Le théâtre et l’argent
Le thème de l’argent irrigue un grand nombre de pièces de théâtre. L’argent comme objet de désir qui vient se substituer à tout autre objet de désir, comme c’est le cas avec L’avare de Molière. L’argent comme vice qui corrompt le parvenu, comme dans Turcaret ou le Financier de Lesage.

La comédie de Balzac, Le Faiseur, que Robin Renucci avait mis en scène en 2013, raconte, elle, l’histoire de Marcadet, un spéculateur condamné à la faillite.


L’argent se fait capital.
Dans Les affaires sont les affaires (1903), Octave Mirbeau inventait un personnage central, Isidore Lechat, brasseur d’affaires sans scrupules, qui fait argent de tout. L’argent nourrit sa libido dominandi. Lechat est le produit d’une époque de bouleversements économiques et d’expansion mondiale du capital ; il dévient une puissance économique et médiatique annonçant la domination de l’argent sur le politique.

L’argent est le fondement d’un système économique où les faibles sont impitoyablement écrasés par le talon de fer des riches, L’argent comme objet de spéculation ou comme équivalent symbolique généralisé ; l’argent comme capital investi dans la production de biens d’usage. L’argent comme moteur et carburant du profit.
Michel Vinaver, dramaturge de l’entreprise
Michel Vinaver, un des auteurs de théâtre contemporains français parmi les plus importants de la deuxième partie du XXeme siècle, a écrit une œuvre nourrie par le thème de l’entreprise, lieu où s’opèrent les échanges entre force de travail et rétribution monétaire. L’entreprise comme espace de médiation entre l’économique et le politique.

Son expérience de cadre chez Gillette, durant 27 ans, puis de PDG, lui avait fait connaître l’entreprise comme un espace d’expérience dans lequel les rapports sociaux étaient l’objet des conflits et tensions mais aussi de convivialité où pouvait se nouer un sentiment d’appartenance, voir même une culture d’entreprise.

L’entreprise devient un objet de représentation ; elle prend une place centrale dans l’œuvre de Vinaver. Par dessus bord décrit l’histoire de l’absorption d’une société familiale française par une multinationale américaine. Après la création par le grand metteur en scène que fut Roger Planchon, dans les années soixante-dix, Christian Schiaretti, réunit, en 2008, au TNP, une troupe de trente comédiens et musiciens, pour en créer la version intégrale.
« il faudra scéniquement que le travail soit drôle, c’est une priorité, une évidence, qu’il tende comme un manifeste un miroir terrifiant qui a engendré notre réel… »

D’autres pièces de Vinaver viendront illustrer le thème de l’entreprise comme espace de travail, de rapport social, de création de plus-value. Les travaux et les jours se déroule dans le service après-vente d’un fabricant de moulins à café.

Le personnage principal de La demande d’emploi est un cadre au chômage.
Dans Bettencourt Boulevard, mise en scène au TNP par Christian Schiaretti, en 2015, l’entreprise (L’Oréal) est présente en filigrane. Les intrigues familiales, les jalousies dévorantes, la corruption à tous les étages, avec en arrière-plan la grande histoire. Le père de Liliane Bettencourt, Eugène Schueller, fondateur de L’Oréal, a cultivé des amitiés collaborationnistes pendant la guerre. Le grand-père du mari de Françoise, le rabbin Robert Meyers, a été déporté. L’affaire Bettencourtest “comme une condensation de notre Histoire, avec ces deux personnages colossaux, on peut dire des titans, qui donnent une profondeur de champ”, déclare Michel Vinaver.
L’argent comme révélateur des passions humaines, l’argent comme figure métaphorique et métonymique (la partie pour le tout) du rapport social. Il ne faudrait pas oublier le théâtre de Joël Pommerat.
Mais venons en à l’objet premier de cet article.
L’avaleur : une pathologie exacerbée
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Dans L’Avaleur, la très belle et efficace adaptation, par Evelyne Lœwe, de la pièce de Other People’s Money de Jerry Sterner, mis en scène par Robin Renucci, l’argent se présente sous sa face cachée, sa part maudite, sa dimension destructrice. Celle qui est à l’œuvre dans le développement du capitalisme financier, phase qui a transformé le marché, dès la fin du XXeme siècle, en même temps qu’elle a fragilisée l’entreprise en la soumettant au risque d’être broyée par la “main invisible” du marché.


