il semblait y avoir entre elle et le tableau une étrange affinité.

J’avais pris sa réplique comme une promesse qui m’engageait aussi. J’étais condamné à l’attendre ici, enveloppé par le rouge Rothko, intrigué et séduit par le sillage de ses cheveux aux reflets roux qui semblait avoir laissé une trace dans la salle.

Je m’étais assoupi dans un demi-sommeil, de peur de manquer son retour. J’étais venu au Moma pour retrouver des toiles que je connaissais comme Les demoiselles d’Avignon, de Picasso, que je n’avais jamais beaucoup aimées, les trouvant trop anguleuses et sans véritables séductions.

Les demoiselles d’Avignon

Je comprenais enfin le rejet que j’avais toujours éprouvé devant cette toile. Ce n’était pas tant la dimension formelle qui me provoquait : ces corps déformés, ces visages anguleux, le masque africain portée par une des femmes… Le corps de ces prostituées, mutilés ou inachevés, m’avait toujours un peu intrigué, voire dérangé.

Picasso avait donné ce nom à ce tableau provocant et délibérément inachevé, en souvenir  de  El burdel de Avinyo, du bordel du Carrer d’Avinyó (la rue d’Avignon), une rue chaude de Barcelone. Derain, en voyant le tableau dira même au collectionneur et marchand d’art KahnWeiler : « Un jour, nous apprendrons que Picasso s’est pendu derrière sa grande toile. 

 Si la Rochefoucault avait connu ce tableau de Picasso, il aurait pu rajouter à sa maxime : « Ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder de face »,  les demoiselles d’Avignon non plus.

D’ailleurs, personne ne regardait le tableau de face.

C’était le regard noir et fixe qui interpellait le spectateur. Et de savoir que ces femmes étaient les pensionnaires d’un bordel ne diminuait en rien le trouble qui était le mien. Au contraire. Too much, quoi, comme aurait dit ma rencontre de l’après-midi.

Il y avait toutes les toiles que je ne connaissais pas. Je n’allais pas passer la fin d’après-midi sur mon banc à attendre ma « Dame brune » : le Moma allait fermer dans une heure. »

Encore une fois, comme je l’avais été bien souvent, j’étais écartelé entre une jouissance esthétique envisageable et la perspective éventuelle d’une rencontre avec une inconnue. Encore une fois, il me fallait choisir entre un probable regret et un possible remords. Et aujourd’hui encore, je n’avais pas su identifier ce qu’aurait pu être le regret — ne rien avoir vu au Moma ? – et ce qu’aurait représenté le remords — celui d’avoir sacrifié une rencontre à l’accomplissement d’un rite culturel.

J’avais opté, comme d’habitude, pour un compromis hasardeux : aller jeter un coup d’œil sur les tableaux de Pollock de la salle voisine et revenir régulièrement à mon port d’attache, auprès du banc.

L’énergie du tableau, ce que je savais de la danse primitive de Pollock et de ses jets de peinture, autour de la toile posée par terre, auraient pu me faire oublier mon rendez-vous. J’avais voulu vérifier ce qu’il en était. J’avais fait comme tous les visiteurs : je m’étais allongé pour voir le tableau en contre-plongée.

On ne me reconnaît pas bien : le second à partir de la gauche

,J ‘étais revenu sur mes pas : le banc était inoccupé et un groupe d’adolescentes figées devant le tableau de Rothko avaient interrompu leur pépiement.Je n’avais pas eu besoin d’aller me replonger dans ce rouge profond. Je m’étais offert une nouvelle récréation.

            Les Combines de Rauschenberg m’attendaient.

Combine

Ces installations que j’avais découvertes à l’accession de la grande exposition  du Centre Pompidou,  n’avaient pas perdu de leur pouvoir : toujours aussi insolites, elles étaient pour moi ce qu’il y avait de plus inventif dans l’art contemporain.

La salle des Rauschenberg

Une présence m’avait empêché de savourer mon plaisir. Je n’avais pas eu besoin de me retourner:

J’étais siure que le monsieur serait avec Rauschenberg. Les frenchies l’aiment beaucoup : il est tellement léger, amiusing et surtout il ne prête pas à la conséquence .

Mon rendez-vous n’était pas manqué. Le Moma allait fermer. Je m’étais lancé.

— Et si nous allions voir le jardin aux sculptures, on a juste le temps. Je vous inviterai volontieraprès à prendre un verre.

