Ces soixante dernières années, les différentes conceptions de l’action culturelle de l’État et, par la suite des collectivités territoriales, ont été déterminées selon un même paradigme : celui de la coupure Nature/culture. Le dernier livre de Régis Debray se livre à une critique brillante, narquoise et désabusée de cette question.


La nature serait ce qui ne dépend pas de nous, alors que l’acceptation la plus générale de la culture, celle de l’anthropologie, fait de cette dernière une totalité où entrent les usages des biens de consommation, les chartres des groupements sociaux, les idées et les arts, les croyances et les coutumes, etc. La culture serait ce qui est pourvu de sens, dans les deux acceptions du mot : relation entre le mot et la chose et relation sociale.
Le texte de Régis Debray, mince en volume, profond en analyse, et d’un optimisme raisonné, s’acquitte allègrement de cette injonction. Son propos le rend proche de la génération qui alerte les responsables politiques sur les dangers que le dérèglement climatique fait peser sur l’avenir de la condition humaine. Sa réflexion permet d’ouvrir un débat sur la place que pourrait occuper le phénomène culturel dans le changement de civilisation qu’il appelle de ses vœux.
Cette opposition est trop large pour être opératoire sur le plan de l’analyse des pratiques et des productions culturelles. Aujourd’hui, la prise de conscience du processus de dérèglement climatique, largement produit par l’action de l’homme sur son environnement, conduit à réévaluer la coupure nature/culture. « Chaque génération doit prendre parti » affirme George Steiner dans l’article, « Vers une culture plus humaine », premier chapitre de son livre Langage et silence.

Avant d’examiner comment sa réflexion peut éclairer l’avènement d’une politique culturelle, inscrite dans ce changement de civilisation, je voudrais signaler deux remarques essentielles relatives à l’insuffisance de l’opposition binaire nature/culture.
Suturer la coupure

La première remarque se rapporte à la question de savoir ce que signifie être “moderne”.
Bruno Latour dans son essai d’anthropologie symétrique, Nous n’avons jamais été modernes, voit dans cette qualité de « moderne » la capacité à séparer deux types de pratiques : d’une part, celles qui concernent la connaissance du monde de la nature, et qui se construisent à partir de disciplines scientifiques distinctes ; d’autre part, celles qui s’intéressent aux relations interpersonnelles dans un cadre social déterminé ».

