La pensée et la personne de Walter Benjamin

 

J’ai voulu, dans un objectif de vulgarisation, évoquer la pensée de Walter Benjamin qui fut la figure la plus originale, la plus rayonnante mais aussi la plus tragique des penseurs du XXe siècle. Sa pensée se rattache explicitement à la pensée juive. Celle-ci ne peut s’examiner en dehors du contexte socio-culturel et linguistique dans lequel elle s’exprime ; elle ne peut se concevoir sans prendre en compte les conditions historiques qui lui donnent une forme en diaspora ; elle ne peut ni occulter ni privilégier une dimension du religieux — qu’il soit mystique ou rationnel — tel qu’il peut se projeter en arrière-plan d’une expérience vécue et alimenter une mémoire plus ou moins vive.

 Je me propose d’aborder l’œuvre et le destin de Walter Benjamin, selon trois temps :

1) L’originalité et la singularité de sa pensée.

2) Les deux foyers de sa démarche.

3) De la catastrophe annoncée à la gloire posthume.

 

Devant le monument Passages, de Dani Karavan hommage à Benjamin (Portbou)

Le monument Passages, près du cimetière marin

Mon intention d’écriture s’est forgée après avoir suivi dans des conditions “touristiques” ce qui fut son dernier chemin achevé de manière tragique en 1940, en tentant d’échapper à la menace nazie. Cet objectif d’écriture s’est imposé après avoir lu trois romans qui, ces vingt dernières années, se sont emparés de la figure de Walter Benjamin, personnage romanesque, pour en faire le sujet d’une Histoire tragique. Ce registre, tout autant que les livres pu de Benjamin édités en France, ces trente dernières années mettent en évidence la place majeure de Benjamin dans la littérature et la pensée du XXe siècle.

L’originalité et la singularité de sa pensée

Pourquoi évoquer, aujourd’hui, la pensée de Walter Benjamin ? En quoi peut-elle nous éclairer ? Peut-être parce que notre époque, comme, celle qui a donné naissance à l’œuvre multiforme et éclatée de Benjamin, dans la première moitié du XXe siècle, est celle de « Sombres temps », pour reprendre la formule de son ami, Bertolt Brecht, concernant l’exil après la prise du pouvoir par Hitler.

Benjamin, fut sans aucun doute, l’intellectuel le plus inclassable, mais aussi des plus remarquables, parmi ces intellectuels juifs de l’Allemagne impériale et de la République de Weimar (1918-1933). Sa pensée fut portée par sa culture allemande et la dimension juive de son éthique, sans que ces deux références ne soient, pour lui, un écartèlement.

 Notre temps est soumis à tous les dangers des idéologies d’exclusion, d’aveuglement et de perspectives catastrophiques des pouvoirs autoritaires et antidémocratiques. Le “principe espérance” porté par les Lumières et par le mouvement d’émancipation des peuples, né après la seconde guerre mondiale, est aujourd’hui dépossédé de ses slogans illusoires et béats sur « les lendemains qui chantent ».

Pour situer son milieu intellectuel et social, écoutons celui qui fut son ami le plus proche et son plus intime confident, son cadet de cinq ans, Gershom Scholem, le grand historien de la mystique juive :

     

 Leurs relations ne relèvent pas seulement de traits de jeunesse : ils sont demeurés très proches malgré la différence entre leurs de leurs démarches respectives. Dans sa préface à la Correspondance avec Walter Benjamin, Scholem écrit que ce dernier était :

L’un des hommes les plus profonds et doué en même temps du plus grand pouvoir d’expression qu’ait produit la judéité germanophone dans la génération qui précéda son anéantissement.

Un des livres fondamentaux de Scholem, Les grands courants de la mystique juive, est dédié à Benjamin, « l’ami de toute une vie, dont le génie a uni la pénétration du métaphysicien, le talent exégétique du critique et l’érudition du savant ».

Comme le note Hannah Arendt :

 Le rapport des intellectuels germanophones au judaïsme avec lequel ils n’avaient plus de liens substantiels mais auquel, en tant que phénomène social, ils ne pouvaient échapper se manifestait à eux sous la forme d’une question morale capitale.[1] »

Walter Benjamin est une des figures majeures de la pensée judéo-allemande au XXesiècle en raison du caractère singulier de sa pensée ; elle s’exerçait dans des domaines multiples : le langage, l’œuvre d’art, le cinéma, la littérature, la perception des transformations des villes… Il n’était ni un historien ni un philosophe, bien que ses écrits sur l’histoire, la littérature, la philosophie… révèlent bien des dimensions qui ont échappé aux spécialistes de l’histoire, de la littérature ou de la philosophie. Impossible de résumer ou de réduire sa pensée à un système, un genre littéraire ou un courant idéologique, ce serait une amputation de sa profonde complexité et de sa richesse.

Ses réflexions se sont exprimées dans des contributions à des magazines, des rubriques littéraires de journaux ou dans des essais marquants, elles ont fait de lui, « le seul véritable critique de la littérature allemande », comme l’écrit son ami Scholem. Pour Benjamin, « l’affaire de la critique est la vérité de l’œuvre d’art », et celle-là est enfouie dans son sujet. C’est le commentaire de l’œuvre qui restitue cette vérité, en particulier pour le lecteur qui reçoit l’œuvre, bien après sa création. L’interprétation et le commentaire permettent à l’œuvre d’être transmise, ce sont ces deux caractéristiques de l’écriture de Benjamin qui l’inscrivent dans une pensée juive.

Dans ses textes — et ses traductions en allemand de Proust et de Baudelaire —, dans ses commentaires subtils et informés sur Kafka et dans son essai capital sur le roman de Goethe, Les affinités électives, Benjamin fait le constat de la rupture de la modernité avec la tradition ainsi que la perte de l’autorité. Ses écrits expriment l’urgence, au cœur de la catastrophe, d’échapper aux discours abstraits de la raison face aux systèmes totalitaires. Son œuvre prend en charge la question de la transmission du passé. « C’est dans le présent qu’il faut trouver la lumière qui éclairera l’histoire du peuple juif depuis la dispersion ».[2]Pour Benjamin, écrire l’histoire, c’est la citer.

La narration, le collage, le montage… sont ce qui permet de forger « l’alliance tacite entre les générations passées et la nôtre ». C’est par la « citation » que quelque chose de l’époque du passé peut survivre.  Comme le remarque Hannah Arendt, « les citations dans les écrits de Benjamin ne peuvent être comparées qu’aux citations bibliques » qui viennent bien souvent, dans les commentaires médiévaux se substituer à l’argumentation.

 

Benjamin pensait poétiquement

 

photo de H. Arendt avec le livre de W.B.

Ce qui fait la force et la résonance de la pensée de Benjamin, quel que soit le domaine dans lequel elle s’est épanouie, c’est que sans être poète ni philosophe, comme l’écrit Hanna Arendt, « il pensait poétiquement ». Et pour lui, la figure de la métaphore était le plus grand don du langage. La métaphore comme image concrète, immédiatement sensible, comme élément “transporteur” de connaissances, comme établissant des correspondances entre des choses éloignées.

Son dernier texte, Les thèses sur la philosophie de l’histoire peut être considéré comme son œuvre testamentaire, et sur lequel je reviendrais à plusieurs reprises, il peut servir à illustrer la pensée poétique de Benjamin. D’une immense richesse, par l’évidence et la profondeur des métaphores, ce court texte, condense les thèmes fondamentaux traités par Benjamin dans l’ensemble de son œuvre : la relation entre histoire et mémoire, la perception de la catastrophe qui s’annonce dans les années trente, la place accordée à la force messianique — l’opportunité de saisir, dans « l’à présent », les promesses du passé. Ces thèses, dans leur économie d’écriture, aborde par la médiation de la métaphore le rapport entre le matérialisme historique et la théologie, entendue comme discours sur le divin, la foi, les mythes.

Plutôt que de commenter, par redondance, la pensée poétique de Benjamin, je voudrais citer intégralement le thèse IX qui illustre la fusion entre un « visage de l’histoire qui s’éloigne au galop » et la mémoire des vaincus — les perdants de l’Histoire. Et c’est par le biais, d’une image poétique que se construit le lien.

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule “Angelus Novus”.
Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner du lieu où il se tient immobile. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où se présente à nous une chaîne d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne les dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule “Angelus Novus”. 
Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner du lieu où il se tient immobile. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où se présente à nous une chaîne d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne les dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès

Pour Benjamin, de tout ce qui jamais advint rien de doit être considéré comme perdu pour l’Histoire. « Ce n’est qu’à l’humanité délivrée qu’appartient pleinement son passé. »





I[1] H .Arendt, Vies politiques, Gallimard, p.281.

[2] Bernard Lazare, Le Fumier de Job, Circé, 1990. Cité par Daniel Bensaïd, Walter Benjamin, Sentinelle messianique, Plon, 1990.

[3] Ce tableau de Klee avait été offert par Gershom Scholem à Benjamin. Ce tableau avait accompagné ce dernier pendant une longue partie de son exil.

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