Sans me répondre, elle m’avait juste pris le bras pour m’entraîner vers l’ascenseur. 

Chapitre 3 

Rencontre chez Alice, de l’autre côté du miroir

Je m’apprêtais à poursuivre le récit de la rencontre entre un personnage féminin dont je ne connaissais rien d’autre que ce qui était raconté dans la fiction (un « mentir vrai » selon la formule d’Aragon) et un « Je » présent et acteur de la fiction.

C’est alors que je reçu deux mails d’amis très proches. Le premier, après avoir lu sur mon blog « Last exile in Williamsburg », me conseillait d’écrire un texte où « Je », le rédacteur du blog, rencontrerait une belle inconnue à New York. 

Le second, avait également lu le début de « Plongée dans le rouge Rothko » ; il me priait gentiment de ne pas laisser les personnages quitter  le Moma aussi rapidement. Ces marques d’amitié et ces conseils narratifs me plongèrent dans un relatif désarroi..

La première, celle de mon vieux copain parisien, était une remarque de « voyant » et de “désirant ”. Il prévoyait, ou souhaitait, que j’écrive quelque chose dans le genre de ce qu’il aurait aimé lire ou du désir d’aventure qu’il me prêtait. Il n’avait peut-être pas tort. Il me connaissait bien.

La seconde, de mon vieux pote de Montréal, Claude Hazanavicius, témoignait de son goût pour les arts plastiques, il faut préciser qu’il est lui-même artiste. Il aurait bien aimé que ma visite se poursuive par les calligraphies chinoises exposées au Moma. Il ne se rendait pas compte que son envie n’était pas réalisable : mes personnages étaient déjà en train de quitter le lieu de leur rencontre.

Ces deux remarques illustrent ce qui est bien connu : les lecteurs se projettent dans les fictions et se les approprient ; c’est ce qui en fait, d’ailleurs tout l’intérêt. « Le lecteur fait le poème », disait Baudelaire.

Variations sur le statut de l’écrivant

En réfléchissant sur le sens de leurs messages, je réalisais que le “Je” qui tient le blog, appelons-le l’écrivant, peut, à son gré, modifier le texte qui n’est pas figé dans le temps. Je le savais, bien sûr. Mais je me rendais compte que ce “Je” peut à tout moment intervenir dans la fiction. Celle-ci une fois publiée sur le blog peut être modelée, transformée, détournée selon les (re)lectures de l’auteur ou les réactions des lecteurs.

C’est d’ailleurs ce qui m’arrive aujourd’hui en transformant mon blog en site..

Tout cela pour préciser, et ce n’est pas une acrobatie rhétorique, que le  “Je” qui fait part de de ses affinités — qualifions les d’électives puisqu’ils les a choisies et qu’elles ne se sont pas dérobées à son choix — n’est pas le Je, le sujet qui raconte, dans le récit, ce qui lui est arrivé.

 C’est bien connu.  N’est pas Flaubert qui veut. « Madame Bovary c’est moi », affirmait-il. Je ne peux pas en dire autant : je ne suis pas exactement le «Je» qui parle dans le texte.

Si l’écrivant du blog est le maître du temps, il est aussi celui qui peut le faire «sortir de ses gonds ». Il peut l’orienter ou le faire changer de sens à chaque instant. Il suffit de modifier l’article. Qu’on se le dise. Cela dit, je le regrette. Le je « écrivant » aurait bien aimé être le Je quittant le Moma avec cette femme étrange et séduisante.

« Je est un autre » :

La preuve est dans la photo. Qu’on en juge.

 Ce n’est pas Elle. Ce n’est même pas moi

Je ne ressemble en rien à l’homme qui se tient devant la toile de Rothko. Ceux qui me connaissent peuvent le confirmer. De plus, la photo n’est pas prise au Moma. 

Enfin la femme que j’ai rencontrée, la femme aux cheveux noirs qui rayonnent dans le rouge ne porte pas sur cette photo la petite robe noire qu’elle avait à New-York. D’ailleurs, ce n’est peut-être pas elle. En est-ce une autre ? et l’ai-je bien croisée ?

Est-ce bien elle ? Aujourd’hui, j’en suis moins sûr

Et cet argument n’a rien à voir avec la blague que raconte Freud, sur le chaudron prêté qui n’aurait pas été rendu. Chaudron qui en pus n’était pas percé au moment du prêt. Mais cela est une autre histoire.

Au moment où j’écris ce préambule, le Je du texte n’a pas encore pris le bras de la femme aux reflets roux. Cela adviendra, peut-être, dans un moment. Il suffit que le Je qui écrit, le décide et que le Je qui accomplirait le geste accepte de le faire parce qu’il le désire.

J’espère que le lecteur n’est pas trop perdu. Moi je le suis un peu. 

Ai-je envie que leur rencontre ait un sens ? Ai-je seulement le désir qu’elle se poursuive ? Ne suis-je pas plutôt sous le charme de cette personne dont je soupçonne qu’elle est porteuse d’un petit mystère qui m’intrigue ? Laissons-les vivre un instant hors de la fascination des toiles de Rothko et voyons ce qu’il en est.

Je les remets sur le chemin de la rencontre, à la sortie du Moma.

La nuit allait tombée

Le flux des voitures sur la Ve avenue s’écoulait sans interruption. J’avais voulu profiter d’un petit répit pour traverser. Je pris le bras de ma mystérieuse dame brune :  elle me semblait, dans cette cohue de passants et de véhicules, dans cet environnement de bruits et d’images, un petit isolat de condition humaine qu’il fallait protéger. 

Elle accepta mon geste protecteur et en même temps avec une grande délicatesse, elle s’était dégagée pour prendre mon bras

— Monsieur le français, ici ce n’est pas Paris. On cross over quand la lumière nous le permet.

Elle m’avait retenu sur le trottoir.

— Le monsieur français, s’appelle Jean. Il aimerait bien vous inviter à prendre un verre.

Le lecteur attentif remarquera que le Je qui formule l’invitation a le même prénom que le je, auteur du récit. Cela ne prouve rien, sinon une déficience d’imagination, ou une facilité de projection, de l’auteur. Et, pour la première fois, elle m’avait fixé profondément. Un sourire grave avait traversé son visage ; il ne s’était pas volatilisé tout aussi tôt.

— Je m’appelle Myriam.

J’avais répondu :

— Je m’appelle Jean. Ce qui est vrai

Et sans lâcher mon bras, comme si elle acceptait ma protection, elle m’avait fait changer de direction. M’entraînant vers l’ouest, elle avait murmuré :

— Vous verrez, le local  où je vous conduit ne vous sera pas étrange. Il vous sera possible de continuer à jouer les séducteurs français. Vous pourrez même pousser le rôle en me parlant anglais avec l’accent du french lover. Un Maurice Chevalier, pour moi toute seule. »

Malgré le bruit de la ville qui ne faisait que s’amplifier avec la soirée, j’avais saisi l’humeur de sa réplique : sans se moquer réellement de moi, encore que…, elle semblait vouloir jouer le jeu.

Alice tea cup

Elle m’avait conduit dans un bar sur Colombus Ave., Alice tea Cup, tenu par une française qui, en nous voyant, s’était précipitée vers elle :

— Hello Myriam ! Je suis si heureuse de te voir. Tu te fais rare. Tu t’es décidée de quitter Houston ? Tu n’oublies pas les amies ?

J’avais remarqué sa légère surprise lorsqu’elle s’aperçut que Myriam n’avait pas lâché mon bras. Ma “dame brune ”avait fait le même constat. Et avec cérémonie :

— Je te présente Jean, ma connaissance, tout nouveau, de France. Un real français, pas comme toi, lui il parle l’accent comme les français des movies. »

— Ravie de vous voir ici. Surtout avec Myriam. C’est une personne rare. Je m’appelle Alice. »

Sans cérémonie, la tenancière des lieux m’avait embrassé. Avec sa petite jupe vichy des années cinquante, son chemisier à col claudette, ses boucles brunes et son ruban jaune canari, elle faisait très girly.

— Je vous installe derrière le miroir, vous y serez à l’aise pour faire connaissance.

Et sans le cacher, elle avait déclenché un clin d’œil appuyé à Myriam et éclaté d’un rire sonore. Cette dernière, sans se formaliser, lui avait lancé :

— Toi comme lui, vous êtes bien français : vous ne pensez qu’à la marivaudage ».

« Le marivaudage ! Myriam. Le. As-tu oublié ton année à la Sorbonne ? Je te sers un thé à la bergamote comme d’habitude ? »

Une fois installés de l’autre côté de la vitre teintée qui nous protégeait des bruits de la salle, je n’avais pas hésité à lui poser la question qui me taraudait depuis le moment où elle m’avait laissé seul devant la grande toile rouge de Rothko.

