Pourquoi ces chroniques, et pour qui ?
Avant l’injonction de confinement par les autorités sanitaires, je m’étais résolu à rester chez moi. Et cette décision ne relevait pas seulement d’un principe de précaution que je m’imposais à moi-même. Il y avait, pour moi, une urgence.


Avec la pandémie qui semblait frapper les personnes de manière aléatoire, il fallait me concentrer sur l’essentiel. Et, cet essentiel était de l’ordre du récit familial qui n’avait pu se dire ni se transmettre. Il n’y avait plus personne, pour porter un témoignage.
Mes parents étaient arrivés de Pologne en France, où ils s’étaient connus, cinq ans avant la déclaration de guerre. J’étais né un peu après la “Nuit de cristal », à Berlin, et après les accords de Munich (oct. 1938) signés entre les gouvernements français et britannique, le régime fasciste italien de Mussolini et le régime nazi. « Un lâche soulagement », avait formulé Daladier, le chef du gouvernement français de l’époque.

Soulagement qui avait duré une petite année, avant que les armées allemandes n’envahissent la France, en 1939, et que s’en suivent la “drôle de guerre ”et la capitulation.
Je ne sais pas si mes parents avaient été soulagés par ces informations, je ne crois pas.
Je ne me rends compte qu’aujourd’hui quelle devait être l’angoisse permanente de mes parents arrivés en 1933 dans un pays dont ils ne connaissaient pas la langue mais qui les changeaient, sans aucun doute, de l’antisémitisme organique de la Pologne qu’ils avaient quittée pour des raisons, à mon sens plus politiques qu’économiques. Un proverbe yiddish de l’époque ne formulait-il pas leur espoir d’une vie meilleure : Heureux comme un juif en France.
Je n’ai pas connu mes grands parents. Le confinement tombait bien, si l’on peut dire. Il allait me donner l’occasion de ranger les quelques photos seuls témoignages de la vie de mes parents et de leurs frères et sœurs avant la guerre.
Mes parents avaient eu la bonne idée de quitter Paris, en 1942, avant la rafle du Vel d’Hiv et après l’arrestation par la police française du frère de mon oncle Jacob (Janek), envoyé au camp de Drancy, plaque tournante de la politique de déportation des juifs vers Auschwitz.


J’imagine que c’est moins le sens politique de mes parents qui les avait conduit à quitter Paris, à la fin de l’année 41 ou au début 42, que leur caractère pessimiste. (les optimistes étaient restés à Paris ou à Berlin, et ils avaient été déportés).

C’est ce trait de caractère qui leur a permis de sauver leur vie. Ils m’avaient laissé auprès d’un jeune couple sans enfant, Monsieur et Madame Pouvrot, à Niort, qui m’avaient prodigué une attention et une tendresse qui, je crois, m’a laissé une empreinte profonde.



Mes parents étaient revenus me chercher un peu plus tard, je ne sais pas exactement à quelle date, au début 1943 certainement, et nous avons traversé ensemble la ligne de démarcation qui séparait la France occupée et la zone dite “libre” fixée après l’armistice du 22 juin 1940.
Je me souviens qu’au moment du passage de la ligne, au petit matin, guidé par un passeur, mon père qui me portait sur ses épaules, m’avait dit : Jojo, il ne faut pas pleurer, les gendarmes risquent de nous entendre. J’étais un gamin peu contrariant et pas du tout rebelle. Petite notation pour égayer le récit : je n’ai pas changé, sinon que je ne suis plus un gamin, enfin, bon ça se discute, mais là n’est pas la question.
Toujours est-il qu’après avoir passé la ligne, le jour venait de se lever, mon père m’a dit : Bon Jojo, si tu veux tu peux pleurer. Et comme je l’ai dit plus haut, je n’étais pas contrariant. J’ai obéi.

Ces photos éparpillées dans des enveloppes de papier kraft un peu jauni, m’avaient suivi, pendant plus de cinquante ans dans tous mes déménagements, une bonne trentaine, histoire de montrer que j’étais dans la filiation diasporique (un juif errant ?), comme si elles attendaient le moment où elles trouveraient enfin une place. Leur place dans un récit.

C’était le moment, ou jamais, pour raconter à ma fille Hélène, qui ils étaient.
Elle n’avait pas connu ma mère et elle était une petite fille de trois ans, lorsque mon père est parti après une vie bien remplie.
Trouverais-je plus tard l’impulsion pour tisser le petit fil conducteur qui permettrait à mes petites filles de s’y retrouver lorsqu’elles seraient plus grandes ? C’est dans ce sentiment d’urgence que résidait ma motivation.
Ce besoin à usage privé, ce viatique que je voulais me constituer, m’avait conduit à faire le point sur les journées que je vivais, jour après jour, comme chacun d’entre nous. Et le besoin d’écrire des chroniques, au-delà de l’usage privé, s’est imposé. En quelque sorte, cette écriture allait représenter le bénéfice secondaire de la période de confinement dont personne ne savait quand elle allait se terminer. Je souhaitais aussi, avec ces chroniques, donner une visibilité aux lucioles qui venaient scintiller dans mon confinement. Ces lumières étaient diffuses. Elles émergeaient de mes expériences constitutives de mon histoire personnelle et de mes lectures. Il y avait comme un sentiment d’urgence à les fixer dans l’écrit. Je voulais aussi faire résonner ces bribes de sentiments et d’émotions avec des courts textes poétiques d’auteurs qui me revenaient en mémoire.
Un texte de Franz Kafka, «Le prochain village » Dans la colonie pénitentiaire et autres nouvelles, avait émergé pour illustrer cette première chronique :
Mon grand père avait coutume de dire : « la vie est étonnement courte. Maintenant, dans mon souvenir, elle se ramasse pour moi tellement que, par exemple, je conçois à peine comment quelqu’un de jeune peut se résoudre à partir à cheval pour le prochain village sans redouter que déjà — sans parler de hasards malheureux — le temps d’une vie ordinaire, au cours heureux, ne suffise pas, de loin, pour une telle course.
