texte tiré du dernier chapitre de mon livre, Faire théâtre de tout.Espace, temps et place du spectateur
Dans le premier numéro de la revue théâtre populaire daté de 1953, Jean Duvignaud remarquait : « Ce que venaient de vivre les Français n’est point abordé au théâtre pendant tout le XIXesiècle ». Pas d’équivalent, en France, d’une pièce comme Le prince de Hombourg, qui évoque la question de la discipline militaire dans son rapport au politique ; peu de pièces traversées par la révolte contre l’ordre et guère d’échos des combats politiques de l’histoire réelle. C’est dans littérature et la poésie qu’il faut rechercher les traces de ces engagements.
Il en va de même dans la première partie du XXe siècle pour ce qui concerne la vie de la Cité : elle est presque toujours absente de notre littérature dramatique, si ce n’est à travers de vagues références contextuelles. Et ce n’est pas le “nouveau théâtre” des années cinquante, qualifié de « théâtre de l’absurde » — expression qui n’a pas grande signification — qui laissera passer le souffle de la vie politique française. Les raisons en sont multiples et de tous ordres (institutionnel, sociologique, esthétique…). Ce constat, qu’il faudrait d’ailleurs approfondir, donne tout son prix à la pièce de David Lescot, Les ondes magnétiques, parue et créée en 2018. La pièce, profondément inscrite dans une réalité politique précise, en présente une image spectaculaire et significative,


L’originalité, dans le théâtre français contemporain, des pièces de David Lescot qu’il met lui-même en scène, est à rechercher dans la résonance entre une écriture scénique et le contexte socio-politique du récit que cette écriture évoque.

Une des caractéristiques de son œuvre théâtrale — il faut parler d’œuvre pour saisir la cohérence et la diversité des thèmes et des écritures —, est la traversée, plus ou moins profonde de ses textes, par des thématiques politiques et sociétales. Celles-ci ne sont pas explicites. Elles parcourent comme des linéaments souterrains les récits des premières pièces ; elles s’épanouissent pleinement dans Les Ondes magnétiques.
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Capter et recréer l’esprit du temps
Avec l’écriture et la représentation de cette dernière pièce, David Lescot réalise une opératon de nature poétique et politique : montrer l’aventure des « radios libres », au début des années 1980, aventure qui s’inscrit à la fois dans le prolongement des combats libertaires hérités de Mai 1968 et dans une rupture politique de la VeRépublique avec l’élection de François Mitterrand. Ce dernier s’accommodant parfaitement du régime présidentiel, de ses prérogatives, de son pouvoir et de ses fastes, avec un gouvernement socialiste incluant des ministres communistes pour conduire des mesures politiques et sociales de gauche. Ce changement profond ne fut pas, comme le prétendait Jack Lang, son ministre de la culture, le passage de « l’ombre à la lumière ; il représenta, néanmoins, jusqu’au « tournant de la rigueur » et l’acceptation résolue de l’économie de marché, un moment particulier. C’est l’esprit de ce moment que Lescot a voulu capter en lui donnant une forme artistique. Avec cette transmutation, Lescot effectue une opération analogue à celle de Georges Perec dans les années soixante
Avec son roman, Les choses, sous-titré, Une histoire des années soixante, Perec avait donné, dans un récit simple et sans intrigue particulière, un visage et un corps à “la société de consommation” née au milieu des Trente Glorieuses.

Avec son roman, Les choses, sous-titré, Une histoire des années soixante, Perec avait donné, dans un récit simple et sans intrigue particulière, un visage et un corps à “la société de consommation” née au milieu des Trente Glorieuses. La nouveauté du texte de Perec consistait à “faire roman” à partir d’un regard sociologique porté sur la vie quotidienne d’un jeune couple de trentenaires de la petite bourgeoisie, sans réelle identité singulière. Sylvie et Jérôme ont recherché une forme de bonheur dans l’acquisition de ce que pouvaient leur offrir les produits d’une société industrielle en plein développement. Ils témoignent de l’existence d’une génération qui, selon le mot de Perec, a été victime d’un hold-up exécuté par la publicité et les hebdomadaires généralistes. Leur désir d’objets d’ameublement et de loisir était plus grand que ce qu’ils pouvaient acquérir. La frénésie d’avoir, sans trop y perdre son âme, était révélatrice de « quelque chose qui ressemblait à une tragédie tranquille, très douce, [qui] s’installait au cœur de la vie ralentie. »


