À PROPOS DE LITTORAL (WAJDI MOUAWAD) ET DE EN R’VENANT DE L’EXPO (JEAN-CLAUDE GRUMBERG)
Le théâtre des amateurs joue, sans aucun doute, un rôle dans la vie locale par sa fonction de convivialité, de rencontre et d’échange pour des personnes qui n’ont pas des pratiques habituelles de spectateur. Il anime, très souvent, par sa présence régulière et attendue, l’espace public de zones géographiques péri-urbaines, éloignées des lieux de création et de diffusion théâtrales institutionnelles et professionnelles.

Question éthique et esthétique
Il est une dimension sur laquelle il faut se pencher, et qui est de l’ordre de l’esthétique, celle du répertoire. En particulier, du répertoire du théâtre contemporain susceptible d’être abordé par le théâtre des amateurs. Cette question est liée à celle du rapport de la représentation sur scène au texte, des libertés et des adaptations dont peut s’autoriser le groupe d’amateurs ainsi que de la relation de la scène à la salle, autrement dit de l’acteur au spectateur qui est singulière avec le théâtre des amateurs.
Le répertoire classique ?
L’usage du répertoire classique est délicat pour les pratiques amateurs, en particulier sur le plan technique de la “mise en bouche” d’une écriture souvent versifiée ; sur celui de la distribution des personnages imaginés par l’auteur à partir de considérations dramaturgiques fondées sur les conditions sociales et psychologiques ; sur celui de la transmission d’une mémoire sociale et d’une mémoire de la langue.

La transmission du répertoire classique est une mission importante dont la responsabilité citoyenne revient, pour de multiples raisons, au théâtre professionnel et institutionnel. S’emparer d’un texte classique suppose au moins deux conditions. La première relève d’un parti pris esthétique nécessaire de la mise en scène : éclairer le texte d’une lumière nouvelle qui tient compte d’une sensibilité contemporaine, d’une mémoire de la langue : mémoire chaude/mémoire froide. Celle-ci, de l’ordre de l’éthique, établissant un distance avec le spectateur pour susciter son interprétation. Celle-là cherchant à actualiser l’ancien par le contact avec le spectateur.

La seconde condition qui légitime la reprise d’un texte classique, au-delà d’une raison de transmission du patrimoine, ou simplement d’ordre commercial, est relative au principe directeur du jeu qui doit se soumettre au point de vue d’un metteur en scène dans la perspective de produire un sens innovant pour le spectateur.
S’emparer du théâtre contemporain
En revanche, la confrontation avec le répertoire contemporain est une piste particulièrement féconde pour le Théâtre des amateurs, piste qu’il peut défricher sans être absorbé par une fidélité, une rupture avec la tradition, ou encore une injonction à l’innovation. Cette rencontre avec le théâtre d’aujourd’hui, celui qui s’écrit avec les mots, les thèmes, le phrasé, les références partagées avec le public, permet une liberté du jeu de l’acteur qui doit tenir compte de la singularité de chacun des participants au travail collectif.
Le théâtre : un art du politique ?

Hannah Arendt, philosophe du politique, a magistralement montré en quoi le théâtre est l’art politique par excellence.

Dans La Condition de l’homme moderne, qui date de 1972, elle développe l’idée que le théâtre est le seul art qui ait pour unique sujet l’homme dans ses relations avec autrui.
La parole et l’action sont, en effet, les éléments de médiation du réseau des relations humaines qui existe partout où les hommes vivent ensemble. L’être-ensemble consiste à partager les actes et les paroles dans un « espace du paraître » — celui de la vie publique.
Le théâtre est précisément l’art qui met en forme les paroles et les actes des hommes pour les livrer dans un espace symbolique au jugement du spectateur [1].

