Deux initiatives récentes d’Emmanuel Macron viennent tristement illustrer la vision du président pour ce qui concerne le rapport du politique au phénomène culturel. Toutes affaires cessantes, dans la situation catastrophique dans laquelle la pandémie du corona virus a plongé la vie culturelle, le président vient de manifester l’intérêt qu’il porte à cette dernière.
Dans un sms, il vient d’annoncer à Philippe de Villiers, le génial créateur et inspirateur du parc d’attractions du Puy du Fou, que cet établissement pourra rouvrir le 11 juin.

Un autre intervenant qui se distingue par sa capacité à présenter ses performances artistiques à des milliers de spectateurs, Jean-Marie Bigard, le comique “croupier” a eu le privilège de recevoir un appel du président pour l’informer que les bars pourraient bientôt reprendre leurs activités.

Cette conjonction de messages présidentiels rend aujourd’hui plus impératif encore, de mettre à l’ordre du jour, les relations entre l’art et la culture. Il n’est d’ailleurs pas certain que ces deux manifestations d’intérêt du président pour la culture aident à orienter la réflexion. Il est vrai qu’en exhortant les gens de culture, le 6 mai, à se « réinventer », il avait déjà ouvert avec pertinence et surtout beau de naïveté, la question qui fait de l’art et de la culture les ferments de l’imaginaire des relations.
Une triple crise politique, économique et sociale n’a cessé de s’amplifier depuis la fin des années quatre-vingt-dix. L’apparition du covid-19 a non seulement mis en évidence la conjonction de ces trois crises, elle a provoqué l’arrêt brutal des activités culturelles — celles des institutions, des production artistiques privées et publiques — ainsi que celle des activités d’éducation populaire qui s’inscrivent dans un projet d’autonomie et d’expression de la personne. Tout un champ de l’activité symbolique et imaginaire est depuis plus de deux mois dans un état de mort clinique.
La sortie de crise sanitaire ne peut être envisagée sans qu’elle soit mise en relation avec les crises, qui ont accompagné l’impuissance du politique. Le retour progressif à une vie “normée” par un pouvoir technocratique n’est pas souhaitable si celle-ci devait ressembler à celle d’avant. Règne de l’économisme, évaluation par le chiffre, exercice vertical du pouvoir, déni de l’expression citoyenne… L’Après ne peut se résoudre à retrouver les conditions de l’Avant. Et dans cette perspective, la culture et l’art ont un rôle essentiel à jouer.
La culture : un moyen de comprendre et d’exercer la vie
La coexistence entre présence et absence de la culture dans les discours publics, avait été, mis en évidence, en 1938, dans la préface qu’Antonin Artaud avait ajouté à son livre, Le théâtre et son double : « Jamais quand c’est la vie elle-même qui s’en va, on a autant parlé de civilisation et de culture ».

Artaud ne parlait pas de paradoxe mais d’un « étrange parallélisme » entre l’effondrement de la vie et « le souci d’une culture qui n’a jamais coïncidé avec la vie et qui est faite pour régenter la vie ».
Pour Artaud, la vraie culture n’est rien d’autre qu’un « moyen raffiné de comprendre et d’exercer la vie ».

