
Si je ne me soucie pas de moi, qui le fera ? Si je ne me soucie que de moi, que suis-je ? Et si ce n’est pas maintenant, alors quand ? Hillel qui vécu et enseigna à Jérusalem au temps de Jésus

L’homme est dans la nature l’être qui a été commis au souci de lui-même Épictète, Entretiens, 1er siècle
En ces sombres temps de covid-19, ce dont nous avons besoin n’est pas seulement de masque et de gel mais aussi, et surtout, d’attention à soi et à l’autre.
« Prends soi de toi.» Cette recommandation qui vient ponctuer nos échanges sociaux est plus qu’un salut formel. Sous cette forme lapidaire, elle est une expression de l’attention que chacun doit porter à sa propre personne. Comme élaboration philosophique, elle a été développée par les stoïciens et, vingt siècles plus tard, elle s’est concrétisée dans une pensée et un mode d’action que les anglo-saxons ont appelé Care.
Je voudrais consacrer la dernière chronique de mon confinement à cette question du souci de soi qui est loin d’être un thème “nunuche”bien pensant, et politiquement correct.
L’apparition du covid-19 et sa contamination erratique, affectent, dit-on, indifféremment la population française. Jeunes et vieux sont touchés, mais ces derniers, plus fragiles, y succombent plus fréquemment. Riches et pauvres sont également soumis à la menace, mais les conditions dans lesquelles les uns et les autres peuvent se protéger sont bien différentes : ces derniers vivent une double peine. En plus, du confinement imposé, ils subissent un enfermement dans des appartements exigus où aucune distance physique protectrice n’est possible. Et plus généralement, citoyens français, sans papiers, migrants, SDF… tous ne sont ne sont pas logés à la même enseigne.
Si le virus n’est pas regardant et s’il frappe à l’aveugle, les inégalités sociales et culturelles se chargent, elles, de faire le tri… Et ce dernier est plus que sélectif : il fonctionne avec un coefficient multiplicateur pour ce qui est de sa capacité à s’attaquer à la vie humaine. Ce constat est de plus en plus criant : la pandémie n’est pas seulement révélatrice des inégalités sociales : elle les amplifie et les rend insupportables.
Pour ces raisons, les pouvoirs publics ne peuvent se contenter de déclarer la guerre au virus ; c’est sur les conditions de sa propagation, sur les conséquences économiques et sociales de la pandémie que la responsabilité des pouvoirs publics doit s’exercer. Si bien que leur action doit impérativement tenir compte de ce gradient de la société française : celui de la capacité inégale de chacun de se protéger en fonction des conditions sociales, économiques et culturelle de sa vie. Et ce non seulement le temps de la propagation de la pandémie mais durant le temps long où le virus restera présent, en sommeil dans les interstices du corps social.
Le Care : une éthique plus qu’une politique
Il y a dix ans, un grand nombre d’acteurs sociaux dont la conscience politique s’était formée dans les années soixante-dix, considéraient l’apologie d’une société du Care comme une forme de bonne conscience, moralisatrice et aveugle aux conditions objectives des inégalités sociales. L’idéologie marxiste qui faisait de l’infrastructure économique un primat déterminant la superstructure, — celle constituée par les modes de pensée, les formes culturelles, les appareils idéologiques… — imposait une vision schématique de la société. La lutte des classes opposant le prolétariat à la bourgeoisie paraissait être le moteur de l’histoire de la société industrielle. Dès lors, l’activité des êtres humains dans les processus de la vie quotidienne ne pouvait se décrire et se comprendre qu’à la lumière de ce déterminisme économique.
En 2010, Martine Aubry, première secrétaire du Parti socialiste (PS), dans une longue interview détaille ses projets pour le PS et lance un appel à « une société du bien-être et du respect qui prend soin de chacun et prépare l’avenir ».