Peter Brook notait dans son livre, L’espace vide, à propos de la singularité de la reésentation : « Le théâtre est l’arène où peut avoir lieu une confrontation vivante. La concentration d’un grand nombre de gens porte en soi une intensité exceptionnelle. Grâce à quoi, les forces qui opèrent et gouvernent la vie quotidienne de chacun peuvent être isolées et perçues clairement. »

Mémoire chaude, mémoire froide

Georges Banu a transposé à la représentation théâtrale la distinction proposée par Claude Lévi-Strauss entre les sociétés chaudes et les sociétés froides à partir de leurs rapports aux mythes.

Les sociétés chaudes acceptent leurs mythes. Les sociétés froides les refusent. Les premières se réapproprient leurs mythes et les font revivre ; les secondes les réfutent et les mettent à distance.
Au théâtre, la « mémoire chaude », par le fait de montrer les corps, de faire entendre les résonances de la voix, de limiter les signes qui se réfèrent au temps du passé, cherche à établir le contact et la relation au spectateur. La mise en scène qui fait appel à la « mémoire chaude » vise à faire jouer l’incarnation, à effectuer la performance. La mémoire chaude, au théâtre, « actualise l’extrême ancien ».[2]
Des artistes comme Brook ou Grotowski ont cherché à rapprocher « l’extrême ancien », à le « transmuer en présent ».



Au contraire, les mises en scène qui tentent de susciter l’étrangeté et de provoquer l’éloignement relèvent d’une mémoire froide. Celle-ci stimule l’imaginaire ; elle met en œuvre un processus d’interprétation et se présente comme une médiation froide.
Cette distinction concerne essentiellement les effets recherchés sur l’attitude psychique du spectateur. Sur ce plan, actualiser un classique ne consiste pas à restaurer ce qui se cache sous les couches de signification déposées par la tradition[3]. La représentation est le moyen d’évoquer, au présent, le passé. Pour qu’il reste vivant, pour qu’il ne se fige pas dans la simple commémoration, la mémoire collective doit le réinventer à chaque instant. C’est pourquoi la représentation théâtrale joue un rôle dans l’actualisation du temps historique[4]. Notre expérience du temps, disait Saint Augustin, est toujours celle de l’instant présent.
Les deux exemples de théâtre faisant participer des comédiens amateurs que je veux évoquer ici — la représentation au Théâtre du peuple, à Bussang, en 2018, de la pièce de Wajdi Mouawad, Littoral, et celle de la pièce de Jean-Claude Grumberg, En r’venant de l’Expo, reprise à partir du 16 août 2019 par le Théâtre de l’Escabeau — sont des illustrations de la mise en œuvre, au théâtre, d’une mémoire chaude. Celle-ci correspond, à mon avis, au théâtre des amateurs en ce qu’elle permet de jouer avec ce qui singularise, et caractérise, ces pratiques : l’engagement de la personne dans le jeu, en fonction de ce qu’elle est, sans chercher à tout prix la “composition” du personnage. Le théâtre des amateurs ayant d’abord vocation à réunir des personnes sur un temps de travail dans la durée afin de construire un esprit de troupe et une discipline commune du jeu.
Littoral de Wajdi Mouawad au théâtre du Peuple de Bussang
Simon Delétang, pour inaugurer sa direction du Théâtre du Peuple de Bussang, a choisi de mettre en scène la première pièce de la tétralogie, Le sang des promesses, de Wajdi Mouawad, un des auteurs dramatiques les plus importants de ces trente dernières années.


Le théâtre du Peuple est un lieu magique entre Franche-Comté et Alsace, fondé à la fin du XIXesiècle par Maurice Pottecher, qui fut proche de Péguy.

Romain Rolland qui dédie son livre, Le théâtre du peuple, à Pottecher fait de lui le fondateur du théâtre populaire. Militant des Universités populaires, Pottecher, à l’occasion du centième anniversaire de la fondation de la République, avait fait jouer par les habitants de Bussang une représentation de la pièce de Molière, Le Médecin malgré lui, traduit dans son patois de Haute-Moselle.