C’est dans la complémentarité et la convergence de l’expérience des formes — de l’expérience esthétique, donc — et de la compréhension de la vie que la culture crée du commun. Et par là, elle contribue à faire société.
La place de l’art et de la culture dans le projet politique ?
La particularité française, sur le plan de la pensée de l’action politique, est d’avoir placé la question culturelle au cœur du projet politique républicain. Ce cadre doit être reconfiguré dans un espace-temps où temps technique et temps culturel sont dissociés ; dans un système de représentations où la science n’est plus garante du discours de la promesse d’un avenir meilleur. Où, enfin, l’art et la culture ne se définissent plus dans des espaces clos et compartimentés. Il n’est plus possible d’envisager “La” culture comme un ensemble de produits, qu’ils soient marchands ou non. La logique du marché des œuvres artistiques a contaminé le secteur public : on ne parle plus que d’audience, de retour sur investissement, de retombées économiques sur le territoire des manifestations subventionnées par les pouvoirs publics.
Le terme d’art tout comme celui de culture comportent des significations inscrites dans une histoire moderne de la pensée ; chacun d’eux présentent des dimensions idéologiques complexes et superposées. Il faut dépasser l’opposition entre l’art et la culture : l’art serait ce qui divise, ce qui produit une brèche, ce qui suscite une surprise ; la culture serait ce qui établit du commun, qui occulte les différences, qui produit du lien, donc du partage et pourquoi pas de la connivence. De même qu’il convient de ne pas se satisfaire de la simple juxtaposition : l’art et la culture. La problématique est celle de leur articulation.

Un impératif politique
Culture et politique doivent être (re)pensées simultanément, en fonction des conditions de vie de l’Homme et de son mode d’inscription dans ses espaces de vie, de travail, de loisir ; dans son rapport à l’Autre et à la Cité. Tout projet politique implique la construction d’une communauté de valeurs symboliques. Lesquelles ne s’expriment jamais aussi bien que par l’art, pour autant qu’on prenne la peine de le mettre en culture, c’est-à-dire de poser en actes, la question, non seulement de sa diffusion, mais de son inscription dans des pratiques sociales diverses.
La nécessité de l’action des pouvoirs publics résulte de la part essentielle que tiennent la sensibilité et l’imaginaire dans l’épanouissement de la personnalité, dans la construction d’un sens commun : le sensus communis des humanistes, fondement d’une identité collective. Or sans identité collective, il ne peut y avoir de projet collectif. Quel que soit le domaine de pratiques circonscrit par sa définition, la culture intervient comme le lieu où s’élabore et se vit le sentiment d’appartenance à la collectivité.
Depuis plusieurs décennies, les pouvoirs publics, les partis politiques et les organisations syndicales ne voient plus dans la culture, le lieu de l’accomplissement d’un destin collectif, le moyen de la construction de Soi dans une relation à l’autre et dans un rapport d’appartenance à la Cité. La signification et la fonction attribuées à la culture demeurent écartelées entre, d’une part, une conception étroite qui réduit le domaine de la culture à la production et la diffusion des objets artistiques et, d’autre part, une approche fragmentée qui la décline selon des catégories molles déterminant les goûts et les comportements des individus : culture populaire, élitaire, numérique…
L’action culturelle et artistique n’a de sens qu’à la condition d’être inscrite dans une histoire politique où se pose la question de l’accomplissement de la démocratie. Celle-ci, en tant que visée, ne peut s’envisager sans que soient intégrés dans l’exercice des droits de l’homme, les droits culturels, en particulier celui de l’exercice de la parole artistique. C’est elle qui permet d’exprimer la fraternité, au cœur du projet républicain.
De par leur pouvoir de signification et leur capacité à provoquer adhésion, rejet, identification ou évasion, les œuvres d’art sont des objets culturels par excellence. La modernité a séparé l’activité artistique des autres formes d’activité sociale. L’art dans son processus de création comme dans son mode de diffusion s’est autonomisé.
La réception esthétique (sensible) des objets artistiques est inhérente au phénomène de l’art. Une question essentielle est donc celle de la participation du récepteur (auditeur, spectateur, téléspectateur) dans le temps et l’espace de la relation à l’objet artistique : c’est ce processus qui construit les comportements culturels.
Une démocratie participative et culturelle
La démocratisation culturelle, comme accès du plus grand nombre aux œuvres artistiques, est aujourd’hui une visée insuffisante qui a montré ses propres limites structurelles : elles sont d’ordre social.
La démocratisation culturelle a représenté la formulation politique et sociologique d’une conception esthétique fondée sur l’actualisation et la transmission des œuvres du passé. Pour Malraux, le pouvoir de l’art était tel qu’il suffisait de favoriser sa manifestation, d’offrir la rencontre avec l’œuvre, pour que ce pouvoir opère. La diffusion, au plus grand nombre, des œuvres légitimes se fondait sur la magie supposée de l’art et sur l’efficacité attribuée à la technique.