L’adaptation d’Evelyne Lœwe tire sa pertinence, d’une part, de son ancrage dans la réalité économique de la finance et, d’autre part, de sa compréhension de la réalité sociologique d’une France provinciale dans laquelle les vertus de l’entreprise familiale se heurte à l’appétit des aventuriers d’aujourd’hui, les traders de la City.
L’actualité des médias, vient opportunément rappeler ce qui caractérise l’entreprise familiale au cœur du capitalisme français. Dans le supplément, “Économie et entreprise” du journal Le Monde, daté du 2 mars 2017, page 2 on peut lire, dans l’article titré “Les familles font de la résistance” :
Les entreprises de ce type sont à la fois prudentes est patientes. Elles ne se mettent pas des dettes énormes sur le dos, ce qui leur évite des déboires […] Elles peuvent plus facilement réduire le dividende quand cela va mal et réagir vite. Le revers de la médaille est parfois une difficulté à prendre des risques pour assurer la croissance.
L’efficacité de l’adaptation, quant à elle, résulte d’une écriture dramatique qui s’inscrit dans un registre moderne où la scène en appelle au sens critique du spectateur. L’Avaleur raconte avec brio et une remarquable intelligence théâtrale — écriture dramatique et mise en scène intimement liées —, l’histoire d’une entreprise familiale qui résiste à un prédateur installé à la City de Londres, un personnage, qui est loin d’être purement imaginaire, dont l’appétit d’ogre est sans limite.
Il était une fois une entreprise … Un conte vrai joué comme un drame épique
Une entreprise crée en 1975 par un jeune patron. Il s’appelle André Georges. Il vient de prendre la direction d’une entreprise familiale, une entreprise de câblage qui répond au nom de Câble Français de Cherbourg (CFC). L’entreprise grandit, se développe. Le monde change, un nouveau siècle arrive. Le patron a pris de l’assurance, il traverse les crises et le voilà qui passe le cap de l’an 2000.

Entre un monde qui va mourir mais qui ne le sait pas encore et un monde nouveau qui émerge, dans cette zone obscure naissent — comme l’expliquait, déjà avant la seconde guerre, le philosophe et militant communiste italien, Gramsci — des pathologies sociales et des monstres pour qui les rapports humains ne sont évalués qu’à l’aune de l’argent.

L’arraisonnement de l’entreprise florissante, le « Câble français » de Cherbourg (CFC), dirigée par son PDG, son assistante et par le directeur général, Gabriel Lecouvreur qui ont investi leur vie dans l’entreprise, se déploie sur un dispositif scénique qui est non seulement l’espace de jeu des protagonistes mais également une métaphore des multiples affrontements des personnages.

L’espace du ring
Les comédiens, habillés de noir, face au public, présentent le récit qu’ils vont jouer. Mais préviennent-ils, il s’agit d’un conte, d’un conte vrai, d’un conte de notre époque : “C’est un conte d’aujourd’hui. Une histoire de notre temps, une histoire de changement de temps”.
Au vu du spectateur, les acteurs, après avoir revêtu les éléments de costume et fixé leur perruque, viennent s’installer sur des chaises placées sur le côté de la scène, comme si, eux aussi, allaient être les spectateurs attentifs d’un récit dont ils vont être les actants.
L’espace scénique se présente comme un ring sur lequel les rounds s’enchaînent. L’intelligence de l’adaptation et de la mise en scène est de segmenter le récit, la fable théâtrale, en séquences qui valent pour elles-mêmes et sont jouées pour elles-mêmes. L’entreprise, Le visiteur, La city, Signal d’alarme, Ultimatum, Optimiser, Alex, L’affrontement, Alex s’engage, Duo de choc, Plan de bataille, Le choc, Victoire, Le deal, L’offre d’Olivier, L’offre de Béa, Alex et l’avaleur… Ces séquences sont autant de rounds qui, d’affrontements en affrontements, conduiront à l’issue finale. L’avaleur, dont le seul objectif est de s’emparer des entreprises florissantes pour les dépecer et les vendre par lots rentables va déployer ses talents de séduction, de rhétorique, de ruse… pour parvenir à ses fins.
La fable est claire dans les forces qui se heurtent ; elle est complexe dans les péripéties et les motivations qui mobilisent les personnages.
Une dramaturgie du planétarium