Depuis, l’expérience s’est prolongée durant le XXe siècle, dans ce merveilleux théâtre en bois dont le fond de scène s’ouvre sur la forêt.

En réunissant dix-huit interprètes, dont douze amateurs, dont son propre père, Simon Delétang a réussi à créer un esprit de troupe, capable de porter Littoral, la, première pièce de la trilogie de Wajdi Mouawad, Le Sang des promesses.

Les photos du spectacle sont d'Émile Zeizig (cf. site Mascarille)
La mise en scène de Littoral, par cet amalgame réussi de comédiens professionnels et amateurs, est portée par une troupe qui fait preuve d’une sincérité collective et d’une grande homogénéité de jeu. Dans Littoral, se côtoient les morts et les vivants, le passé et le présent, l’épique et le comique.
L’origine est le but
Dans Littoral, la première pièce du cycle, écrite en 1997, Wajdi Mouawad fait de la tension exercée par le passé sur la vie de ses personnages le moteur du récit. Le passé vient, à leur insu, les tourmenter : un jour arrive où le temps ne passe plus.
Dans un poème qui date de 1969, Les chambres, poème du temps qui ne passe pas, Louis Aragon écrivait :
On a perdu le scénario
Tout le passé par mégarde. Égaré.
(Aragon L., Les chambres, poème du temps qui ne passe pas, Éditeurs français réunis, 1989)
Littoral (1999) traite du passé égaré dans la mémoire au cours des années qui ont suivi la guerre civile libanaise sans que, d’ailleurs, le nom du Liban, ni celui des communautés concernées et des pays impliqués ne soient énoncés. Littoral se présente comme une Odysée qui traverse les lieux et les temps. Un ou plusieurs personnages entreprennent un voyage — qui n’est pas seulement d’ordre spatial et temporel — pour comprendre comment ce qui vient perturber le cours ordinaire de la vie a pu advenir. Wilfrid, le personnage de Littoral , pourrait dire la même chose que le poète Dante dans L’Enfer :
« Au milieu du chemin de notre vie,
Je me retrouvai par une forêt obscure
Car la voie droite était perdue. » (Dante, La divine comédie. L’Enfer, tr. de l’italien)
Chacune des pièces de la trilogie est l’objet d’une énigme qui se dévoile par bribes aussi bien aux yeux des personnages qui ont entrepris de la résoudre, qu’à la compréhension du spectateur. Et le dénouement trouve son lieu dans ce qui été à l’origine de l’histoire. L’écriture de Wajdi Mouawad est particulièrement attentive à ce que la résolution de l’énigme apporte au spectateur un apaisement après l’addition des malheurs dont il a été témoin : « L’histoire offre au spectateur un espace de consolation ».
Littoral parle du retour. Celui d’un fils, Wilfrid, au pays natal de son père qu’il n’a pas connu. Ce pays dévasté par la guerre, dont les cimetières sont pleins, sera le lieu où Wilfrid reconstituera le fondement même de son existence et de son identité.
Wilfrid, est informé par téléphone de la mort d’un père qu’il n’a jamais connu ; sa mère est morte en lui donnant la vie…
Le retour du Mythe

Une reproduction du Christ mort couché dans son linceul, l’imposant tableau de Philippe de Champaigne, est projetée sur le mur du fond. Cette image renvoie à la dimension mythique et archaïque de la quête de Wilfrid.
La rencontre avec le littoral, rivage entre terre et mer, est aussi le temps pour Wilfrid — jeune adulte qui refuse de grandir et reste écartelé entre rêve et réalité — d’entrer dans le présent de sa vie.
La résonance de Hamlet avec le spectre paternel se fait entendre dans la trame narrative : celle d’Antigone avec l’exigence de la sépulture ; celle aussi d’Andromaque avec la douleur de Priam devant la dépouille de son fils Hector. Wilfrid affronte d’éternels dédoublements qui le conduiront à l’acceptation finale de la perte de l’enfance. Wilfrid, en portant sur son dos le corps de son père, reconstitue la vie de celui-ci pour parler avec lui, le retrouver et s’en séparer à jamais.

Rejeté de partout, les cimetières sont remplis par les victimes de la guerre civile, Wilfrid transporte la dépouille de son père afin ce dernier puisse reposer en paix et que lui-même accomplisse son devoir de filiation.

Outre la force collective du jeu, l’alternance entre séquences prosaïques et séquences de bande dessinée, l’intérêt de la représentation réside dans l’aller-retour entre la scène et le hors-champ. Entre le lieu du récit, la scène — où s’entremêlent le quotidien et le Mythe — et le dehors d’où émergent et disparaissent les personnages convoqués par l’imaginaire de Wilfrid, s’établissent des correspondances.

Ainsi, Wilfrid dépassé par l’intrusion du réel —la mort du père — dans un pays traversé par les conflits communautaires, est conduit à rechercher l’aide d’un personnage de bande dessinée, un chevalier venu d’un moyen-âge légendaire : croisé ou mercenaire de causes perdues.

Reprenant la tradition du Théâtre du peuple dans laquelle la représentation se doit de s’ouvrir par le fond sur la forêt, Simon Délétang joue avec l’espace de la scène et l’espace ouvert sur la forêt : le premier étant le lieu de la fable ; le second donnant une existence à une imagerie inscrite dans un réel, un peu comme l’image de cinéma donne une réprésentation de la réalité.
La qualité de la représentation, la richesse des inventions scéniques, l’authenticité et l’homogénéité du jeu et ce rapport particulier au public qui caractérise les représentations du Théâtre du peuple de Bussent sont à mettre au compte de ce mode de production qui croise travail de professionnels et engagement des amateurs. C’est dans ce croisement que se tisse une relation chaude et profonde avec le spectateur.
[1]J’ai traité dans La démocratisation culturelle. Une médiation à bout de souffle, la question du théâtre politique, telle qu’elle se pose dans une société de communication de masse (chapitre X)
[2]Georges Banu, Le Théâtre ou l’instant habité, L’Herne, Paris, 1993, p.169.
[3]Cf. Vitez A., « Des classiques » dans Le théâtre des idées, p.-p. 187-191.
[4]Dans un ouvrage à paraître en 2020, Faire théâtre de tout. Espace, temps et place du spectateur, j’ai cherché, en particulier, à montrer comment la représentation théâtrale construit un temps et un espace producteur d’un sens pour le spectateur.
En r’venant d’l’Expo : un certain rapport à l’illusion
C’est à la double thématique de l’illusion et de la croyance que se confronte l’écriture de Jean-Claude Grumberg dans En r’venant d’l’Expo. Son théâtre, dans cette pièce, comme dans tant d’autres, présente deux dimensions que j’ai souhaité distinguer et articuler. Sa dimension esthétique est moderne ; sa préoccupation politique ou philosophique est contemporaine[1].

