Lacascade : Une mémoire chaude des Bas fonds

Les pièces de Maxime Gorki ont été relativement peu jouées en France, ces cinquante dernières années. Peut-être cet auteur du début du XXe siècle fut-il éclipsé par son aîné et génial compatriote, Anton Tchekhov ? Toujours est-il que Gorki n’a pas trouvé, sur la scène française, la place que son écriture dramatique, et les thèmes qu’elle évoque, méritent. Rappelons toutefois qu’une des premières mises en scène d’Ariane Mnouchkine, dans les années 60, fut Les Petits bourgeois, drame qui a quelque affinité avec le théâtre de Tchekhov. Georges Wilson avait monté au TNP, dans les années soixante, Les enfants du Soleil et dernièrement, Gérard Desarthe avait mis en scène Les estivants, à la Comédie Française.

Éric Lacascade est, un des rares metteurs en scène, en France, qui se soit affronté aux œuvres de ces deux auteurs avec l’ambition artistique de leur donner une résonance  pour une sensibilité contemporaine.

Gorki – « l’Amer », en russe : ce nom de plume, choisi en 1892, traduit bien la source et le but de toute l’activité de l’écrivain. La réalité sordide et cruelle de l’enfance  devait se transformer, grâce à la raison, la volonté et le travail, en « une vie plus belle et plus humaine ».

Extrait de l’article de L’ Encyclopédie Universalis », consacré à Maxime Gorki (1868_ 1936)
Gorki

Le premier ouvrage de Gorki, Esquisses et récits, parut en 1898 ; il connut un succès extraordinaire, en Russie comme à l’étranger. Sa réputation d’écrivain pittoresque et social se forge grâce à ses descriptions de la vie des petites gens en marge de la société (les « bossiaks », les va-nu-pieds). Il livre au lecteur les difficultés, les humiliations et les brutalités dont ils étaient victimes mais aussi leur profonde humanité. Gorki acquiert ainsi la réputation d’être une voix unique issue des couches populaires et l’avocat d’une transformation sociale, politique et culturelle de la Russie, ce qui lui valut d’être apprécié à la fois de des intellectuels – il entretiendra des liens de sympathie avec Anton Tchekhov et Léon Tolstoï -, et des travailleurs les plus « conscientisés ».

Dès le début de sa carrière littéraire, Gorki fut plusieurs fois emprisonné pour ses prises de position en faveur des bolchéviques, en particulier lors de la révolution avortée de 1905.

Staline et Gorki, dans les années trente

Peut-être son affinité, avec le régime stalinien, tout au moins dans la phase de développement de ce régime, dans les années trente, a-t-elle jeté une ombre sur ses pièces et masqué ce qu’elles pouvaient nous dire des marginaux et des déclassés de notre temps  ainsi que des paroles  des intellectuels susceptibles de les éclairer, de les endormir ou de les illusionner ?

C’est Tchekhov qui fit connaître au Théâtre artistique de Stanislavski, le jeune écrivain Maxime Gorki dont les premières œuvres aux tendances sociales étaient en harmonie avec les attentes qui ont débouché sur la première révolution de 1905.

Stanislavkki, au temps du théâtre d’art

Stanislavski fut conquis par la tendresse et la bonté qui émanaient de Gorki. Ce dernier lui confia l’idée d’une pièce dont les héros devaient être des déclassés et dont l’action se passerait dans un asile de nuit.

Le théâtre de Tchekov et de Gorki : un art humaniste

Gorki, tout comme Tchekhov, se  réclame d’un théâtre qui en appelle à la responsabilité de la personne dans l’image que son époque laissera dans l’histoire.

Dans Les Trois sœurs de Tchekhov, le Lieutenant-colonel Verchinine déclare :

 — « Oui. On nous oubliera. C’est notre destin. On ne peut rien y faire. Ce qui nous paraît important, plein de sens et très grave, un jour viendra où cela sera oublié ou paraîtra négligeable. […] Il se peut que notre vie actuelle que nous acceptons sans mot dire paraisse, avec le temps, étrange, malaisée, déraisonnable, pas assez pure et peut-être même coupable.»

Dana la même veine, au début de Oncle Vania, le docteur Astrov s’interroge   :

— « Ceux qui vivront dans cent, dans deux cents ans, ceux à qui nous aurons frayé le chemin, auront-ils une bonne parole pour nous ? »

En écho, le personnage de  Boubnov des Bas-fonds, — qui ne croit en rien ni en personne et ne se fait aucune illusion—, affirme :

— « Le passé est bien passé. N’en reste que des poussières…, tout est déteint, il ne reste que l’homme nu.»

Walter Benjamin pensait qu’il appartient aux artistes, aux historiens, aux intellectuels en général, de «devenir maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un péril ».C’est ce qu’ont réalisé précisément Tchekhov et Gorki. Les pièces de ces deux écrivains parlent de l’émergence de la modernité et de l’industrialisation dans un pays encore plongé à la fin du XIXe siècle dans la ruralité sous l’autorité d’un régime aristocratique dominé par un pouvoir, celui du Tsar tout puissant, d’une religion alliée de ce régime. L’Intelligentsia, classe écartelée entre son mode de vie et son désir de participer aux changements qui s’annoncent s’incarne dans des nombreux personnages des pièces de ces auteurs.

Le théâtre, avec Tchekhov, Gorki et le théâtre d’art de Stanislavski,  invente, à la toute fin du XIXe siècle, une esthétique qui témoigne d’une réalité sociale en pleine transformation. Cette esthétique se veut responsable, “accessible”, épurée des artifices  et des clichés, susceptible de donner au public nouveau un visage du monde réel proche de son expérience vécue.

Le modèle d’une esthétique naturaliste.

Un décor et une mise en scène naturaliste

La mise en scène de Stanislavski est l’exemple germinal de la mise en scène naturaliste qui vise à reconstituer sur la scène de théâtre l’imitation la plus fidèle de la réalité. Esthétique qui apparaît, au théâtre, en raison de l’usage des sources lumineuses électriques pour éclairer le plateau et d’une volonté  de montrer sur la scène, avec le plus de vérité et d’authenticité, le comportement des personnages inventés par l’écriture dramatique. Il convient de  remarquer que si cette esthétique naturaliste fut une avancée artistique considérable, une rupture dans le mode  de la représentation, cette conception d’une reproduction fidèle de la réalité peut nous paraître, aujourd’hui, simpliste. D’une part, en raison d’un vision scientiste de la réalité sociale, oubliant que celle-ci est une construction qui  comporte une dimension subjective et imaginaire et, d’autre part, en ce que  le registre d’écriture du théâtre contemporain ne peut plus se contenter de cette conception du théâtre qui en ferait une imitation ou un  reflet de la réalité.

Outre le réalisme naturaliste, dont il fut le génial créateur, Stanislavski rénova l’art de l’acteur par sa méthode psychophysique destinée  à vaincre l’automatisme du jeu et l’artifice de la théâtralité pour permettre à l’acteur de trouver l’inspiration, la spontanéité et la motivation du jeu.

Pour réaliser sa mise en scène des Bas-fonds, Stanislavski, était allé visiter le principal asile de nuit de la pègre de Moscou. Il rapporta de sa visite son dispositif scénique devenu célèbre : “ Une chambrée de bat-flancs, un sous-sol semblable à une grotte”.

Stanislavski avait “dramatisé” le texte de Gorki, transposé les réflexions plutôt abstraites des personnages en un langage d’actions scéniques ; il avait inventé des personnages en  leur prêtant un passé, là où Gorki avait juste prévu  “quelques clochards sans noms ni paroles”.

Les personnages muets, au nombre d’une quinzaine, proposés aux acteurs par Stanislavski, devaient donner à la représentation une densité de vie.

Stanislavski demandait aux acteurs et aux figurants de continuer à “être” leur personnage, dans le “ hors du champ ” des coulisses. Il avait fait figurer dans son plan de l’asile, les dessins de bat-flancs  invisibles du public. Il avait suggéré, par exemple, au comédien qui jouait Pepel et qui mangeait un hareng pendant la conversation de Satine et de l’Acteur, de poursuivre son repas, une fois retiré derrière la cloison de sa chambre qui n’était pas visible pour le public.

L’Acteur : — C‘est très malsain pour moi de respirer la poussière. Mon organisme est empoisonné par l’alcool.

Les descriptions des am­biances scéniques imaginées par Stanislavski sont saisissantes. À propos du suicide de l’acteur, Stanislavski avait été jusqu’à décrire les détails de l’action qui se déroule d’ailleurs hors de la vision du spectateur  :

Il s’est suicidé dans l’ombre de la cour malodorante, à l’aube, pendant que le clair de lune luttait avec la lumière matinale. Son cadavre se balançait, éclairé par les pre­miers rayons du soleil, semblable à un fan­tôme sinistre 

Le personnage de Satine, joué par Stanislavski

Nina Gourfinkel, Constantin Stanislavski, L’arche éditeur, Paris, 1955, p. 108.

La mémoire du Théâtre

Comment représenter aujourd’hui ce théâtre ? Comment faciliter la résonance des thèmes de la pièce pour une expérience contemporaine ? C’est la responsabilité de la mise en scène de répondre, en acte, à ces questions. Celle-ci est de l’ordre de l’esthétique et de l’éthique. Pour reprendre les termes de Diderot, la tâche de l’artiste consiste à faire preuve “de morale et de perspective”. La morale, au sens de l’éthique, c’est-à-dire d’une conception du rapport de la chose montrée (en peinture ou au théâtre) au regard du spectateur. La perspective, comme point de vue qui oriente la mise en forme de l’action représentée.

À propos de la représentation théâtrale, Georges Banu reprend la distinction établie par Lévi-Strauss, relative au rapport des sociétés à leurs mythes. Les sociétés froides les réfutent, alors que les sociétés chaudes les acceptent. (cf. (Banu, Le théâtre ou l’instant habité, L’Herne).

Au théâtre, la mémoire froide vise l’éloignement et la distance vis-à-vis de ce qui est montré sur la scène ; la mémoire chaude, quant à elle, veut « actualiser l’extrême ancien », par le biais d une communication immédiate fondée sur la proximité et le contact avec le spectateur.

Le travail d’Éric Lacascade et de ses acteurs se nourrit d’une mémoire chaude : la théâtralité du jeu et de l’espace opère un effet de reconnaissance. Les comportements et les actions des personnages figurés par l’écriture dramatique nous deviennent proches. Ils réactivent des sentiments et des émotions qui sont anhistoriques et relèvent de l’existentiel, dans sa dimension la plus métaphysique.

Cette mémoire, malgré la distance historique et les profondes différences sociales et économiques, montre que le comportement de la personne et son destin, se heurtent aux mêmes questionnements qu’au temps de Gorki  : Quel est le sens de sa vie ? Comment peut-elle être reconnue et acceptée ?

La mémoire chaude de Lacascade  : Qu’est-ce que l’homme ?

Eric Lascascade a eu le grand mérite, ces dix dernières années, de mettre en scène des pièces de Tchekhov (IvanovPlatonov) et de Gorki (Les BarbaresLes estivants), en échappant au réalisme de pacotille et à une « russité » qui n’aurait retenu que des clichés sur l’âme russe et une musicalité de l’oralité limitée à prononcer, à la russe, les patronymes de personnages. Lacascade, en s’emparant de la pièce de Gorki, pose théâtralement et concrètement la question: Qu’est-ce que la vérité d’un homme dans une société inhumaine ?

À la question, « Qu’est-ce que l’homme », Staline avait répondu : « l’homme est le capital le plus précieux ». Cela ne l’avait pas empêché de dilapider une part importante de ce capital en l’envoyant au Goulag.

La réponse théâtrale de Lacascade s’énonce par un regard empathique sur les personnages ; son éthique de la représentation conjugue lucidité et empathie. Les personnages qu’il construit avec les comédiens ne sont pas des caractères définis par leur psychologie, ou leur position sociale : ce sont des êtres enfermés dans leur situation. Entraînés par la logique de leur recherche d’amour ou  de considération, de leur âpreté au gain ou de leur illusion, ils vont au bout de leur destin. Et de ces logiques irrésistibles naît la violence des comportements et des propos.

Eric Lacascade au travail

Cette communauté des « bas-fonds » est le produit des multiples fractionnements et pertes qui, comme dans une distillation fractionnée, déposent le résidu de l’expérience qu’est la vie.

Ne subsiste au bout du compte  qu’une « parcelle d’humanité abandonnée » qui n’a pas su trouver sa place dans un monde en pleine transformation. Quelle dignité reste-t-il à l’Homme dans un monde qui en comporte si peu ? Malgré leur déchéance sociale, et le rejet qu’elle suscite ; en dépit de l’alcool et de l’inaction qui les rend étrangers à eux-mêmes, les personnages des Bas-fonds conservent une idée intacte de leur humanité.

Satine après avoir déclaré à ses compagnons d’infortune qu’il est un condamné de droit commun,  un assassin, un tricheur…, n’affirme pas moins :

— L’homme peut croire ou ne pas croire… C’est son affaire! L’homme est libre…C’est lui qui paye tout de même et c’est pour cela qu’il est libre!. L’homme voilà la vérité ! Qu’est-ce que l’homme ? Ce n’est ni toi, ni moi, ni eux…non!, c’est toi, moi, eux, Le Vieux, Napoléon, Mahomet, tout en un ! Tu comprends ! Tous les commencements et toutes les fins tiennent la dedans …

Le travail sur le texte et l’espace

Gorki avait donné des indications précises et nombreuses sur le décor avec des éléments d’accessoires renvoyant à la “réalité” de la Russie, à sa couleur locale : samovar, grand poêle, « au  milieu de l’asile, une grande table, deux bancs, un  tabouret, le tout en bois blanc crasseux, ordinaires ».

Le texte de Gorki n’est pas revisité, Lacascade se l’approprie. Il devient son “propre”. Lacascade offre aux acteurs une langue qui est celle d’aujourd’hui. Cette énonciation a pour fondement la très belle traduction d’André Markowicz  adaptée en la tissant avec des fragments d’autres traductions. En remplaçant, par exemple, les bribes de poèmes perdus dans la mémoire de l’Acteur par des citations de Rimbaud « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans…. » Par l’usage d’un vocabulaire qui résonne avec notre présent : « assistanat », « dette », « providence ». Ce travail sur la langue produit un effet de rapprochement.  Ce travail est déjà de l’ordre de la mise en scène. Ce “propre”,  exposé au spectateur par la médiation de la scène (espace, lumière, jeu…), implique une interprétation du texte qui conjugue une multiplicité de points de vue. Cette stratégie artistique met en œuvre une dynamique des sentiments et des émotions de nature anhistorique qui relèvent de l’existentiel et acquièrent une dimension métaphysique.

Espace de vie/ espace de mort

La mise en scène de Lacascade se déploie, dans un premier temps, dans la nudité du plateau, occupé par des petites tables et des chaises installées régulièrement sur le plateau. Le réseau des relations interpersonnelles se tisse dans un espace anonyme, sans âme ni caractère, à la face de la scène. Ce dispositif, quasi géométrique, organise les affrontements et les tensions qui se distribuent entre deux ou trois protagonistes.

Louka

Un tableau noir, sur lequel les personnages vont venir, au fur et à mesure de leur arrivée, écrire à la craie leur nom, comme si leur existence ne se réalisait qu’une fois leur patronyme inscrit par l’écriture. L’Acteur, personnage de la pièce, évoquera dans le cours de la représentation, cette question identitaire liée au nom.

— Mon nom de théâtre, personne ne le connaît, personne. Je n’ai pas de nom ici. Comprends tu à quel point c’est amer d’avoir perdu son nom ? Même un chien à un nom. Pas de nom, pas d’homme. 

(J’utilise ici la traduction de Sacha Pitoeff).

Dès la première réplique, l’enjeu des conflits s’installe : l’hostilité, le déni, le rejet de l’autre. C’est la détérioration des relations qui engendre la brutalité des comportements quotidiens et la violence des énonciations. Chacun des protagonistes cherche à trouver sa place dans la trame déchirée des relations, comme si chacun devait, à tout prix, affirmer son identité personnelle fragilisée. L’enjeu pour ceux qui ont pris domicile ici est moins le pouvoir ou les intérêts matériels que l’affirmation d’une existence qui ne peut que passer par la parole.

Dans ce lieu de l’espace collectif, se croisent : mal être, illusions, violences, perte de confiance en soi… Le « dur métier de vivre », dont parle Pavese, s’exerce dans le manque. Pepel, Satine, Boubnov… – voleurs, tricheurs, voyous, asociaux, « sans dents »,  sans domicile fixe, sans condition …, ces êtres trouvent leur vérité dans l’excès, dans l’hybris des grecs, c’est-à-dire dans la démesure des passions.

Ce qui pour ces personnes, sans feu ni lieu, est le plus difficile à supporter est, sans aucun doute, de n’être ni reconnues, ni respectées, ni même crues.

Nastia se console de sa vie sans objet en s’oubliant dans des romans de gare comme «Amour Fatal». À la fin de la pièce, elle jette sa vérité à la face du Baron, qui n’a cessé de la mépriser et de la dévaloriser en raison de ces lectures infantilisantes.

Le surnom de “Baron” lui vient d’un passé  aristocratique qu’il prétend avoir eu, «d ‘une famille ancienne, du temps de la Grande Catherine, des propriétés, des centaines de serfs, des chevaux…» dont il aurait dilapidé la fortune sans comprendre comment.  Nastia oppose à toutes ses affirmations un lapidaire : «Il n’y rien de ça ». Ce déni qui remet en cause, devant tous, la vie rêvée du Baron lui est insupportable, il provoque sa fureur.

Nastia  — Ah ah ! tu hurles  ? t’as compris, ce que ça fait mal quand on ne vous croît pas ?

La partition de la scène en deux espaces en relation, donne au spectacle une dimension qui touche à l’aventure humaine  et à son versant symbolique et métaphysique. L’espace à la face est celui des actions quotidiennes et des conflits permanents, à propos d’un rien, d’une parole, d’un geste, d’une injure…

Anna —  Va manger ! Ça pèse, là…sûr que j’en ai plus pour longtemps.

Klestch, s’en allant — Ce n’est rien…Tu t’en sortiras peut-être… c’est des choses qui arrivent.

L’élévation du lit sur lequel repose son corps, par ceux qui ont été les témoins impuissants de son agonie,  devient  une brève cérémonie éclairée par une lumière verticale et  Caravagesque. La sacralité du  moment s’accompagne de quelques pauvres paroles de consolation :

Louka  — Elle fini de souffrir. Où peut être son homme ?

Pepel — Au cabaret, sûrement.

Louka — Il faut lui dire.

Pepe — J’aime pas les morts.

Louka — Pourquoi les aimer ? C’est les vivants qu’il faut aimer, les vivants.

Le passage de l’espace collectif à l’espace privé sera une nouvelle fois, à la fin de la pièce,  celui d’un départ :

L’acteur — Tatar ! Prie pour moi !

Le Tatar — Quoi ?

L’acteur — Prie pour moi !

Le Tatar — Prie toi même…

L’acteur,  après s’est versé un verre, s’est dirigé sans rien dire vers l’espace privé.

En pleine beuverie, dans une débauche de bière déversée sur le sol, avalée et recrachée, le Baron  est venu interrompre la soûlerie collective :

— Hé Venez par ici ! là… L’acteur… s’est pendu !

Le corps pendu de l’acteur est venu se mêler aux vêtements des locataires suspendus sur le cintre qui surplombe  les lits.

Satine, à mi-voix. — Ah ! il nous a gâté la chanson…l’imbécile !

Comment ne pas voir dans ces deux morts, un effet indirect de la parole du personnage énigmatique de Louka, venu un matin, chercher un lit et dispenser la bonne parole, celle que chacun avait envie d’entendre.

À Anna, mourante qui lui demandait de lui parler, il avait  déclaré :

— Ce n’est pas grand-chose, c’est l’approche de la mort, mon pigeon. Ce n’est rien, mon petit. Il faut espérer. Voilà, tu vois, tu vas mourir, et tu aura la tranquillité. Tu n’auras plus besoin de rien et plus rien à craindre. Le silence, lecalme, le vrai repos. La mort, elle calme tout, elle est câline…

À l’Acteur, il avait prodigué ses conseils :

— Allons… Tu n’as qu’à te soigner. Ça se soigne maintenant, l’ivrognerie, tu entends ! À l’œil que l’on soigne frangin. Elle est ainsi faite la clinique pour les poivrots. Tu vois, on a reconnu que l’ivrogne est aussi un homme. Et même on se réjouit quand il veut se soigner ! Eh bien ! vas-y,  pars ! […]

Louka et l’Acteur.  Louka est-il un semeur d’illusion ou un consolateur ?

La richesse et la profondeur du travail de Lascascade et de ses comédiens se trouvent dans le dévoilement de la complexité des rapports humains. Complexité portée par l’écriture de Gorki, mise en évidence par le spectacle. Aucun déterminisme ni d’ordre psychologique sociologique. Malgré la violence des rapports entre les personnages, en dépit des impasses dans lesquelles, ils se trouvent enfermés, la mise en scène n’apporte qu’une seule réponse :

Tout est dans l’homme, tout est pour l’homme ! Il n’existe que l’homme, tout le reste est l’œuvre de ses mains et de son cerveau ! […] L’homme ! Il faut respecter l’homme. Ne pas le plaindre… ne pas l’humilier par la pitié…Il faut la respecter ! Cette affirmation proférée par Satine, figure significative de l’écriture de Gorki, l’est également de la mise en scène de Lacascade.

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