La Ty2 , une machine de mort : une œuvre artistique contemporaine

Das ende der Welt : l’œuvre de J.-M. Frouin

L’œuvre, TY2, de Jean-Michel Frouin est née d’une exigence impérative : témoigner de la période la plus tragique du XXe siècle. Celle où la folie meurtrière du nazisme, s’est développée selon un mécanisme qui a fait converger rationalité industrielle, volonté  d’expansion en Europe et antisémitisme de nature raciste, pour y faire régner l’ordre du Reich.
Le fondement de l’œuvre ne relève pas seulement de faits bruts, aujourd’hui bien connus par les travaux de l’historiographie contemporaine. Le processus sensible ayant donné naissance à l’œuvre est surtout un dévoilement de ce qui demeure encore enfoui ou peu exploité. D’une part, les conditions économique, sociale et idéologique qui ont facilité la construction et l’utilisation d’une machine de guerre ayant joué un rôle majeur dans la stratégie militaire d’expansion de l’Allemagne nazie vers l’Est. D’autre part, la question de savoir comment, aujourd’hui, l’expérience artistique peut aider à penser la folie meurtrière des nazis.

Jean-Michel Frouin, lorsqu’il entreprend, dans les années quatre-vingt-dix de retrouver un exemplaire de la locomotive allemande, la BR52 (renommée Ty2 après 1945 en Pologne), en révèle le processus de production. 7569 machines furent produites de 1942 à 1945 par 14 constructeurs en Europe (France, Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Autriche, Tchécoslovaquie, Pologne…) dans le cadre d’accords économiques.

Ce partenariat doit son existence à l’aveuglement des gouvernements européens préférant voir se développer le national-socialisme en Allemagne,  afin d’éviter la montée de l’idéologie communiste.
La BR 52 n’était pas une locomotive ordinaire ; elle était une machine de guerre. Elle a transporté les troupes allemandes sur le front de l’Est. Ces machines, en partie construites par les internés des camps de travail, ont rendu possible la déportation et l’assassinat des juifs d’Europe. Elles ont conduit des millions d’hommes et de femmes vers les camps de concentration et d’extermination. La BR 52 a été une machine de mort.

Un exemplaire de la locomotive 

La démarche de Frouin, avec son œuvre TY2, tient son origine de sa rencontre avec des étudiants polonais aux Beaux-Arts de Paris où il a été formé. Et son séjour à Cracovie, au début des années 80, a, entre autres, était motivé par la volonté de comprendre pourquoi les alliés n’ont jamais bombardé les voies ferrées qui conduisaient aux camps de concentration, alors que dès 1942, les responsables politiques occidentaux savaient que la solution finale était en cours d’exécution.

Un cimetière de locomotives laissées à l’abandon, en Pologne.

Le questionnement, d’ordre politique, de Jean-Michel Frouin a été nourri et amplifié par sa recherche, en Pologne, de ce qui restait de ces machines de mort et la découverte des débris de ces monstres déchiquetés, livrés à l’oubli. Le cimetière de locomotives vaut comme métaphore de la longue période d’après guerre où l’existence des camps d’extermination, même après le procès de Nuremberg conduit par les alliés à la fin de l’année 1945 avait été, sinon occultée, du moins renvoyée dans les limbes de l’Histoire : limbes, au sens littéral désignant le lieu du séjour des âmes avant la rédemption. 

            Laisser ces tôles déchiquetées et froissées, abandonnées au néant, sans même signaler leur existence et évoquer leur passé, c’était prolonger la période durant laquelle les rares survivants étaient demeurés sans paroles, comme si leurs témoignages étaient inaudibles. Dans son essai, La poésie comme expérience, le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe, s’interrogeait :« Comment vivre dans l’après-Auschwitz, dans l’après-coup de son impossible possibilité ? ».

Faire œuvre artistique après Auschwitz?

            L’exigence de compréhension de Jean-Michel Frouin a rencontré, sans aucun doute, des traces de son expérience d’enfant ; elle a convergé avec une interrogation de nature métaphysique, celle-là. 

Déjà, en 1949, à son retour de l’exil américain, le philosophe Adorno  écrivait : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare ». Que voulait-il dire avec cette phrase qui semble condamner à jamais toute conduite artistique ? 

            Adorno s’en expliquera plus tard, affirmant, en 1962, que « l’idée d’une culture ressuscitée est un leurre et une absurdité ; c’est pourquoi toute œuvre qui est finalement produite doit en payer le prix fort ». Il précisait quatre ans plus tard :

            « L’impératif catégorique est de penser et agir en sorte qu’Auschwitz ne se répète pas, que rien de semblable n’arrive. Auschwitz a prouvé de façon irréfutable l’échec de la culture. Et pourtant, le monde a survécu à la catastrophe. Il a besoin de l’art comme témoignage, « comme écriture inconsciente de son histoire ». […] Qui se refuse à la culture contribue immédiatement à la barbarie que la culture se révéla être ».

Les artistes attentifs au présent sont ceux qui font résonner dans leurs créations l’horreur extrême de ce qui fut et dont l’œuvre vaut aussi comme archéologie du passé. Jean-Michel Frouin est de ceux-là qui savent que « le ventre immonde de la bête est toujours fécond », comme l’écrivait Bertold Brecht.

Les trois temps de l’œuvre

            L’œuvre poétique se constitue selon trois moments — l’occasion, la réalisation, la destination — identifiés par Lévi-Straus, lorsqu’il recherchait la place de l’aléatoire dans  l’œuvre d’art. Il importe de saisir ces trois moments de TY2 car chacun d’eux intervient dans la construction de son sens. 

            En premier, TY2 est constituée de ce temps de l’enquête pour retrouver un spécimen de la locomotive. Le second temps, celui de la réalisation, débute avec la préparation du voyage de la locomotive qui doit la conduire à travers l’Europe, en France jusque dans l’atelier de l’artiste. Le bandeau des roues est alors recouvert par l’artiste d’une peinture fluorescente uniquement visible de nuit sous l’effet d’un éclairage en lumière noire. Ce recouvrement pictural et intitulé  » das Ende der Welt ». La Ty2 993 va quitter, le 6 juin 1994 le dépôt de Chabowka, en Pologne, pour un périple de 2000 km en transport exceptionnel, Cracovie, Katowice, Wroclaw, Leipzig, Erfurt, Darmstadt…

En attendant le départ de TY2 pour traverser l’Europe

Jean-Michel Frouin définit ainsi la première phase de l’exécution de l’œuvre : 

« Aucune photographie, aucun film, aucune image n’existe, de cette luminescence. L’œuvre réalisée porte le nom de TY2. « Ceci n’est pas un monument » seulement une œuvre d’art. Face à l’évidence physique de TY2, la réponse spontanée est celle du monument. TY2 est une question qui ne présuppose pas de réponse. Certes sa taille, son support, son sujet égarent parfois le spectateur. Mais sa forme n’est rendue visible que par la conjugaison mentale des traces qui la composent et des questions qu’elle suscite. « 

En attendant l’arrivée de TY2 dans l’atelier des Frigos
L’arrivée de la machine dans l’atelier de Jean-Michel Frouin

Le temps de la réalisation de l’œuvre s’est accompagné d’un cycle de toiles, L’infini du Paysage, qui date de 1992, toiles peintes sur du coutil de sommier, une toile à matelas qui rappelle la tenue des déportés. Ce cycle ainsi que la série Voyages s’inscrivent dans un projet plus complexe, et peut-être plus explicite, sans pour autant être narratif. Il donne lieu à une exposition, das ende der Welt (La fin du monde).

C’est la démarche qui génère l’œuvre 

            Dans son texte de présentation de l’ exposition, en novembre 1999, Jean-Michel Frouin écrivait :

Réfléchir aux conséquences de la fracture instruite par «Auschwitz» est véritablement le fond sur lequel se porte toute mon attention. Une réflexion qui m’a amené à construire une forme et un langage par l’articulation picturale d’un paradoxe et de son évidence, celui et celle de recouvrir pour recouvrer. Une oscillation mentale pour convoquer. Un recouvrement dialectique pour penser. Une pratique picturale pour réunir ce qui est séparé, la mémoire et la conscience de celle- ci. 

            On ne saurait mieux dire comment l’expérience artistique peut suturer les failles de la mémoire individuelle et en appeler à la transmission qui vise à élaborer une conscience collective.

Ce second temps de la réalisation, qui se prolonge sur plusieurs années pendant l’installation de la machine dans l’atelier des « frigos », impliquait de disposer des deux qualités essentielles que Diderot exigeait de l’artiste : « la morale et la perspective ». 

Par “morale”, il entendait une éthique, c’est-à-dire une relation particulière que l’artiste cherchait à nouer avec le spectateur. Par “perspective”, il désignait le point de vue que l’artiste introduit dans l’objet présenté afin de communiquer au spectateur une impression et une perception. Pour Diderot, le concept du point de vue ne valait pas seulement pour la peinture ou le drame ; il s’appliquait à l’intelligibilité du monde. 

Le troisième temps est celui de la destination, ou plus précisément de la relation que la machine — intégrée dans l’atelier, entourée de toiles peintes et des croquis — peut établir avec celui qui est confrontée à sa présence. Ces éléments de relation qui renoncent à toute représentation et ouvrent sur la réflexion — le retour sur soi — font d’elle une œuvre artistique contemporaine.

Le “contemporain” n’est pas une notion temporelle. Il faut reprendre ici la définition que le philosophe Giorgio Agamben en donne dans Qu’est-ce que le contemporain ?

          L’usage de ce concept, à propos de l’œuvre, la situe dans le registre de l’esthétique, (du sensible). TY2 est bien déterminée par un regard qui « suppose une activité et une capacité particulières qui reviennent à neutraliser les lumières dont l’époque rayonne pour en découvrir les ténèbres. » (p. 21) Seul peut se dire contemporain, celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du spectacle :« Le contemporain est celui qui reçoit l’obscurité de son temps comme une affaire que le regarde ».

Articuler mémoire froide et mémoire chaude pour en faire une mémoire vive

La destination de l’œuvre — la place offerte au récepteur —, qui n’est pas un simple spectateur est de la projeter dans un processus qui renvoie à son expérience de vie, à son imaginaire, à sa mémoire. Il s’agit moins de “devoir de mémoire”, formule un peu trop convenue, que de redonner un sens aux trois phases de la mémoire — froide, chaude, vive — qui permettent de fixer dans la conscience collective ce qui l’a constitué et qui ne peut être effacé [1]

TY2 installée dans l’atelier de J.-M. Frouin aux Frigos

L’œuvre de Frouin, procède de la métamorphose d’une mémoire froide en mémoire chaude. Une société froide enregistre les faits et les événements qui la concernent, voire les ritualise, sans nécessairement les relier à la vie quotidienne et au devenir social des membres qui la composent. Une société chaude, au contraire, intègre les faits et les événements dans les affects individuels et collectifs de ses membres. Elle crée ainsi une mémoire collective qui ne cesse de s’éprouver et de s’actualiser. La mémoire chaude est indissociable de la sensibilité et manifeste l’intériorisation véritable d’un passé qui n’est jamais fixé une fois pour toutes.

Dans l’œuvre de Jean-Michel Frouin, le passé est continuellement convoqué dans sa factualité pour éclairer la vie des hommes ; ces éléments sensibles apparaissent comme autant d’appels à une mémoire située au cœur même de la subjectivité individuelle et collective. La dimension artistique de l’œuvre se situe dans cette articulation et dans la constitution d’une mémoire, celle du récepteur, qui devient partie prenante d’une mémoire collective. 

Aujourd’hui, il convient d’actualiser cette mémoire. La proposition de Philippe Séranne et de David Bursztein,  née de son expérience en Colombie, est de faire de l’atelier de l’artiste un espace de dialogue et d’échange autour de thèmes contemporains qui, à l’occasion des conflits inter-régionaux ou inter-ethniques, ont donné lieu à des exécutions massives de personnes.

            Un grand nombre de conflits, aujourd’hui, dans le monde, n’ont pas encore trouvé les espaces où puissent se dire les exactions qui ont dressé des collectivités, des ethnies, des groupes les uns contre les autres : en Amérique du Sud, en Asie, en Afrique en Europe… S’il y a une dimension de la mondialisation qui a été occultée, c’est bien celle des crimes de masse qui à la suite de la guerre froide, de la colonisation, de la décolonisation, des coups d’états militaires… se sont déroulés dans le silence et l’aveuglement consenti des institutions politiques internationales. Ne pas inscrire ces crimes dans l’histoire contemporaine c’est se condamner à les revivre.

            Cette mémoire vive est menacée de s’éteindreL’idée de découper la machine aurait été proposée par le Maire du 13èarrondissement lors d’une réunion en septembre 2019, afin de libérer les lieux pour une opération immobilière. Une telle opération administrative serait doublement fautive. Elle serait une atteinte indéfendable au droit de l’artiste ; elle serait sourde à l’exigence de mémoire. Ce ne serait pas une machine qui serait sectionnée, ce serait notre rapport à l’Histoire qui serait amputé. Ce ne serait pas seulement une occultation du passé, ce serait aussi une mesure irresponsable en ce qu’elle couperait tout lien entre le passé, le présent et l’avenir. 

Comme l’écrivait Tocqueville : 

« Le passé n’éclairant pas l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ». 

Les temps sont suffisamment sombres pour ne pas laisser les ténèbres envahir notre vie collective.

Il est possible de visiter l’atelier de Jean-Michel Frouin, seulement sur R.V.

(Tel : 06 83 35 42 46)


[1]Les notions de “mémoire froide” et “mémoire chaude” sont proposées par Claude Lévi-Strauss pour distinguer le rapport des sociétés aux récits ou aux mythes qui les constituent.

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