Le découpage en séquences permet d’échapper à un récit linéaire ; leur enchaînement met en évidence l’imbrication des affrontements et leurs différentes logiques. Par le biais de cette segmentation séquentielle, se construit une dramaturgie qualifiée par Bertolt Brecht de “planétarium” (type P), qui se distingue d’une dramaturgie du “carrousel” (type C). Cette dernière place le spectateur dans une posture psychique d’identification aux personnages ; elle lui donne l’illusion de découvrir une réalité scénique au travers du quatrième mur qui sépare la scène de la salle ; elle livre le spectateur à la magie du spectacle et le plonge dans la fascination de la fiction.
La métaphore du planétarium proposée par Brecht pour le théâtre épique qu’il concevait vise à faire de la scène un lieu analogue au planétarium qui “montre le mouvement des astres autant qu’il nous sont connus”. La dramaturgie planétarium (type P) place le spectateur face à un dispositif scénique qui lui permet d’exercer son observation, sa raison, son sens critique.

Comme l’écrivait Brecht, dans L’achat du cuivre : Le type P laisse les spectateurs être ce qu’il sont : des spectateurs. Brecht voulait une représentation théâtrale, où le plaisir du spectateur pourrait s’épanouir comme à un spectacle de boxe, où le spectateur détendu fumerait son cigare, apprécierait la valeur des échanges et exercerait son discernement sur la valeur et l’efficacité des coups échangés.
Ce type de dramaturgie ne rejette pas les émotions. Au contraire. Mais elles ne naissent pas directement du récit: elles sont suscitées sur la base des propres représentations du spectateur et provoquées par la maîtrise du jeu des comédiens qui éclaire les motivations, les comportements, les actions des personnages.
Le spectacle proposé par les Tréteaux de France réalise remarquablement l’enjeu dramatique, tel que le définissait Brecht : s’adresser à un spectateur émancipé, lui procurer de la jouissance sensible et le plaisir de la compréhension des relations humaines. C’est dans l’articulation entre usage du dispositif scénique, découpage en séquences, adresse au spectateur, jeu des comédiens que le spectacle mis en scène par Robin Renucci se fait leçon de choses théâtrales à propos des logiques du capitalisme financier.
Dans les adresses au public, dans la dramaturgie des actions, la mise en scène développe une double focale : celle de la proximité, en donnant à voir les conflits entre personnages comme s’il les observait de l’intérieur de la scène de leurs affrontements ; celle de la distance, lorsque les acteurs/personnages s’adressent au spectateur.
Les logiques de l’affrontement
Je voudrais évoquer le spectacle et la mise en scène à partir d’un axe essentiel : celui de l’affrontement entre des forces, des logiques, des tempéraments, des motivations… que Robin Renucci a mis en espace, en jeu et en action avec drôlerie, légèreté et efficacité.
La première scène annonce la couleur.
Le spectateur découvre la réalité de l’entreprise à travers un film de communication projeté sur l’écran situé au fond du bureau du PDG : “C’est en France, à Cherbourg, que le CFC conçoit, fabrique, contrôle et vend les câbles d’aujourd’hui et de demain”. Le cadre est posé. La fable qui nous est contée est réaliste, en ce qu’elle présente un rapport d’analogie avec la réalité complexe du monde social et économique du début du millénaire. Le jeu des acteurs ne l’est pas ou du moins, il vise à l’amplification, au décalage, à la surprise.
La première scène nous montre l’attente du PDG de son assistante et du directeur général qui doivent recevoir la visite d’un financier venu de la City de Londres. Les trois protagonistes semblent impatients de découvrir les raisons de cette visite : l’entreprise est prospère, les actions grimpent et le mois dernier a vu le mouvement des actions dépasser le mouvement de l’année passée.

L’attente de ce visiteur inconnu sera jouée par les acteurs sur un mode subtilement exagéré. Mais il ne s’agit pas de psychologie mais de situations. Autant les propos des personnages renvoient à des logiques, des références et à un vocabulaire ancrés dans l’actualité contemporaine, autant le jeu des comédiens est marqué par une affinité avec les costumes hauts en couleur des personnages.
Costume cintré du directeur général, joué par Robin Renucci, qui contraint le personnage et l’enferme dans une posture engoncée.

Costume boudiné de Frank Kafaim, le visiteur qui donne l’occasion à Xavier Gallais de construire un personnage boursouflé dont les pulsions d’ingestion et de transgression se manifestent sans surmoi ni pudeur et n’admettent aucune résistance.

