Les Estivants : portrait d’une société les nerfs à vif

La représentation des Estivants, mis en scène par Gérard Desarthe, à la Comédie-Française, s’ouvre sur une image panoramique d’un groupe d’hommes et de femmes saisis dans leur immobilité. Du fond de la scène, ils semblent nous dévisager pour nous dire : « Regardez comme nous vivons. »

« Élégants, policés, heureux de nos divertissements cultivés…, ne sommes-nous pas la représentation d’une classe qui a conquis le droit de vivre pour jouir des plaisirs que nous permet notre réussite sociale ? »

Une société satisfaite et sûre d’elle- même

La représentation montre la désintégration progressive du cliché du début qui ne fait que présenter une société figée dans un ordre fragile. L’art de Desarthe est de mettre en évidence les fissures, les faux-semblants, les contradictions de ce groupe d’individus, réunis durant ce temps de vacances, où les illusions, les espoirs déçus, les aveuglements viennent ronger de l’intérieur l’image de soi que chacun cherche à présenter aux autres.

Des sentiments et des interrogations qui viennent lézarder les apparences

Les personnages, au fur et à mesure que le temps les confronte les uns aux autres, perdent leur définition et se trouvent emporté dans la confusion des sentiments. L’image une fois mise en mouvement  se trouble.

Les gardiens de la propriété, dont les datchas sont louées à des estivants aisés, ne s’y trompent pas. L’adaptation de Peter Stein, choisie par Desarthe, leur donne la parole : 

— Tu sais qui a loué cette année ?

— Je ne sais pas. Et en plus, je ne veux pas le savoir. _

—Tu ne veux pas le savoir, quoi ? 

— Non. Tous pareils. Des estivants. Laissent traîner partout leur merde. Ils débarquent, ils s’ennuient et laissent traîner partout leur merde.

— Laissent traîner partout leur merde, quoi ? 

— Exact. Si on ne fait pas attention, il n’y aura bientôt plus de forêt. Plus qu’un énorme tas d’ordures.

Tout est dit. Il ne reste plus qu’à le montrer théâtralement.

De Tchekhov à Gorki

La dramaturgie tchékovienne est présente en arrière-plan de ce spectacle, comme un ange gardien qui viendrait inspirer une esthétique. La pièce de Gorki résonne avec La Cerisaie et en prolonge la fin.

Est-ce un monde qui ignore qu’il est fragile voire mortel ?

C’est à l’adaptation de Peter Stein et à la mise en scène de Desarthe qu’on doit cette résonance. Les propriétaires de la cerisaie, à peine sortis de scène, après avoir oublié leur vieux serviteur Firs, pourraient entendre le bruit sourd des arbres qu’on abat.

Une dizaine d’années plus tard, Lopakine, le fils de leur ancien serf qui a acheté la propriété, a réalisé son vœu : construire un domaine  où les estivants pourraient venir jouir de leurs loisirs.

L’adaptation de Peter Stein a l’immense avantage de s’appuyer sur la dramaturgie chorale, dont il affirme à juste titre qu’elle est l’héritage apporté par Tchekhov au théâtre moderne. Stein écrit, dans Mon Tchekhov  : 

Tchekhov a transformé l’écriture dramatique par la suppression du héros principal qu’il a remplacé par un groupe de personnages et par l’observation de leurs relations mutuelles, c’est-à-dire qu’il a démocratisé les rôles. (p.26).

Tchekhov et Gorki, en 1900 (cinq ans avant l’écriture des Estivants).

La grande réussite de la mise en scène tient dans ce mouvement subtil où le groupe se fracture et où les personnage se dévoilent dans leur solitude et leurs limites. La réussite est aussi dans l’intelligence des relations entre les personnages. Celles-ci révèlent les désirs inassouvis, par incapacité à les exprimer ; éclairent les égoïsmes qui se cachent derrière des idées creuses ; démasquent les aveuglements et la peur de vivre. Cette réussite se manifeste, en premier lieu dans un jeu maîtrisé, inventif, profond d’une troupe dont on sent l’affinité dans ce qu’il ne faut pas qualifier de direction d’acteur mais d’un chant choral  dont la partition scénique permet à chacun de construire sa ligne mélodique.