Modernes, ceux qui continuent de croire aux promesses des sciences ou à celles de l’émancipation. Ou encore aux deux. Et ce serait là le comble de la modernité.
L’hypothèse de Latour est que notre société dite “moderne” n’a jamais fonctionné conformément à la coupure qui fonde sa représentation du monde. En réalité, la modernité s’est imposée par des pratiques de naturalisation des faits, de leur socialisation et, enfin, de déconstruction. Selon Latour : « Pas un élément du monde qui ne soit à la fois réel, social et narré ».
Alors que la séparation entre nature et culture s’efface progressivement, ne faut-il pas rompre avec les politiques culturelles qui se sont succédé, en France, et qui ont partagé ce même paradigme de la séparation ? Ces politiques n’ont jamais considéré que l’action culturelle publique était susceptible de jouer une fonction de chaînon articulant des domaines d’activités segmentés.
Hier, Jean-Jacques Rousseau avait considéré « qu’un mécanisme de rupture, tragique mais nécessaire et porteur de progrès, est inscrit dans les origines du corps politique : c’est la scission de l’homme et de la nature ».
Aujourd’hui, Debray en appelle à un changement de civilisation ; ce qui implique la prise de conscience de la continuité du tissu qui englobe notre présence dans le monde humain de la finitude.
Debray, en philosophe qu’il n’a cessé d’être, est attentif à son temps. Il ne se contente pas de donner un écho à la protestation d’une jeunesse qui s’inquiète de son avenir ; il hausse le ton, le modère par une ironie sceptique, inscrit sa pensée dans un temps long et indique les moyens d’inverser le processus dans l’attente d’une nouvelle civilisation. Son propos ne ressort pas du catastrophisme, serait-il éclairé. Au contraire. Il relèverait d’un optimisme raisonné, du moins d’une confiance dans les forces de la vie. Il résonne ainsi avec les vers d’Hölderlin qui concluaient une conférence de Heidegger sur la question de la technique :
Mais, là où il y a danger, là aussi
croît ce qui sauve.
La faute à Faust
Debray plante la poutre maitresse de son texte dès le titre du premier paragraphe intitulé, « La faute à Faust ». Il énonce le manquement à l’éthique du personnage de Faust, dans la pièce éponyme de Goethe, qui passe un pacte avec le diable Le mythe faustien se caractérise par la volonté de prendre possession de la nature ; il illustre la négation du rôle de l’homme et occulte la permanence de son Être qui réside dans un rapport juste avec la nature. « Ce que Faust, en somme, avait oublié, et nous avec lui, c’est que l’homme est partie intégrante, et non surplombante de la nature.»
Cette faute est celle d’une raison hémiplégique oublieuse de la raison sensible. Elle s’est perpétuée durant les siècles et c’est elle qui a constitué notre modernité.
Dans un ouvrage qui date de 1987, Faust et le Maharal de Prague. Le mythe et le réel, André Neher montre comment le mythe faustien, tout comme celui du Golem, qui apparaît à la même époque, à l’apogée de la renaissance, vers 1580, sont des mythes jeunes.
Le Golem dont la création est attribuée à Rabbi Juda Lœb dit le Maharal, est un automate doué d’un pouvoir actif qui protège la communauté juive de Prague.


Sur son front sont gravées les trois lettres hébraïques : aleph (A), mem (M), taw (T) qui forment le mot emet (vérité). Son créateur utilise le pouvoir du Golem durant les six jours de la semaine ; le septième, il efface la lettre aleph. Ne restent alors que les deux lettres T et W qui forment le mot TaW (mort).

Norbert Wiener dans son livre Cybernetics établit une relation entre le Golem et la discipline qu’il invente, la cybernétique ; celle-ci a entraîné notre époque postmoderne dans le tourbillon des inventions scientifiques et techniques : la fission de l’atome, le radar, l’automation, l’ordinateur…
Debray ne cherche pas à réparer la faute par un prêche moralisateur. Il l’éclaire par un discours philosophique et un point de vue politique. Ce qui peut engager la nouvelle civilisation réside dans la reconsidération des rapports entre l’Esprit de l’homme et la nature. Le dépassement de l’opposition duelle implique de redonner un sens à la culture — aux multiples concrétisations de l’esprit humain. L’avènement d’une nouvelle civilisation doit être éclairé, dans son cheminement, par les multiples lumières, les lucioles, qui avaient le pouvoir d’éclairer notre vie quotidienne. L’enjeu est de de développer une écologie des relations.

Dans un article célèbre, « La disparition des lucioles » qui date de 1975, Pasolini, attribue la responsabilité de ce phénomène à la pollution de l’eau et de l’air.… cf.https://forumdeslucioles.wixsite.com/lucioles

Pour citer encore une fois Hölderlin, comme le fait Heidegger à la fin de son texte sur la question de la technique. Il faudrait que « l’homme habite en poète sur cette terre »
Si comme le pensait Henry James : « C’est l’art qui fait la vie. Je ne connais aucun substitut d’aucune sorte à la force et à la beauté de son processus », alors il appartient à l’art de donner un sens et un forme à cette civilisation nouvelle. À deux conditions. D’une part, permettre que les pratiques artistiques soient ouvertes à tous et comprendre qu’elles sont les voies d’accès à la compréhension de l’art.
D’autre part, admettre, comme l’affirmait Jean Dubuffet, que :
L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a fait pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle.