« L’essence même du mystère : un présent hors du temps » T. Mann, Joseph et ses frères,
À quoi, Saint Augustin avait déjà répondu :
« Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est la vision ; le présent du futur, c’est l’attente ».
— Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps ? C’est insensé !
Quand ! Quand ! Un jour, ça ne vous suffit pas, un jour pareil aux autres il est devenu muet, un jour je suis devenu aveugle, un jour nous deviendrons sourds, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même jour, le même instant, ça ne vous suffit pas ? Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau. En avant!
Beckett, En attendant Godot, acte 2
S’il est une personne bien réelle qui peut être considérée comme un « clochard céleste » (expression utilisée par la plupart des commentateurs pour désigner les deux non-héros, Vladimir et Estragon de la pièce de Beckett, En attendant Godot), c’est bien monsieur Chouchani.

Un article récent du journal, Le Monde, (5 août 2016) est venu rappeler ce que fut l’existence de ce personnage qui fut le maître en Talmud d’Emmanuel Lévinas et d’Elie Wiesel. http://www.lemonde.fr/festival/article/2016/08/05/monsieur-chouchani-maitre-a-penser-des-intellectuels-juifs.


Comme le raconte, Salomon Malka, dans son livre, Monsieur Chouchani, sa vie qui s’est achevée à Montevideo, en 1968, fut aussi mystérieuse que la date et le lieu de sa naissance.
Selon plusieurs sources, il serait né le 9 janvier 1895. Certains disent au Maroc, à Tanger ; d’autres à Safed, la ville des kabbalistes, alors partie intégrante de l’Empire ottoman, aujourd’hui en Israël. Ou encore à Brest-Litovsk, en Biélorussie. Personne ne connaissait son véritable nom. Ses amis et les étudiants l’appelaient Monsieur Chouchani ou, plus rarement, Professeur Chouchani.

Élie Wiesel, dans Tous les fleuves vont à la mer, décrit ce que fut, au début de 1945, sa première rencontre avec Chouchani.

Jeune homme, déporté à Auschwitz et survivant de Buchenwald, Wiesel a été recueilli, alors qu’il avait 17 ans dans une des institutions, l’OSE qui avait pris en charge les enfants et les adolescents survivants des camps.
Lors d’un office du soir, on m’indique, écrit Élie Wiesel, « un bonhomme bizarre. Vêtu comme un vagabond, un chapeau minuscule sur sa tête immense, il se tient dans un coin perdu dans ses réflexions. Quelqu’un me dit qu’il s’appelle Shoushani et que c’est un génie. Un autre rectifie : « C’est un fou ». Un troisième synthétise : « C’est un fou génial ». Il se trouve, poursuit Wiesel, « que le génies me font peur et que les fous m’attirent. L’aborder ? Dans quelle langue ? En allemand ? En hébreu peut être ? Le temps de tergiverser, il a disparu. Tant pis, je le retrouverai un jour sur ma route ».
Élie Wiesel ne se trompait pas. Chouchani deviendra son maître en Talmud. Il affirme, qu’après avoir fait sa connaissance et être devenu son élève, il ne pouvait ni ne voulait se détacher de lui. Le « vagabond » qui l’avait accosté en 1947 est devenu son mentor.

Élie Wiesel évoque sa mémoire dans deux recueils de nouvelles, Paroles d’étrangers, et dans Le Chant des morts. Dans ce dernier livre, il qualifie Chouchani “de Juif errant”. Ce dernier maîtrisait une trentaine de langues anciennes et modernes, y compris le hindi et le hongrois. Son français était pur, son anglais parfait et son yiddish se pliait aux accents de son interlocuteur. Juif errant, il se sentait chez lui dans toutes les cultures. A sa grande satisfaction d’ailleurs. Wiesel raconte, dans son dialogue avec Salomon Malka ( cf. Monsieur Chouchani), qu’on pouvait poser une aiguille n’importe où dans un des ouvrages du Talmud, lui donner les premiers mots et il récitait la suite instantanément. Il connaissait Bergson par cœur, les romans de Kafka, Platon, Socrate, etc.
Pendant trois ans, à Paris, Wiesel fut son disciple. À ses côtés, il appris beaucoup sur les dangers du langage et de la raison, sur les emportements du sage, du fou aussi, sur le cheminement mystérieux d’une pensée à travers les siècles, mais rien sur le secret qui le minait ou le protégeait, face à une humanité malade.

Elie Wiesel parlait de lui comme de l’un de « ces hommes qui vous accompagnent, qui vous troublent et qui vous habitent pendant des années, sans doute jusqu’à la fin de votre vie ». Dans ses mémoires, Tous les fleuves vont à la mer, il le cite comme étant le maître qui l’a le plus influencé : Il dérangeait le croyant en lui démontrant la fragilité de sa foi, et secouait l’hérétique en lui faisant sentir les affres du vide.
Ce personnage restera, aux yeux de tous ceux, nombreux dans le monde, qui l’ont connu un être énigmatique. Que cherchait-il à enseigner ? S’il tenait à transmettre et à partager, Wiesel n’a jamais pu lever l’énigme. Ses certitudes ? En avait-il seulement ? Ses doutes peut-être ? Il se servait de sa science pour déranger, perturber, obscurcir les points de repère.
Une existence énigmatique
Wiesel ne put jamais expliquer la pauvreté apparente de Chouchani, pas plus que son goût du vagabondage. Il en vient à se demander s’il n’était pas comme ces Maîtres hassidiques qui devaient errer en exil avant de se révéler.
Dans les années 1920, il quitte la Pologne pour le Maroc et l’Algérie, puis pour la Palestine et enfin les États-Unis, où il aurait perdu la plus grande partie de sa fortune dans le krach de 1929. La présence de Monsieur Chouchani est ensuite attestée à Strasbourg au milieu des années 1930, et vers la fin de la guerre, il réussit à passer de France en Suisse. Il revient en 1945 et s’installe à Paris, où il vit de leçons particulières de mathématiques et de physique et enseigne le Talmud, que, selon Emmanuel Lévinas, il connaissait par cœur, de même que tous ses commentaires et les commentaires des commentaires.
Il quitte la France en 1952 pour Israël où il enseigne plusieurs années dans un kiboutz religieux. Il meurt le 26 janvier 1968 à Montevideo, où Elie Wiesel organise ses funérailles et signe l’épitaphe suivante sur sa pierre tombale : « The wise Rabbi Chouchani of blessed memory. His birth and his life are sealed in enigma. »

Ce n’est ni l’errance de Chouchani ni le caractère mystérieux de son existence qui en fait un personnage exceptionnel, ni même son extraordinaire mémoire.

(le journal exagère, un peu, beaucoup. Ceux qui ont croisé Chouchani affirment qu’il parlait une trentaine de langue, c’est déjà pas mal).
Un maître du Talmud

Dans les années cinquante, alors qu’une grande partie de l’œuvre philosophique est encore à venir, Emmauel Lévinas fait une rencontre qui va modifier le cours de sa vie et de son œuvre. Au lendemain de la guerre, la fascinante irruption du Talmud dans les humanités classiques de l’ancien élève de Fribourg est le fait de Chouchani, personnage inspiré et génial.
C’est l’ami de toujours, le professeur Nerson, juif alsacien, amoureux des lettres juives (c’est à lui que sera dédiée Difficile Liberté), qui lui présentera cet homme à la dégaine négligée qui traînait dans le Paris de l’époque sans que personne ne sache au juste d’où il venait.
Lévinas raconte sa frayeur quand, une nuit, ayant entendu frapper à sa porte, il a découvert un homme hâve, amaigri, qui n’avait pas mangé depuis trois jours et réclamait qu’on l’héberge. Ainsi était Monsieur Chouchani. De ces juifs qu’on appelait ailleurs Luftmenshen (littéralement, en yiddish, “des hommes suspendus en l’air”). Emmanuel Levinas décrivait son maître comme « intransigeant », « impitoyable », « prestigieux », « merveilleux », sans lequel il ne serait jamais devenu l’un des grands philosophes du vingtième siècle.

Dans Quatre lectures talmudiques, Lésinas confie que c’est Chouchani qui a éveillé son profond intérêt pour le Talmud.
Dans son introduction à Quatre lectures talmudiques, Lévinas écrit :
Un texte talmudique n’appartient donc nullement aux “discours édifiants” […] En lui-même, un texte talmudique est un combat intellectuel et ouverture aride sur les questions – même les plus irritantes- vers lesquelles le commentateur se doit de frayer un chemin sans se laisser tromper par l’apparence de discussions byzantines où, en fait, se dissimule une attention extrême au réel » (p.13).
À Christian Descamp du journal Le Monde, Lévinas déclare :
À mon retour de captivité dans un camp de prisonniers français en Allemagne, j’ai rencontré un géant de la culture traditionnelle juive. Il ne vivait pas le rapport au texte comme un simple rapport de piété et d’édification, mais comme horizon de rigueur intellectuelle. J’aimerais dire son nom. C’était M. Chouchani. Tout ce que je publie aujourd’hui sur Le Talmud, je le lui dois. Cet homme-là, qui avait l’aspect d’un clochard, je le place à côté de Husserl ou Heidegger.(Le Monde, 2 novembre 1980).
«La fonction originelle de la parole ne consiste pas à désigner un objet pour communiquer avec autrui, dans un jeu qui ne tire pas à conséquence, mais à assumer pour quelqu’un une responsabilité auprès de quelqu’un. Parler, c’est engager les intérêts des hommes. La responsabilité serait l’essence du langage.»
Quatre lectures talmudiques, p. 46
Lévinas, dans cette introduction, rend hommage à Chouchani, qu’il qualifie de «maître prestigieux » qui lui a montré ce que peut être la vraie méthode du commentaire :
Rendre impossible à jamais l’accès dogmatique, purement fidéiste ou même théologique au Talmud, c’est-à-dire attester d’une recherche de liberté, sinon une liberté conquise ».

Lévinas était redevable à Chouchani d’une lecture subversive des textes talmudiques, d’une lecture “qui n’avait rien de pieux, qui s’en défendait même, ainsi que le note Salomon Malka dans Emmanuel Lévinas, la vie et la trace (p. 138).
Un personnage beckettien
Les thèmes « beckettiens » de l’homme aux prises avec l’absurdité de son destin et de sa misère, son angoisse d’être et sa volonté à tout prix d’être, son dénuement et sa solitude face à la cruauté du monde et à sa tyrannie acceptée… peuvent être évoqués à propos de la vie de Monsieur Chouchani. De même que la question sans réponse du « pourquoi ? » de l’existence, dans un univers sans but, au temps qui s’écoule à vide, aux jours qui se succèdent, toujours semblables, peut se poser.
L’existence de Monsieur Chouchani demeure une énigme. Comme celle de Vladimir et Estragon, les personnages de En attendant Godot qui n’ont cessé de susciter les interrogations sur ce qu’ils représentent. On peut penser qu’ils sont contemporains.

« Qui est là ? » La question essentielle qui est introduite dès la première réplique, par Horatio dans Hamlet, peut être adressée aussi bien au personnage de la tragédie de Shakespeare qu’à ceux inventés par Samuel Beckett dans En attendant Godot. Elle s’applique aussi à ce personnage bien réel de Chouchani qui, pourtant, par son mystère relève d’une fiction réalisée.

À la création de la pièce de Beckett, en 1953, les commentateurs et les critiques se sont posées la question de savoir qui ce “Godot”, tant attendu par Vladimir et Estragon.
Question sans objet, sur le plan dramatique. En effet, Godot n’est pas un personnage présent sur la scène, il n’existe que par l’attente qu’il suscite. Sans être une abstraction, il représente une fonction : celle de provoquer un désir de le rencontrer. Le questionnement sur son identité est spéculative ; nulle réponse ne peut être apportée dans la représentation théâtrale puisque “Godot” demeure une référence verbale.
Qui sont Vladimir et Estragon ?
En revanche, la question de savoir qui sont Vladimir et Estragon, en tant que personnages de théâtre, est autrement plus pertinente. La critique théâtrale, à la création, les qualifiait de clochards, de vagabonds, de clowns… En situant la pièce dans la catégorie esthétique de “théâtre de l’absurde”, la critique évitait de s’interroger sur l’inscription des personnages dans une histoire contemporaine.
Pierre Temkine dans un article remarquable, signale, que dès la création un critique avait donné le ton : On voyait Vladimir et Estragon comme des clowns ou des clochards “métaphysiques”: des “clochards célestes”.
« Godot, dans un passé indéfini, lors de circonstances quelque peu incertaines, leur a donné un rendez-vous plutôt imprécis dans un lieu mal défini à une heure indéterminée ».
La collection des Écrivains de toujours résumait naguère la pièce en ces termes :
« Vladimir et Estragon, pantins en souffrance dans les limbes d’un no man’s land où tout se répète – paroles échangées pour durer, gestes de tendresse et de répulsion, clowneries éludant la souffrance, visites que leur rend l’humanité […] – s’obstinent à attendre l’improbable secours d’un au-dehors ou d’un au-delà qui les laisse à eux-mêmes, ici et maintenant pris dans leurs questions » (Ludovic Janvier, Beckett par lui-même, Seuil, 1969).
Valentin et Pierre Temkine bouleversent l’interprétation de ce classique qu’ils replacent dans le contexte de sa conception. En s’appuyant sur une relecture détaillée de En attendant Godot, Valentin Temkine produit une interprétation globale renouvelant la lecture de la pièce : à rebours des interprétations selon les canons du « théâtre de l’Absurde », il restitue la pièce à l’Histoire en explicitant les thèmes latents de l’Occupation et de la Shoah. Le dialogue entre Valentin et Pierre Temkine est suivi de trois réactions : Sur les traces de Godot : Une enquête littéraire (P. Temkine), Ce que ça fait de ne rien en dire (P. Temkine), En attendant Valentin Temkine (F. Rastier).Télécharger le PDF
L’inscription des personnages dans l’Histoire
L’œuvre a un lieu, un temps, et les personnages une identité bien précise, si on veut bien se donner la peine, comme le font Pierre et Valentin Temkine, de lire attentivement le dialogue de Beckett. L’action se situe près de Roussillon, dans le sud de la France (où Beckett a effectivement séjourné durant la guerre), au moment de l’invasion de la zone libre. L’interprétation de Temkine consiste à identifier les personnages de Vladimir et Estragon comme des Juifs qui attendent le passeur qui les sauvera : un certain Godot. En 1942, il n’y avait pas de raison pour eux de quitter le Roussillon ; en 1944, ils seraient déjà déportés. La scène se déroule donc précisément au printemps 1943.
Il s’agit bien d’une thèse. Temkine grand-père et petit-fils (Valentin, l’historien, et Pierre, le philosophe) en administrent démonstrations et scolies. La page décisive se trouve, dans l’édition courante chez Minuit, p. 13-14. Il y est fait allusion à « la Roquette », quartier parisien où se trouvaient au début du siècle et jusque dans les années 1930 des écoles talmudiques ; aux images de la Terre sainte, de la mer Morte, enfin au crime d’être né, à la circoncision. À quoi s’ajoute nombre d’indices convergents, l’un des plus frappants – et d’ailleurs déjà connu des spécialistes, mais, semble-t-il, sans qu’on en tirât conséquence – étant que le personnage d’Estragon se nommait initialement Lévy, comme en témoigne le manuscrit qu’on a pu voir il y a quelques années lors de l’exposition Beckett à Beaubourg.
Beckett effaçant le nom de Lévy s’interdit, dit Temkine, de « donner à voir le juif comme juif. Car il n’est ni la menace rampante fantasmée par les uns, ni la figure de la victime érigée par les autres. Beckett va directement à la chair et à l’os : ces gens-là, ce sont des hommes. Ils inspireront la compassion, le dégoût ou l’ennui, mais pas à cause de leur origine. » Un auteur qui traite un tel sujet ne peut plus désigner ses personnages ni les nommer. Désigner, nommer, c’est désormais dénoncer – détruire. L’auteur a alors besoin d’un autre public : un public qui ne puisse s’imaginer qu’il comprend parce qu’il reconnaît, identifie. Il faut laisser le sujet dans un clair-obscur, afin de ne pas inviter le public, à son tour, à désigner.

Il s’agit de respecter les personnages, de ne pas les ficher ou les étiqueter, dit Pierre Temkine, citant Lévinas : « La meilleure façon de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux » (Emmanuel Lévinas, Éthique et Infini, Livre de Poche, p. 79).
Mais s’il en est ainsi, objectera-t-on, pourquoi cette révélation ? N’est-ce pas trahir l’intention de l’auteur que de ramener sa pièce à sa source tacite ? La réponse de Pierre Temkine est qu’aujourd’hui cette pièce est devenue un classique quasi rabâché, et que sa représentation sous forme clownesque a fait son temps. Il faut, pense-t-il, renouer avec le fond historique afin de raviver les potentialités de la mise en scène et du jeu des acteurs. «Il y a une grande distance entre la route d’un pays imaginaire et celui où la milice ou la Résistance peuvent surgir à tout moment. L’angoisse abstraite devient peur concrète, l’enjeu redevient vital. »
Je renvoie le lecteur à l’article où Temkine explique pourquoi Beckett a biffé ce nom pour le remplacer par un sobriquet plus fantaisiste. Beckett n’a pas effacé toutes les traces, et a laissé un certain nombre d’indications éclairantes. Beckett invente une fable métaphysique et abstraite pour parler d’une situation historique bien singulière. Il invente ainsi, disent les auteurs, une manière de se taire sur le sujet.
Samuel Beckett, Lettre à Michel Polac, janvier 1952.
[…] Je ne sais pas plus sur cette pièce que celui qui arrive à la lire avec attention. Je ne sais pas dans quel esprit je l'ai écrite. Je ne sais pas plus sur les personnages que ce qu'ils disent, ce qu'ils font et ce qui leur arrive. De leur aspect j'ai dû indiquer le peu que j'ai pu entrevoir. Les chapeaux melon par exemple. Je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais même pas, surtout pas, s'il existe. Et je ne sais pas s'ils y croient ou non, les deux qui l'attendent. Les deux autres qui passent vers la fin de chacun des deux actes, ça doit être pour rompre la monotonie. Tout ce que j'ai pu savoir, je l'ai montré. Ce n'est pas beaucoup. Mais ça me suffit, et largement. Je dirai même que je me serais contenté de moins. Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d'en voir l'intérêt. Mais ce doit être possible. Je n'y suis plus et je n'y serai plus jamais. Estragon, Vladimir, Pozzo, Lucky, leur temps et leur espace, je n'ai pu les connaître un peu que très loin du besoin de comprendre. Ils vous doivent des comptes peut-être. Qu'ils se débrouillent. Sans moi. Eux et moi nous sommes quittes ».
Vladimir et Estragon sont des personnages construits dans une écriture dramatique. Leur identité et ce qui la constitue ne peuvent être donnés que par ce qui est joué dans une mise en scène et dans l’interprétation – au double sens du mot- qu’en donnent les acteurs qui la représentent. Vladimir et Estragon existent, ou non, comme clochards célestes dans la représentation donnée sur scène.
Qui est Chouchani ?
Je ne sais pas l’Hébreu, ni ne connaîs les prières, mais je peux ajouter un caillou et raconter l’histoire…
De passage à Montevideo, à l’occasion d’un séminaire sur le théâtre, la nécessité de me recueillir sur la tombe de Chouchani s’imposa à moi. Après une matinée de recherches Montevidéo où j’avais eu beaucoup de mal à savoir où était enterré Monsieur Chouchani. Ni l’office du tourisme, ni une synagogue sise dans un étage d’un immeuble du centre de Montevidéo n’avaient ou me renseigner. J’avais fini par apprendre qu’il y avait un grand cimetière juif à une dizaine de km du centre. Ce jour là était jour de fête nationale en Uruguay, et j’ai eu du mal à trouver un autobus qui allait près du cimetière. En réalité, il avait plusieurs carrés juif et avec l’aide du gardien, j’ai trouvé la tombe de Chouchani