Contrairement à ce qu’affirme le Président Macron dans son intervention du 6 mai, ce n’est pas la question de « l’accès à la culture », c’est-à-dire aux biens culturels — question de l’Avoir—, qui se pose aujourd’hui mais celle de l’Être. Il n’existe pas de culture sans réelle appropriation et participation des personnes constitutives d’un groupe. On ne peut plus se contenter de poser le couple art/culture sans s’interroger sur leurs relations. Les notions d’art et de culture ne peuvent pas s’examiner dans la confusion ou l’opposition.
Il convient de réfléchir à nouveaux frais sur les pratiques artistiques et culturelles et en particulier celles des amateurs ; qu’elles soient de l’ordre de la peinture, de la musique ou du théâtre, elles ont toujours été considérées comme des pratiques mineures. Aujourd’hui, il s’agit de mettre en place des actions artistiques et culturelles qui permettent à chacun de se construire dans une perspective où rationalité et sensibilité se combinent pour forger cet « Homme esthétique » dont le dramaturge Friedrich Schiller rêvait et qu’il conseillait à son prince de promouvoir à travers une éducation artistique.
Il est urgent de refonder l’union de la culture et du politique, union sans laquelle ce dernier ne peut accomplir pleinement sa mission. L’enjeu est de permettre à chacun de se construire et de se reconnaître, individuellement et collectivement, dans une relation sensible et active au sein de l’espace public, conçu comme un espace de délibération. Un projet politique qui prend au sérieux l’art et la culture doit dépasser la séparation culture/éducation populaire et les fondre dans une démarche conjointe et transversale. En outre, le phénomène artistique ne peut être réduit au rapport à l’œuvre. Il importe, par l’action culturelle, de redonner à l’art sa dimension relationnelle – donc politique, au sens citoyen du terme. Il incombe à la puissance publique de construire les conditions d’un partenariat entre les équipes artistiques et les populations. Cela passe par un développement, à tous les niveaux du système scolaire, d’une véritable éducation esthétique. Celle-ci ne pourra s’accomplir pleinement que dans le cadre d’un travail coordonné avec les réseaux d’Éducation populaire.

Le rapport à l’art
Les pratiques culturelles étaient précédemment évaluées essentiellement en fonction de leur proximité à l’œuvre d’art. La question de l’œuvre d’art ou de l’objet d’art, dans cette perspective, est à reprendre. La question : « Est-ce que c’est de l’art ? » n’est plus une bonne question. Que ce soit, hier, à propos du jazz ou de la bande dessinée ; aujourd’hui, à propos, du Slam ou du Hip-Hop, ces questions sont peu pertinentes. Elles s’enferment dans une définition de l’art qui date du XIXe et du XXe siècle. La pertinence de la mutation dans le domaine artistique et culturel consiste à décentrer le questionnement, à modifier l’angle de vue, à déplacer les points fixes… La réflexion de Walter Benjamin peut nous aider à comprendre comment et pourquoi la mutation n’est pas l’effacement ou l’occultation de la tradition mais son renouvellement.
« Le danger menace tout aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires […]. À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer. ».

Dans le domaine culturel, pris au sens large, au sens anthropologique, la mutation cherche à se faire jour dans le « clair-obscur » dont parle Gramsci : lorsque meurt le vieux monde et que l’apparition du nouveau monde tarde à venir. Il faut alors être attentif à ce temps de crise où rien n’est encore joué ; à ce temps où la mutation n’est pas encore advenue

La mise en culture de l’art peut alors être ce processus qui se confronte à ce surgissement, et qui, alors, est susceptible de s’opposer à leur pouvoir morbide. Le constat de Bertolt Brecht est toujours d’actualité : « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde ».