— Dites- moi Myriam, entretenez-vous un rapport privilégié avec les tableaux de Rothko ? »

Et pour atténuer la trop grande indiscrétion de ma question, j’avais rajouté :

— Et s’il vous plait, ne m’appelez plus Monsieur Jean. Cela fait trop personnage de roman de gare ou tenancier bistrot.

Elle avait pris le temps de siroter une gorgée de son thé au goût russe, m’avait regardé avec surprise comme si ma question l’obligeait à changer de registre.

  — So Jean, vous êtes la légèreté des français, et en plus vous avez la lourdeur des allemands.

Elle avait perçu ma légère réaction que j’avais pourtant essayé de contrôler.

« — Je veux dire, I mean,  la profondeur analytique. On peut dire que vous visez directement à la cible. »

Et comme  deux vieilles connaissances qui poursuivent leur conversation hebdomadaire, elle m’avait expliqué son attirance pour les tableaux de Rothko et la douleur qui pouvait être la sienne lorsque leur contemplation se prolongeait trop longtemps.

Elle était la nièce de Mark Rothko, plus exactement la fille de sa sœur. Ils avaient quitté leur Lituanie natale avec leurs parents en 1913 pour s’installer  aux Etats-unis. 

Mark avait 10 ans, sa sœur quelques années de moins. Après sa séparation d’avec sa première femme, Rothko rendait souvent visite à sa jeune sœur dont il s’était éloigné. Surtout à ses moments de doute et d’angoisse, ce qui lui arrivait plus souvent qu’à son tour. Dans le courant des années cinquante, il s’était engagé avec son copain, Adolphe Gottlieb, dans une aventure picturale de plus en plus poussée vers l’abstraction. Rothko et Gottlieb considéraient que leur peinture était une aventure dans un monde inconnu.

Mark Rothko

il venait régulièrement évoquer avec sa sœur leur enfance et leur éducation juive. Et Myriam qui n’était qu’une très jeune enfant écoutait subjuguée leur conversation. Son oncle, m’avait-elle confiée, ne semblait même pas la voir ; pourtant, il l’amenait régulièrement dans son atelier lui montrer ses toiles. Il la faisait réagir ce dont elle ne se privait pas. Elle était fascinée par cet homme peu bavard, au caractère ombrageux mais qui lui parlait de sa peinture et recevait ses réactions avec un grand sérieux.

Lorsqu’il s’était suicidé, en 1970, alors qu’elle était encore qu’une adolescente, elle avait été inconsolable. Depuis, les tableaux de Rothko étaient devenus pour elle à la fois un remède et une échappatoire à sa mélancolie. Pourtant, leur profondeur et le rayonnement qu’ils diffusaient pouvaient devenir insupportables et elle était bien souvent obligés de quitter leur contemplation pour ne pas s’y perdre.

— Voilà Jean. Vous savez tout ou à peu près.

Elle était passée de l’autre côté de miroir ; moi j’étais resté planté  là.

— Now je dois aller. Faites causer Alice, c’est une femme fantastique et elle porte la nostalgie de Paris, même si elle ne veut pas l’avouer.

 Je savais qu’il ne servait à rien de tenter de la retenir. Je lui avait juste demandé son numéro de téléphone et la permission de l’appeler. Elle me l’avait donné et s’était éclipsée avec la même discrétion que lorsqu’elle m’avait abandonné devant la toile rouge du Moma.

Lorsque je l’ai appelé, le lendemain, une voix féminine m’avait répondu, sans m’en dire plus, que Myriam avait quitté New York pour reprendre son poste d’administratrice de la Chapelle Rothko à Houston.

J’avais évité de me poser la question de me rendre à Houston : le lendemain, je prenais l’avion pour Paris. J’avais juste le temps, le matin, d’aller voir dans une librairie de Brooklyn ce qu’étatt la chapelle Rothko. 

La chapelle Rothko
Salle Rothko de la chapelle

Et c’est en rentrant à Pais que je m’étais renseigné sur la vie et l’œuvre de Rothko. Annie Cohen Solal, la fille adoptive de Sartre, qui avait longtemps vécu à New York, avait écrit un livre consacré à Rothko. 

La lecture du livre avait fait murir l’envie de retrouver Myriam, ne serait-ce que pour partager, un moment, à Houston la passion que ce peintre avait fait naître chez ces deux femmes. Je ne pouvais m’accommoder de cette rencontre manquée.

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