La dynamique de l’écriture porte virtuellement son énonciation orale ; elle engage celle-ci dans une interaction dynamique avec le jeu de l’acteur. Pour cette raison, elle donne congé, dans l’espace de la scène, à l’alternative illusion/artifice, sans renoncer, pour autant, à offrir un dispositif de jeu et à donner une résonance à la réalité extra scénique. La modernité au théâtre ne peut se manifester qu’au prix d’un jeu d’acteur en résonance avec l’écriture, sa poétique, son rythme, son énergie. Le jeu doit s’accomplir dans une aventure collective où le temps de la scène est, pour un temps donné, en relation de proximité avec celui de la salle.
Les mises en scène “ historiques“ de J.-P. Vincent (1975) et de Jean-Claude Penchenat (1980)
La pièce de Grumberg avait été créée par Jean-Pierre Vincent à l’Odéon en 1975. Le dramaturge du spectacle, Daniel Lindenberg semblait envisager, à l’époque, le texte de la pièce comme une matière documentaire qui devait être livrée à une analyse critique idéologique, afin de mettre en évidence « la lutte de deux mythes, d’un côté la grève générale, de l’autre, la guerre ».
Un courant de la dramaturgie “à la française”, dans les années soixante-dix, avait pris le poste de commande de la mise en scène théâtrale dans une partie du domaine du théâtre public. Comme si l’auteur et le metteur en scène devaient travailler sous la tutelle d’un commissaire idéologique. Faute de prendre le pouvoir dans l’espace public ou dans la lutte politique, ces artisans en chambre de la dialectique étaient venus, dans les coulisses de la scène, redresser sur ses pieds la parole de l’auteur qui se mobilisait trop souvent, selon eux, par le vagabondage de la tête. “Nouveau philosophe”, le dramaturge était venu annoncer la mort de l’art et contrôler l’invention du metteur en scène quand il ne se faisait pas, lui-même, metteur en scène.

En 1980, Le Théâtre du Campagnol, dans la mise en scène de Jean-Claude Penchenat, avait redonné une nouvelle vie à la la pièce. Il avait abandonné l’idée — illusoire — que la mise en scène et la dramaturgie devaient opérer un redressement du texte, une orthopédie.


Jean-Claude Penchenat présentait avec finesse, attendrissement et humour la part de théâtralité inhérente aux performances des personnages en action dans le texte de Grumberg.

Il choisissait une dramaturgie ouverte, fondée autant que possible, sur une communication directe entre la scène et la salle, dramaturgie que j’avais qualifiée de “dramaturgie de cirque” où les spectateurs sont impliqués dans l’espace du jeu.

Cette dramaturgie est celle de toutes les grandes époques dramatiques, qu’Ariane Mnouchkine, avec son scénographe Guy-Claude François, a su si bien renouveler.



Cette alternance des lieux de fiction au milieu des spectateurs créant une participation immédiate et une complicité entre spectateurs de fiction du caf’ concet spectateurs réels.
La mise en scène du Théâtre de l‘Escabeau
La production, en 2018, de En r’venant d’l’Expo par le théâtre de l’Escabeau prend en charge avec invention et efficacité les enjeux esthétique et politique du texte de Grumberg. D’une certaine manière, avec de nombreuses idées d’utilisation de lieux divers du Théâtre de l’Escabeau, liés les uns aux autres, il retrouve l’esprit, près de trente ans ans plus tard, du travail de Penchenat avec le théâtre du Campagnol : engagement des acteurs ; empathie vis-à-vis des personnages ; liberté de la distribution des comédiens qui donne à la représentation une vie et une communication immédiate avec le public…
La pièce est moderne en ce qu’elle se présente comme une chronique qui juxtapose, entre 1900 et 1913, dans trois espaces publics : les salles de l’exposition universelle de 1900 ; le “Caf. Conc.’’où se croisent étudiants nationalistes, comiques troupiers et public anonyme et enfin les arrières salles de café ou se tiennent les réunions du mouvement syndicaliste révolutionnaire …
Une scénographie éclatée
La modernité est le fait d’une écriture qui mêle, dans un même espace de jeu, les personnages actifs du processus dramatique, les personnages anonymes qui constituent l’audience des performances des chanteurs et des leaders syndicalistes, et le public de la représentation de En r’venant d’l’Expo.
Dès lors, la question du réalisme ne se pose pas ici dans les termes d’une imitation du réel. Ce qui se joue est de l’ordre de la relation entre la prestation des artistes du “Caf-Conc”, « Au bouchon de Clichy », celle des orateurs syndicalistes et les spectateurs qui le regardent et les écoutent.