Sa perspective de la société, empruntée à Anthony Gidens, l’un des intellectuels stratèges de Tony Blair vise à « aller vers une société du soin ». Sa vision fut critiquée à gauche comme à droite.Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État à l’époque, fustige « le triomphe des bons sentiments» ; elle juge le concept dépassé car « il enferme les femmes et la réflexion politique dans la seule considération de la souffrance sociale ».
Pour échapper à ce jugement peu éclairé qui ne voit dans le Care qu’une forme de sollicitude, qu’un souci idéaliste, peut-être faut-il l’envisager non comme une politique mais comme une éthique qui doit orienter une politique engagée dans un contexte social et culturel déterminé. Le Care doit être considéré comme une pratique, c’est-à-dire une modalité de relation entre les personnes. Le souci de l’autre doit se concevoir comme un principe universel qui conçoit l’expérience vécue dans sa dimension de relation à l’autre.
Traiter le Care comme une activité secondaire ou de simple charité qui engage les puissants à faire preuve de sollicitude vis-à-vis des plus faibles est une manière de préserver leur pouvoir. En confiant le travail de soin à d’autres, mal payés et peu considérés, les puissants préservent leur position de domination et leur pouvoir.
La culture de soi
Il apparaît que « l’insistance sur l’attention qu’il convient de porter à soi-même », qui émerge avec les stoïciens au premier siècle, est l’émergence d’un individualisme qui accorde de plus en plus de place aux aspects “privés” de l’existence.
Michel Foucault, avec le troisième volume de son Histoire de la sexualité, consacré au Souci de soi(1997) analyse avec beaucoup de profondeur ce phénomène qui traduit « l’affaiblissement du cadre politique et social dans lequel se déroulait dans le passé la vie des individus (p. 55).


Foucault utilise l’expression « souci de soi » d’une manière inhabituelle : ce comportement qui semblait être le plus égotiste était de fait médié et crée socialement. Le souci de soi qui se formule dans la culture gréco-latine lui paraît tout aussi important que l’attention morale portée à d’autres domaines de la vie individuelle comme les conduites alimentaires ou l’accomplissement des devoirs civiques.
Foucault distingue trois réalités différentes à propos de cet individualisme. En premier lieu, l’attitude individualiste caractérisée par la valeur absolue attribuée à l’individu ; en second l’importance reconnue aux relations familiales et aux formes de l’activité domestique et enfin, l’intensité des rapports à soi, « c’est-à-dire des formes dans lesquelles on est appelé à se prendre soi-même pour objet de connaissance et domaine d’action ». Ces trois attitudes peuvent être liées entre elles mais ces liens ne sont ni constants ni nécessaires.
Ces rapports de soi à soi constituent un phénomène de portée historique et construisent ce que Foucault appelle « une culture de soi ». Celle-ci construit un « art de l’existence » dominé par le principe qu’il faut « prendre soin de soi-même ». Pour les épicuriens, comme le rappelle Foucault, la philosophie devait être considérée comme « exercice permanent du soin de soi-même » Ce thème du « souci de soi”, fort ancien dans la culture grecque, est consacré par Socrate ; il a acquis une portée générale et est devenu un impératif qui circule parmi des doctrines différentes. Il s’agit d’un humanisme qui a donné lieu à un certain mode de connaissance et à l’élaboration d’un savoir. Faut-il le préciser, il ne concerne aux deux premiers siècles que des groupes sociaux très limités ?
Prendre soin de soi et de l’autre
Hillel le Babylonien, qui vécut et enseigna à Jérusalem au temps du roi Hérode est resté un des maîtres cité dans le Talmud des plus populaires de la tradition juive. Connu par ses aphorismes qui conjuguent sagesse et l’humilité, il représente un modèle d’humanité. Certains des propos qui lui sont attribués préfigurent ceux de Jésus.
Un des plus célèbres exprime d’une manière lapidaire la profondeur du « souci de soi ». La traduction littérale peut se formuler ainsi : « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Si je ne suis que pour moi, que suis-je ? Et si pas maintenant, quand ? »
Différentes traductions peuvent être proposées qui déclinent l’idée du souci de soi ou du soin de soi. La force et la profondeur de l’aphorisme résident l’articulation nécessaire entre souci de soi et attention à l’autre ; l’un comme l’autre s’imposent au présent et ne peuvent être différés dans le temps.
Voilà qui permet de donner à la formule, « prends soin de toi » une portée qui devrait être bien éloignée d’une civilité banale.
Le port d’un masque, en cette période tant attendue du déconfinement, ne serait-il pas la mise en acte d’un principe éthique impératif ? Se protéger en protégeant l’autre.