Ce n’était pas l’intérêt du Talmud ni évidemment pas un besoin de retrouver des racines, ce qui à mon sens ne veut rien dire, qui me motiva. Je ne suis pas religieux. Je ne sais pas lire l’hébreu, pas plus que je ne le parle. Je n’ai donc pas lu le Talmud puisqu’il ne peut être interprété que dans sa langue originelle. Et pourtant. L’interrogation sur une des facettes de mon identité demeure. Comment s’inscrire dans une filiation — qu’on l’appelle mémoire ou tradition ?
Depuis une quinzaine d’années, je me suis intéressé à la philosophie et la pensée juives, et me suis mis laborieusement, et sans grand résultat probant, à l’apprentissage de l’hébreu. Essentiellement d’ailleurs pour comprendre la part de la langue et de la pensée hébraïque dans le yiddish que je comprends assez bien et qui demeure pour moi une musique originelle.
Si je ne peux avoir un rapport immédiation avec la transmission, je peux encore écouter et raconter les histoires qui viennent s’ajouter aux récits du talmud et tissent l’énigme de la condition juive. S’inscrire dans l’écoute est encore une manière de faire partie de la chaîne. C’est ce que formule Gershom Scholem dans l’histoire qu’il tient du poète Agnon et qui introduit son grand livre sur la mystique juive .
L’importance de savoir raconter (Baal shem tov)
Quand le Baal Shem Tov (le fondateur du mouvement) — le maître du bon nom — avait une tâche difficile devant lui, il allait à une certaine place dans les bois, allumait un feu et méditait une prière, et ce qu'il avait décidé d'accomplir fut fait. Quand une génération plus tard, le Maggid (le grand prédicateur) se trouva en face de la même tâche, il alla à la même place dans les bois et dit : « Nous ne pouvons plus allumer le feu, mais nous pouvons encore dire les prières » Et ce qu'il désirait faire devint la réalité. De nouveau, une génération plus tard, le successeur eut à remplir la même tâche. Et lui aussi alla dans les bois et dit : « Nous ne pouvons allumer le feu et nous ne connaissons plus les méditations secrètes qui appartiennent à la prière, mais nous savons la place dans les bois où cela s'est passé, ce doit être suffisant » Et ce fut suffisant. Mais quand une autre génération fut passée, et que Rabbi Israël invité à accomplir la même tâche s'assit dans son fauteuil et dit : « Nous ne pouvons plus allumer le feu, nous ne pouvons plus dire les prières, nous ne savons plus où est la place, mais nous pouvons raconter l'histoire comme cela s'est fait » Et l'histoire qu'il raconta eu les mêmes effets que les actions des trois autres. Cité par G. Scholem « Les grands courants de la mystique juive, Payot, p. 368. C’est vraisemblablement la transmission de la parole de Chouchani, cet éveilleur, qui a su révéler à eux-mêmes les nombreuses personnes dont il fut le maître en Talmud, qui m'attirait. Que fait d'autre que d'ajouter un caillou ? Que faire d'autre pour retrouver le feu que représenta Monsieur Couchant que d'en faire le récit ? Comme le note le philosophe Giorgo Agamben, dans son livre, Le feu et le récit :
Nous ne pouvons accéder au mystère qu’à travers une histoire et cependant — ou peut-être devrait-on dire, en effet —l’histoire est ce en quoi le mystère a éteint ou caché ses feux