Les Ondes magnétiques : spectacle emblématique du changement des années 80
Les Ondes magnétiques donne à voir et entendre un récit, sans intrigue particulière, où s’expriment des personnages plongés dans des phénomènes émergents qui accompagnent les transformations des années quatre-vingt. La pièce de Lescot est à ces années ce que le texte de Perec est aux années soixante. Ces deux formes fictionnelles, l’une littéraire, l’autre théâtrale, ont la même puissance révélatrice. Les années soixante et les années quatre-vingt partagent un même rêve de transformation. Les premières, avec la naissance de la Ve République, étaient portées par les Trente Glorieuses et la perspective d’une décolonisation pacifiée. Les secondes étaient annoncées avec un soupçon d’emphase par Jack Lang, chantre d’une révolution tranquille.
Les ondes magnétiques (texte et représentation) sont une chambre d’écho des changements politiques et culturels de cette époque marquée par l’accession à la présidence de François Mitterrand ; celui-ci avait fait de la libération des ondes un des éléments de son programme. David Lescot écrit, dans le programme du spectacle :
« Les Ondes magnétiques sera donc une histoire composite, faite de combats enflammés, d’inventions lumineuses, de délires régressifs ».
Ce qui est raconté est la perte des illusions d’une génération qui avait cru aux promesses et qui s’est trouvée démunie et dépassée par les logiques marchandes. Les méthodes marketing se sont substituées, dans ces années à l’action sociale et culturelle. Le slogan utopique « changer la vie », d’inspiration soixante-huitarde, qui a exercé un pouvoir d’attraction magnétique dans l’élection de 1981, s’est transformé en réalisme politique dans l’exercice du pouvoir.
Le studio de production où cohabitent et se confrontent deux petites communautés d’acteurs de production et de diffusion des radios, Radio Quoi et Radio Vox, qui naissent avec la fin du monopole de l’État, n’est pas seulement une chambre d’écho. Il est le lieu d’un champ magnétique de forces qui se croisent, se complètent et se contredisent. Si les fréquences sont partagées par ces deux radios, leurs références culturelles sont loin d’être en résonance.


L’imaginaire : Radio Quoi
Les phénomènes de dissonance — entre un esprit post-soixante-huitard confronté au réalisme professionnel — sont à l’origine d’une dynamique dramatique et d’échanges d’une grande drôlerie. Comme le précise Lescot, dans une didascalie pour qualifier le ton d’une émission de Radio Vox, en mai 1981 : « un chant lyrique baroque sur un lit de musique synthétique ». Pour ce qui concerne Radio Quoi, celle-ci est traversée par les débats politiques de gauche sur ce qui est possible et ce qui est souhaitable. Les discussions ne portent pas sur des idées abstraites : elles sont formulées par des personnages qui, loin d’être déterminés par leurs conditions sociologiques, le sont par leurs engagements, leurs illusions ou leurs désirs.

C’est une question léniniste qui taraude les membres de Radio Quoi : « Que faire ? ». Les controverses entre Lola Moon (Jennifer Decker), égérie de Radio Vox dont le nom paraît emprunté à une danseuse du Crazy Horse et Flavius (Alexandre Pavloff), le gauchiste de service, dont le nom semble lui inspiré par celui d’un comploteur de la république romaine, rend bien compte des débats des années quatre-vingt entre les pragmatiques et ceux qui veulent rester fidèles à un idéal auquel ils continuent de croire. Comment utiliser les failles du système libéral pour atteindre un objectif révolutionnaire ? Ces débats sont d’une grande vérité tout en étant d’une ironie cruelle aussi bien dans le discours libéral que dans celui de la rupture. Comme le déclare Dolorès (Sylvia Bergé), une animatrice de Radio Quoi, à Flavius auquel elle s’oppose en lui dévoilant ses contradictions :
— En fait vous voulez perdre, vous aimez perdre, vous aimez perdre, ce que vous aimez, c’est crever en faisant mine de vous battre, mais vous-vous battez pas vraiment, parce que ce que vous aimez, c’est perdre, en restant purs, en étant convaincus d’avoir raison, mais perdre.
La reconstitution théâtrale du studio de diffusion rend compte de l’esprit de l’époque : les animateurs évoluent dans une joyeuse pagaille dans une atmosphère enfumée où l’agitation, qui ne respecte aucune division des tâches, offre un magnifique terrain de jeu aux comédiens du Français.

La force du spectacle et son originalité artistique tiennent de la conjugaison sur la scène de l’histoire d’une époque et des formes esthétiques qui l’accompagnent. Les Ondes magnétiques est un objet théâtral dont la matière historique et culturelle donne une forme existentielle à la “société de communication” qui se développe dès la fin des années soixante-dix. [2] Et la fable qui aurait pu paraître descriptive, se révèle comme un autre hold-up, pour en revenir à l’analogie fonctionnelle avec le roman de Perec.
David Lescot a eu l’intelligence et le talent pour saisir avec « la loupe de théâtre », la période qui suit les changements politiques :
« un laps de temps où le pouvoir qui n’a pas le temps de s’occuper de tout, laisse proliférer l’art, l’expression, la liberté, avant de les reprendre en main et de les réguler.»
UNe poétique résultante de la fusion de l’esthétique et du politique
La représentation s’acquitte avec un grand bonheur de la tâche qui consiste à saisir le moment particulier où tout se cristallise dans un temps particulier imprévisible et unique. La compagnie de David Lescot ne s’appelle-t-elle pas Kairos [4] ? Le fait de traiter ce moment historique très bref où le nouveau pouvoir libère les ondes avant de les inscrire dans des règles et des contraintes lui offre une grande possibilité créative. C’est elle qui caractérise le spectacle. La fusion entre le texte, sa mise en jeu et l’univers sonore créé produit une poétique qui doit au sujet, à son écriture, à l’amalgame entre la musique, la chanson, le rap, les discussions enflammées des protagonistes… son originalité et sa richesse. On pourrait, pour décrire cette opération artistique, reprendre les mots de Boris Vian :
« La réalisation matérielle proprement dite consiste essentiellement en une projection de la réalité en atmosphère biaise et surchauffée sur un plan de référence irrégulièrement ondulé et présentant de la distorsion. »[5]
C’est la séquence baroque et désespérée de la fête, Les nuits poreuses — émission organisée par “Radio Vox”— qui est le plan de projection des espoirs et des désillusions de ceux qui avaient cru à la libération des ondes et à la venue d’un monde nouveau.
La nuit promet d’être belle
Les Choses racontait comment une vie de jeunes adultes s’était consumée, dans des drames ordinaires et de fêtes sans folie, « au terme d’une quête indécise qui ne les avait menés nulle part, qui ne leur avait rien appris. » L’espoir de changer la vie s’épuise, lui, dans les années quatre-vingts, avec le tournant de la rigueur et la cohabitation politique. La fête folle, portée par la voix de Jacques Higelin, dans Champagne pour tout le monde, s’achèvera dans une bacchanale macabre.
La nuit promet d’être belle,
Car voici qu’au fond du ciel
Apparaît la lune rousse.

C’est le patron de Radio Vox, “Le Boss” (Christian Hecq), qui rappellera avec un cynisme froid, à ceux qui ne l’auraient pas compris, le désenchantement prémonitoire, annoncé par la chanson de Jacques Higelin :
— Voici mon message
Cauchemars, fantômes et squelettes
Venez perdre vos idées noires
Près de la mare aux oubliettes
Tenue du suaire obligatoire.
La nuit promettait d’être belle, la vie allait changer, l’espoir de réconciliation de la société et du politique… étaient à l’ordre du jour. Chris Marker, au début des années soixante, pensait que le fond de l’air était rouge ; en 1984, la lune rousse serait-elle l’annonciatrice de ces jours nouveaux — d’un nouveau monde ?
« La lune rousse, c’est évidemment une image inversée, de l’aube rouge, quelque chose apparaît dans le ciel, et c’est rouge. »
C’est du moins ce que pressent “Le Boss”. Lui ne s’est pas fait d’illusion sur les promesses du changement, pas plus qu’il n’avait pris au sérieux la menace de l’arrivée du socialisme. L’astre rouge qui apparaît dans le ciel et qui « fait peur au commun des mortels […], peur à tout les petits Français de droite qui pensent que les chars russe vont entrer dans Paris ! », n’est pour lui qu’un accessoire décoratif du spectacle.
Il n’est pas étonnant que l’annonce de la fin de la fête soit proclamée par “Le Boss”. Avant tout le monde, il avait compris l’esprit des années quatre-vingt : une incitation à la réussite individuelle et une vertu prêtée aux effets bénéfiques de la crise. Il avait programmé une fête baroque ; il y met fin. De la même façon, les mesures de rigueur économique sonnent le glas des espoirs de rupture. Le “Boss” congédie ceux qui n’ont pas la sagesse ou la lucidité de comprendre qu’ils sont en train de participer à quelque chose de nouveau : la liberté d’entreprendre dans le service public. « Vive la crise », énonçait Yves Montand dans une célèbre émission de T.V. des années 80. Le temps des entrepreneurs, de ceux qui s’engagent dans une aventure personnelle, qui ont le sens de l’époque parce qu’ils participent à sa production, c’est aussi la fable que raconte Les Ondes Magnétiques.
LA VOIX ET LA CHANSON : “ACTANT” DE LA SITUATION DRAMATIQUE
L’idée du partage de l’espace physique, des longueurs d’ondes attribuées aux radios privées, en 1981, et leur cohabitation dans des locaux de production et de diffusion engendrent des situations dramatiques d’une grande diversité. L’idée dramaturgique du double traitement de l’espace — celui des ondes, celui de leur production — réalise un temps partagé qui donne naissance à des actions parallèles et synchrones, des confrontations, des résonances de la vie des deux radios imaginées par David Lescot. Le dispositif bi-frontal qui organise la représentation a pour effet de plonger le spectateur au milieu du champ de forces qui s’exposent et s’opposent devant lui, comme s’il était placé devant un ring.

dispositif bi-frontal
La singularité de l’écriture théâtrale est de l’ordre d’une poétique qui organise des éléments hétérogènes (texte, bande-son, chanson en direct) ; juxtapose deux sources qui se mixent, se répondent et se (dés)harmonisent. L’importance de la musique, dans ses formes chantées, enregistrées, mixées… est d’autant plus forte qu’elle a aussi une fonction d’“actant”, au sens où je l’évoquais plus haut. Dans la représentation, elle est rendue visible ; elle met en branle l’action. La voix qui s’exprime à la radio et qui tente de faire partager aux auditeurs ses émotions, ses désirs, ses attentes est élément de relation et de contact. L’écriture et sa mise en scène trouvent un registre orchestral riche d’harmoniques, différent des écritures chorales habituelles des récits où s’expriment collectivement des voix individuelles. C’est dans l’orchestration de lignes de discours que réside l’écriture métissée de David Lescot. Bien entendu, le brio, la liberté d’invention, la créativité des Comédiens-Français sont largement responsables du plaisir suscité par la représentation. Il fallait une grande maîtrise de jeu pour que les huit comédiens se partageant la vingtaine de personnages qui gravitent dans l’espace occupé par les deux radios leur donnent une telle singularité.

David Lescot, 2eme à partir de la gauche, Nazim Boudjenah, Christian Hecq, Alexandre Pavloff
L’hybridation en ce qu’elle est le produit d’éléments du réel insérés dans une écriture artistique a une dimension politique : elle établit des rapports entre des temps différenciés de la vie collective. Ce qui était séparé et disjoint dans l’espace — l’expérience sensible et l’expérience civique — se trouve alors réunis le temps d’une représentation.
L’importance de la pièce de Lescot — dans son écriture et sa représentation — se trouve dans la rencontre entre une forme esthétique, où des éléments du réel de la première moitié des années quatre-vingts, tissés entre eux, et un regard aigu et malicieux dessine une épure économico-politique qui, aujourd’hui encore, nous permet de penser note époque.
[1] Les Ondes magnétiques, Actes Sud-Papiers, 2018, p. 41.
[2] Il va sans dire que les expressions, “société de consommation”, “société de communication” sont des formules commodes et simplistes pour qualifier les années soixante et les années 70-80.
[3] Lescot D., « La conquête d’une terre vierge », Programme du spectacle, 2018.
[4] Le Kairos, pour la pensée grecque, qualifie la saisie du moment favorable pour l’exécution d’une action. Le temps du Kairos est celui de la rencontre entre un temps objectif, celui qui est déterminé par des éléments indépendants de la volonté humaine, et une conscience subjective qui évalue l’opportunité d’une occasion. C’est dire si le théâtre comme art du temps et de l’action, dans sa production, est conditionné par le sens du Kairos.
[5] Prologue à L’écume des jours..