Le dévoilement de cet agacement des personnages, les uns par les autres, se manifeste par des petits drames qui se développent dans des duos ou des trios dont les thématiques et les harmonies illustrent les désirs et les pulsions des personnages incapables de les reconnaître. Dans ce traitement dramaturgique et scénique, l’adaptation de Stein et la mise en scène de Desarthe mettent en œuvre une esthétique inventée par Tchekhov qui consiste à tisser, à partir de segments de scène, un récit dont les séquences ne sont pas linéaires mais résonnent en autant de motifs musicaux.

Le regard froid et désabusé de Gorki

La représentation conjugue regard sur les personnages et point de vue sur la société qu’ils constituent.

Société fatiguée dont les membres ont les nerfs à vif, sont sans énergie et se réfugient dans la plainte sur soi. Ils s’ennuient à mourir. Cette petite société, qui se retrouve chaque été, manifeste tous les symptômes d’un petit monde qui croit pouvoir subsister, tel qu’en lui même, dans sa suffisance et son indifférence au monde. Société qui néanmoins se vit comme une élite, l’Intelligentsia, alors qu’elle ne représente que cette catégorie de petits bourgeois que Gorki, dépeindra dans une autre pièce.

Michel Favory (Doudakov) ; Céline Samie ( Youlia) ; Pierre Hancisse ( Zamyslov) ; Bruno Rafaelli ( Doublepoint) ; Anne Kessler ( Calérie) ; Sylvia Bergé ( Warvara ) ; Clotilde de Bayser (Maria Lwovna)

Gorki est sans complaisance pour les mâles dominants de cette société qui masquent leur cynisme, leur misogynie, leur égoïsme par une rhétorique incapable de nommer leurs désirs.

Le chœur des mysogines

Des personnages dominés par une paresse affective et psychique :

Souslov, joué par Thierry Hancisse,  l’ingénieur brutal et alcoolique, s’accommode cyniquement de l’infidélité de sa femme Yulia ;

Zamyslov, l’adjoint de Bassov et amant de Yulia, ncapable de choisir entre son patron et sa maîtresse…

Hervé Pierre (Bassov) et Samuel Labarthe (Chamillov)

Basslov, joué par Hervé Pierre, l’avocat qui loue une datcha, confine son épouse, Olga, dans les tâches domestiques et se pique de littérature. Chalimov, l’écrivain, joué par Samuel Labarthe, qui ne sait plus très bien pourquoi il écrit, indifférent aux autres, promène sa silhouette nonchalante de femme en femme.

CHamilov (S. Labfarthe) ; Baslov (H. Pierre) ; B. Rafaelli

À ces personnages de mâles suffisants et bavards, gelés et étriqués dans leur ego, dont l’énergie et les désirs se dissolvent dans l’absence de volonté, Gérard Desarthe oppose un regard tendre et attentif  aux personnages féminins. Celles-ci sont remarquablement interprétées par les comédiennes qui présentent en même temps la face lumineuse et la face sombre du personnage.

Syvia Bergé (Warvara ); Clotilde de Bayser ( Maria Lwova); Martine Chevalier (Olga) ; Anne Kessler (Calérie, sœur de Bassov)

C’est par les personnage des femmes que la vie et désir de vivre trouvent à se dire. Vlas, le frère de Warvara,  joué par LoÎc Corbery, et Maria Lwovna, interprétée par Clotilde de Bayser, sont les Lucioles, pour reprendre l’image de Pasolini, qui, par  leur énergie à aller au bout de leur passion, éclairent cette comédie acide. 

Vlas (Loïc Corbery) et Maria Lwovna (Cl. de Bayser)

La mise en scène de Gérard Desarthe fait la preuve esthétique que la modernité d’une mise en scène ne tient pas son existence de l’actualisation des costumes ni d’une profusion d’innovation artificielle. La modernité relève de l’adéquation entre l’esprit d’un texte et l’esprit du temps de la réception du spectacle. 

Et c’est dans la résonance et l’affinité entre ce qui est montré et la sensibilité du présent qu’une mise en scène devient contemporaine. Est contemporain  « la relation au temps  qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme ».

 « Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps.» ( G. Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?).

La relation que Desarthe établit entre la modernité de Tchekhov qui irradie la scène de la représentation ; 

Merci Dr Tchekhov pour le diagnostic

la lucidité de Gorki qui, en 1905, préfigure le rejet d’une société figée et l’instance du présent  inscrit la représentation des Estivants dans la contemporanéité.

Vlas (Loï Corbery)
Vlas : une clown lucide et désespéré

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