La dramaturgie choisie par la metteuse en scène, Élisa Chicaud et la compagnie, fait éclater l’espace de jeu et place ainsi le spectateur dans des situations physique et mentales différentes.
La première scène de En r’venant d’l’Expose se situe à l’exposition universelle de 1900, dans une salle, appelée « le palais des illusions ». Les visiteurs de l’exposition qui célèbre les noces de l’Industrie et des empires coloniaux, sont les témoins de scènes dans lesquelles « des danseuses à la gorge nue, éclairées par des effets lumineux variés et changeants.


De quelque côté que vire le regard, le visiteur a l’impression d’être fasciné comme un papillon dans un rayon de lune » : c’est ainsi qu’est présentée dans le journal de l’Exposition universelle en 1900, la féerie de l’exposition rythmée par la « fée électricité ». Dans la mise en scène de 2018, d’Élisa Chicaud, les spectateurs pénètrent dans un lieu neutre où ils assistent, debout, à la visite par des personnage de fiction anonymes, des différences séquences de l’exposition universelle de 1900. Sur une scène étroite vont défiler, de cour en jardin et vice versa, des badauds émerveillés par les performances de la technique électrique et l’apologie des conquêtes coloniales. C’est également sur cette scène que les visiteurs découvrent les mannequins qui présentent les uniformes et les dispositifs militaires de l’armée française.
Toutes les photos du spectacle du Théâtre de l'Escabeau sont de Pierre Brosset. Je remercie Anne-Marie Fournier-Laroque de me les avoir transmises.
Un jeu vivant et coloré
Cette première scène d’exposition fait fonction d’entrée dans le spectacle : elle a un double effet. D’une part, elle opère un déplacement du regard : les spectateurs d’aujourd’hui regardent les visiteurs imaginés d’hier. Ce décentrement place le spectateur dans une situation de théâtre forain : défilent, devant lui, des “visiteurs » qui réagissent avec naïveté aux tableaux vivants qui leurs sont présentés à la gloire de la « fée électricité » et de la mission civilisatrice de France. Ce dispositif permet éviter un jeu outrancier et naturaliste.
D’autre part, dans le mouvement de découverte de l’exposition par les visiteurs, la scène présente, sans lui accorder une place centrale, la rencontre entre Eugène Trochu, dit Euchu — son nom d’artiste — et de son jeune fils Louis, agé de 10 ans, avec une jeune femme Sybèle que Trochu tente de séduire et qu’il ne manquera pas d’inviter au spectacle qu’il donne comme serveur-chanteur au « Bouchon de Clichy. »
La scénographie et le mode de jeu ont installé le regard du spectateur dans un registre d’extériorité. L’habileté de cette scène consiste à refuser un effet d’illusion qui tenterait de recréer la magie des effets de l’électricité qui fascinait tant les visiteurs.de l’exposition de 1900.
En sortant du lieu de la scène d’exposition, les spectateurs, vont découvrir, au loin, une performance dansée de la « fée électricité » qui sert de transition entre les deux premières scène de la pièce et les thèmes centraux de la pièce.
Le public est conduit dans un autre lieu où son rapport à la représentation sera modifié : il assistera à une alternance de scènes du Caf’ Conc, Le bouchon de Clichy, et des scènes de réunion d’un syndicat révolutionnaire.


Au bouchon de Clichy, l’on retrouve, 8 ans plus tard, Eugène Trochu qui en tant que serveur pousse la chansonnette. Sybèle y fait ses débuts ainsi que Louis le fils d’Eugène.

La salle du Bouchon installée pratiquement de plain-pied sur la scène réelle est occupée par un public divers : des couples de bourgeois respectables, des soldats en goguette, quelques étudiants et artisans… Les premières scènes au Bouchon permettent de mettre en évidence à la fois la la mixité sociale du public du Caf’Conc, la montée des nationalismes belliqueux et la réaction souvent difficile des spectateurs d’origine modeste devant le déferlement des réactions chauvines.

