En allant voir, le 12 mars, à la maison de la culture de Grenoble (MC2), la pièce de théâtre de Serge Valetti, Marys’ à minuit, je n’imaginais pas que ce serait ma dernière sortie avant le confinement. Ma dernière représentation théâtrale de l’avant-guerre.
À la relecture, cette dernière phrase est assez idiote. Le 12 mars, le confinement, comme mesure sanitaire prise par l’État, n’existait pas encore et nous n’avions pas le sentiment d’être en guerre. Au début de la “Guerre de cent ans”, il ne serait venu à l’idée de personne de nommer ainsi cette guerre qui durait depuis un certain temps. Mais je m’égare. Enfin relativement.
Avant-guerre
Dans la première quinzaine de mars, étions-nous dans l’avant-guerre ?
Le thème de Marys’ à minuit, n’est pas très éloigné de ce que nous allions vivre à partir du 17 mars. Du moins cette thématique du repli dans notre lieu d’habitation, phénomène du confinement, allait très vite devenir d’actualité.

Dans cette pièce, un monologue, écrit il y a vingt ans, une autre époque, Serge Valletti donne la parole à une femme, Maryse, en rupture avec la réalité qui l’entoure : une femme qui rêve sa vie plutôt qu’elle ne la vit. Recluse dans sa chambre, confinée dans ses désirs de jeune fille, elle attend de revoir son amoureux. Maryse est confrontée à sa solitude. Comme elle le déclare : « la vie risque de passer et je n’y aurais vu que du feu ».
Le vendredi 13 mars, les représentations dans les salles de spectacle avaient été interrompues par décision de leur directeur en raison du risque d’une contagion du « covid19 ». Celui-ci, depuis plus d’un mois, faisait l’objet de préoccupations croissantes. La question s’était posée de savoir si les élections municipales devaient être maintenues. Par peur de créer de la panique dans la population et pour éviter la polémique avec une partie de l’opposition, l’exécutif s’était décidé à ne pas modifier le calendrier. Nous n’étions, tout de même pas, en guerre !
Le 15 mars, une partie de la population était allée voter : l’abstention n’avait jamais été aussi importante pour des élections municipales.

La guerre aurait-elle été déclarée avec l’intervention télévisée du Président Macron, le 16 mars ?
Ou s’agissait-il seulement d’un constat ? Se poser la question, aujourd’hui, n’est ni futile ni secondaire.
S’il s’agissait d’un constat, il relevait d’un principe de réalité.
L’alerte donnée, en France, à la mi-janvier, par les infectiologues, avait mobilisé l’État, en termes d’obligation de moyens pour lutter contre l’épidémie. Sans d’ailleurs que ces derniers soient à la hauteur des exigences. Cinq semaines plus tard, vers la fin du moins de février, la porte parole du gouvernement affirmait que les masques n’étaient utiles que pour les soignants et que les tests n’apportaient rien pour lutter contre l’épidémie. Ce n’est qu’après deux mois que le constat changea de nature : l’épidémie était reconnue comme une pandémie. Le virus affectait la planète entière.
Le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, dans cette situation s’était comporté en bon soldat. Il avait sonné l’alarme.

Raphaëlle Bacqué écrivait dans Le Monde du 22-23 mars, que J. Salomon était prêt « à habiller les carences logistiques de l’État sous les arguments scientifiques. » C’était aussi sa fonction : pompier de service, il était aussi « le bouclier du pouvoir ». Évidemment, cette situation d’impréparation était le résultat des présidences précédentes, celle de Sarkozy et surtout celle de Hollande.
Pourtant, la présidence de Macron ne pouvait être exonérée de sa responsabilité : en près de trois, ans, la ministre de la santé n’avait pas eu le temps de s’apercevoir que les stocks élémentaires pour équiper le personnel soignant étaient au plus bas. Ou alors, cette présidence n’avait-elle pas considéré, à l’instar des généraux de l’état-major de 1914, qu’il ne manquerait pas un seul bouton de guêtres, pour défendre le pays.
« Nous sommes en guerre ! » Plutôt qu’un constat, la formule n’était-elle pas une déclaration de guerre ? Le président Macron redonnait un sens à l’autorité de l’État. Institutionnellement, chef des armées, il endossait l’uniforme. Avec ce discours, il s’inscrivait dans le sillage de Clémenceau adoptant une posture et une parole de “Père la victoire”.


Macron entrait en résonnance avec la tonalité utilisée par Churchill durant la seconde guerre mondiale, sans pour autant annoncer « le sang et les larmes ».
Par l’usage de la radio et de la télévision, s’adressant à la nation entière, au-delà de ses divisions, il mimait l’exemple mobilisateur du général de Gaulle, en 1940.