Les affrontements entre les personnages ne relèvent pas de leur caractère mais de leurs logiques de comportement social, c’est-à-dire de rapports sociaux. Le directeur général qui dans la première partie de la pièce s’affrontait à l’avaleur et défendait les intérêts de l’entreprise se transformera en allié de ce dernier. Et il ne s’agit pas de volte face psychologique mais de calcul froid de son intérêt. “Les eaux glacées du calcul égoïste” évoquées par Marx.
À la lumière des fonctions dramaturgiques.
L’avaleur est bien un conte. Non que la pièce soit une fiction éloignée de la réalité mais parce qu’elle est une fiction qui obéit à des logiques de récit qui ne sont pas déterminées par des caractères mais par des situations et des fonctions dramaturgiques qui donnent naissance à des combinatoires variées.
Les apports d’Etienne Souriau
À la suite du travail de Vladimir Propp sur la structure du conte, le philosophe et esthéticien Etienne Souriau étudie les structures théâtrales dans un ouvrage intitulé Les Deux Cent Mille Situations dramatiques (Flammarion, 1950). Il fonde sa réflexion sur l’analyse des personnages mis en scène au théâtre et à leurs relations.

Son objectif est de discerner les grandes “fonctions dramaturgiques”, expression centrale chez V. Propp, pour comprendre la dynamique théâtrale. Souriau se propose d’étudier les principales combinaisons des fonctions dramaturgiques ; de rechercher les propriétés esthétiques, si diverses et si variées, de ces combinaisons que sont les “situations”).
Souriau définit la situation dramatique comme « la figure dessinée, dans un moment donné de l’action, par un système de forces […] incarnées, subies ou animées par les principaux personnages de ce moment de l’action.

Cette définition porte la marque d’une pensée structuraliste, puisque Souriau cherche à déterminer d’abord un lexique, celui des « fonctions » dramaturgiques puis une combinatoire (les modes d’enchaînement des fonctions).
Il définit enfin la situation à partir de la mise en relation de “fonctions” très peu nombreuses. « Toute Situation dramatique naît d’un conflit entre deux directions principales d’efforts » et il distingue alors deux adversaires, le Protagoniste et l’Antagoniste.
Les fonctions dramaturgiques proposées par Souriau sont au nombre de six :
- une Force vectorielle thématique, aperçue sous une forme appétive désirant un bien ;
- une Valeur vers laquelle est orientée cette force ;
- un Arbitre, attributeur éventuel de ce bien ;
- l’Obtenteur éventuel de ce bien
- l’ Antagoniste ;
- Le Complice ou Co-intéressé .
Ce qui est particulièrement éclairant dans cette proposition, c’est que la fonction se distingue du personnage. Une même fonction peut être incarnée par plusieurs personnages. Un personnage peut être porteur suivant l’évolution de l’action dramatique de fonctions différentes.
La distribution des fonctions dramaturgies dans L’avaleur
La force agissante thématique, aperçue sous une forme désirante sans limite, est incarnée par Frank




Ce qui donne la dynamique du spectacle, ce qui en fait la drôlerie, au-delà du jeu des comédiens, résulte du fait de la disponibilité des personnages à changer de comportement en fonction des variations des situations.
Ainsi le directeur général, qui dans la première partie de la fable se situe dans une posture de dévouement et de fidélité à l’entreprise, n’hésitera pas à proposer de vendre les actions qu’il possède à l’avaleur, conscient qu’il est que ses propres intérêts personnels diffèrent de ceux du patron de l’entreprise.
Alex, l’avocate d’affaire, convaincue par sa mère, Béa, assistance du PDG, de venir défendre l’intérêt de l’entreprise succombera au charisme de Kafain après s’être opposée à lui. Seuls le PDG et l’avaleur, le premier possesseur du bien convoité par le second, demeureront fixés sur les fonctions dramaturgies qu’ils incarnent.
La mobilité des situations, la combinaison des forces dramaturgiques, la justesse de l’adéquation du jeu des acteurs à la modification des situations donnent au spectacle une dimension ludique bien éloignée d’une conception figée et manichéenne.

La leçon de choses et la théâtralité de cette leçon pourrait se formuler par la formule de la Règle du jeu, film de Jean Renoir, énoncée par le marquis, joué par Marcel Dalio : Chacun a ses raisons.

Il est vrai que si toutes les raisons ne se valent pas, elles appartiennent toutes à notre commune humanité.