L’écriture dramatique, dans cette pièce, comme dans beaucoup d’autres, n’a pas besoin d’une mise en scène qui désamorce le danger d’illusion. Que ce soit par la structure du récit qui interrompt la situation où alternent scène de cabaret et scène de réunion, et par le fait que l’effet d’étrangeté est produit par la cohabitation de l’illusion que ce qui advient est proche de nous et, en même temps, loin de nous et sans rapport avec nous. Cette distance est créée, bien souvent dans l’écriture, par l’outrance du trait, le débit irrésistible de l’énonciation du personnage emporté par sa violence ou sa conviction. La distance, chez Grumberg, entre le spectacle et le spectateur est le résultat de l’écriture elle-même.
C’est dans les scène du Bouchon et des réunions syndicales qui se déploie un jeu coloré, jamais caricatural, qui met, à la fois, en valeur la spontanéité et la sincérité des personnages. Les conflits de la société française, dans la période qui précède la première guerre mondiale; sont montrés avec beaucoup de finesse et d’invention dans les affrontements entre les différents spectateurs du Bouchon et les réactions aux chansons cocardières qui flattent les sentiments nationalistes du public.

Un jeu collectif qui présente un regard éloigné et proche
L’écriture de ces scènes est l’occasion, pour Grumberg, de présenter les différentes formes de croyances laïques qui ont précédé la première guerre mondiale. Comment ne pas entendre les propos des syndicalistes révolutionnaires persuadés que la grève générale saura faire reculer le capitalisme et empêcher la guerre entre la France et l’Allemagne comme une distance ironique prise avec le lyrisme et l’illusion du discours gauchiste des années soixante-dix ?

Les scènes de réunion des syndicalistes révolutionnaire sont l’occasion d’un remarquable travail collectif dans lequel le jeu rend compte à la fois de l’enthousiasme des militants et de leurs illusions politiques.
Comment ne pas être conquis par le parallélisme, dans la construction de la fable, entre les chansons des comiques troupiers si éloignées des conditions réelles de la vie sociale et les discours enflammés des syndicalistes, convaincus que leurs discours peuvent s’opposer à la montée du nationalisme guerrier la guerre
Une des réussites du spectacle est due à la présence de personnages féminins qui ne figurent pas dans le texte de Grumberg et qui sont introduits dans la mise en scène des réunions syndicales. Les comédiennes ne font pas de la figuration : elles sont intégrées au développement dramatique des scènes ; elles apportent une humanité aux scènes de réunions qui ont souvent une dimension d’affrontement entre les syndicalistes hommes à partir ds positions politiques divergentes.
Certes, cette présence féminine ne correspond pas à la réalité historique du mouvement syndical de nature anarcho-syndicale avant la première guerre mondiale. Mais là n’est pas la question : ces scènes de réunion sont regardées par les spectateurs d’aujourd’hui à partir de leur propre expérience.
Les scènes de réunion, tout comme les scènes du Bouchon de Clichy sont significatives et emblématiques du travail du théâtre de l’Escabeau. Par leur homogénéité de jeu, par l’engagement et la concentration des comédien(ne)s, par l’occupation de l’espace de jeu…, ce travail tient ses résultats de la structure même de la production du spectacle. Celui-ci associe : la Cie Pro, la Cie Amateur et la Jeune Cie de L’Escabeau. Quelle production professionnelle aurait aujourd’hui la possibilité de présenter une distribution aussi riche et variée avec un esprit de troupe aussi dynamique qui partage éthique et esthétique ?
N’oublions pas de préciser, qu’en 2018, le spectacle s’accompagnait d’une très riche exposition, présentée sur le lieu et consacrée l’ activité économique et sociale de Briare, au début du XXe siècle.
[1]J’ai abordé ces deux mises en scène dans mon ouvrage, Le Théâtre de Jean-Claude Grumberg. Mises en pièces de la question juive, dans le chapitre 5, « Un théâtre moderne ». (Le bord de l’eau, 2016).