Et il le faisait directement de son lieu de pouvoir, l’Elysée.
La déclaration de guerre relevait d’un très mauvais timing. N’étaient-ce pas les virus qui avaient commencé les premiers ? Le gouvernement chinois, après avoir longtemps occulté la réalité d’un SRAS, avait informé l’Organisation mondiale de la santé, au tout début janvier. En France, les premières victimes, s’étaient manifestée dans le courant février.
L’usage d’une métaphore pauvre mais mobilisatrice
Pourquoi utiliser dans le discours du 16 mars, la métaphore de la guerre, et ce par une répétition scandée à plusieurs reprises, « Nous sommes en guerre », comme s’il s’agissait de bien nous faire comprendre que le “covid19” n’était pas une épidémie ordinaire ? Ce qu’effectivement elle n’était pas.

Et si guerre il y avait, qui était l’ennemi ? Pour Trump, il n’y avait pas de doute : il qualifiait le “coronavirus” de virus de Wuhan. Pour les autorités chinoises, aucun doute, non plus, le virus venait des États-unis. Si le terme de guerre convenait à la situation que nous étions en train de vivre, alors fallait-il nommer l’ennemi, définir une stratégie, identifier les forces et les moyens à mettre en mouvement, nouer les alliances pour lutter contre ce qui était un phénomène mondial.
Parler de guerre ne rendait pas compte de la nature singulière du processus dont la planète était l’objet. Et pourtant la métaphore guerrière avait fait florès. Les politique, les commentateurs, les journalistes… filaient la métaphore. Il était question de front, de première ligne, de terrasser le virus, cet ennemi. Un mois plus tard, Le Monde du 5-6 avril titrait : « Pourquoi il faut intensifier l’effort de “guerre”»
Poutant, l’article, lui, à partir de déclarations de spécialistes renommés des maladies infectieuses et de l’épidémiologie évoquaient les conditions pour écraser la courbe des personnes touchées par le virus. Ce qu’ils conseillaient pour s’engager dans la décroissances du phénomène et envisager le déconfinement ne ressemblaient en rien à des techniques de la guerre.
« Mal nommer les choses, nous avait prévenus Albert Camus, c’est ajouter du malheur au monde. » Il faut, aujourd’hui, reconnaître que les métaphores pauvres en signification obscurcissent plutôt la réalité qu’elles ne l’éclairent.
Il y a certes des analogies entre une situation de guerre et celle que nous vivons aujourd’hui ; pourtant, il y a plus de différences profondes que de similitudes. Il y a une certaine indécence à parler de guerre au regard de ce qui s’est passé hier au Liban et qui se passe aujourd’hui en Syrie, au Yemen ou encore dans certaines zones d’Afrique. Aussi tragique que soit la situation des hôpitaux dépassés par l’afflux des malades touchés par le virus, cela n’a pas grand chose à voir avec les tranchées de la guerre de 14 ou les bombardements de la seconde guerre mondiale. Les personnels soignants, dans leur ensemble, payent certes un très lourd tribu à la propagation du virus, mais cela suffit-il d’évoquer un « premier front » pour analyser la situation ? L’expérience existentielle vécue aujourd’hui autorise-t-elle de parler de guerre ? La métaphore est plus que trompeuse.
La métaphore n’est pas un ornement imaginatif ou rhétorique. Elle est chargée, comme nous le montre la philosophie, d’exprimer une idée, de représenter le contenu d’une pensée. La métaphore est le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre. Pour les grecs, « bien métaphoriser, c’est bien voir le semblable». Si la métaphore permet de bien penser, elle peut aussi s’user comme la face d’une pièce de monnaie qui a trop servi. Elle n’apporte alors plus aucune valeur pour comprendre le phénomène auquel elle s’applique. Comme l’écrit, dans un article du journal Le Monde, du 25-26 mars, la philosophe Claire Maurin : « Penser les maladies sur le modèle de la guerre c’est se méprendre sur l’essence du vivant ».
Pour Bruno Latour : « la crise sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours passagère – mais une mutation écologique durable et irréversible ». Et aujourd’hui, ce qui est à l’ordre du jour est de comprendre les liens entre les pandémies comme celles que nous vivons et le dérèglement climatique.
La déclaration de guerre énoncée par Macron ne vaut que par sa dimension performatrice : moyen de communication et de mobilisation. Malheureusement, elle ne s’accompagnait pas des moyens sanitaires supplémentaires pour lutter contre le virus. Elle avait, il est vrai, une vertu essentielle : éclairer la population sur la gravité de la situation et l’inciter à se protéger en restant chez soi. En revanche, elle ne permettait pas de penser le phénomène de pandémie en fonction du contexte économique et social qui avait facilité la propagation du virus.
En l’occurrence, parler de guerre avait aussi pour effet de cacher qu’une des causes du nombre considérable de décès résidait dans la pénurie de matériel, dans la désorganisation des soins et du retard apporté par les pouvoirs publics à reconnaître que la transmission du virus pouvait être limitée par le port de masques. Il est vrai qu’ils n’étaient pas disponibles, en particulier pour les personnels et les résidents des Ehpad.
L’usage de la métaphore n’aurait-il eu qu’une valeur tactique : ne relèverait-il que d’une opération de communication ?