À PROPOS DU SOULIER DE SATIN(CLAUDEL) ;

Jacques Copeau — un des réformateurs du théâtre, en France, au début du XXesiècle— estimait que la moindre épithète restreint le théâtre : « le qualificatif même est signe de faiblesse ».

Le théâtre tout court
Cinquante plus tard, Jean Vilar, le directeur du TNP entre 1951 et 1963 et créateur du festival d’Avignon, souhaitait ne parler que du « Théâtre tout court».

Avec cette formule, Vilar souhaitait échapper aux spécifications qui enferment le théâtre dans des classements qui sont bien souvent des assignations à figurer dans des hiérarchies figées ou dans des catégories esthétiques définies, une fois pour toutes.
Vilar avait l’habitude de dire qu’il n’était guère pertinent de spécifier la pratique théâtrale en fonction de ceux qui le mettent en œuvre ou de ceux à qui il s’adresse. Dès 1950, il affirmait :
« Il n’y a pas, il ne peut y avoir de nos jours un “théâtre de l’ouvrier”. Il n’y a pas de théâtre de métallurgiste possible. Il y a le Théâtre ».
Cette affirmation du « Théâtre tout court » ne signifie pas, pour autant, que tout se vaut au théâtre ni que les formes esthétiques et les finalités éthiques de la représentation soient toutes équivalentes. La formule de Vilar nous conduit à nous interroger sur les esthétiques de la représentation théâtrale à partir de ce qui la fonde: l’existence d’une relation entre la scène et la salle

Une relation directe : Acteur -Spectateur
Questions de méthodes et de points de vue
La catégorie d’amateur, au plan esthétique, n’a pas beaucoup de sens ; elle désigne d’abord un mode de production de la représentation qui opère avec les moyens du bord. Il est clair que le théâtre, quel qu’il soit comme spectacle, peut présenter des réalisations qui vont de la réalisation la plus médiocre, faute d’ambition, jusqu’à la forme la plus remarquable par son invention, son authenticité, son exigence artistique. Et ce spectre se déploie aussi bien dans le théâtre professionnel que dans le théâtre amateur.

Quelques remarques qui permettent de préciser mon point de vue :
1° Comme beaucoup, je préfère parler de théâtre des amateurs plutôt que de théâtre amateur.
La première expression spécifie que la pratique est celle de personnes qui recherchent avant tout un plaisir dans une activité de loisir et de divertissement qu’ils aiment. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils se désintéressent d’une exigence vis-à-vis du résultat de leur pratique, lorsqu’ils la prolongent jusqu’à la représentation devant un public. La deuxième expression par son imprécision induit très souvent, trop souvent, une dimension dépréciative.
2° La seconde remarque est relative au fait que la pratique du théâtre en amateur peut conduire certains amateurs à s’engager dans une pratique professionnelle. La liste est longue, dans l’histoire du théâtre au XXe siècle, d’amateurs qui après avoir vécu leur amour du théâtre comme un divertissement en ont fait leur activité principale et sont devenus des rénovateurs de la scène.
L’exemple d’André Antoine à la fin du XIXe siècle devenu, en France, l’initiateur d’une esthétique naturaliste ainsi que celui de Constantin Stanislavski, en Russie, au début du XXe — fondateur d’un art de l’acteur fondé sur l’imagination, la maîtrise et la discipline du jeu — sont là pour illustrer la porosité qui résulte de l’exercice socio-économique du théâtre.

3° Enfin, et ce point est plus fondamental que les précédents, Simon Leys, dans son ouvrage, Le studio de l’inutilité, rappelait que les quatre arts majeurs de la Chine — la poésie, la calligraphie, la peinture et la musique — étaient pratiqués non par des professionnels mais par des amateurs lettrés :
« On écrit, on peint, on joue de la cithare pour perfectionner sa personnalité, pour s’accomplir moralement en accordant son humanité individuelle aux rythmes de la création universelle » .
Et Leys de préciser :
« Mais même s’il exécute son œuvre, c’est avant tout sur lui-même que l’artiste travaille ». La relation entre esthétique et éthique — que Leys qualifie de leçon chinoise — est en particulier recherchée en France par Stendhal qui écrit : » Je crois que pour être grand dans quelque chose, il faut être soi-même ».
Mon point de vue consiste à inscrire dans la réflexion sur le théâtre des amateurs la relation avec le spectateur. Ces trente dernières années, la question du public comme abstraction sociologique est trop souvent venue masquer la question de la place du spectateur dans le spectacle : place subjective, faite d’attente, de comportement sensible, d’attention cultivée… Se placer du côté du spectateur, se focaliser sur la posture de spectateur, posture mentale et sensible, c’est élargir le point de vue d’une sociologie de la culture à une perspective esthétique et, de ce fait même, poser la question de l’éducation artistique du spectateur.
I — À la recherche du Soulier .

L’aventure artistique et collective entreprise par Théâtr’Ensemble est, dans tous les sens du mot, une recherche. Celle de la confrontation avec une œuvre poétique majeure du répertoire théâtral moderne, Le Soulier de satin

Pièce baroque, foisonnante, éclatée…, dont l’intrigue, elle aussi se réclame d’une aventure moderne : la conquête d’un monde nouveau, inconnu. Texte porté par une langue de poète qui conjugue l’épique et le commun, le lyrisme et la dérision, langue qu’il faut mâcher, articuler nourrir du souffle de l’acteur afin, et avant, de la comprendre. Le chef d’œuvre de la littérature dramatique du XXe siècle a été marqué par des mises en scène historiques — celle de Jean-Louis Barrault et d’Antoine Vitez.

Il y a eu, également, des représentations aux moyens modestes, portées par une ambition immense qui n’ont pas hésité pas à partir à la conquête du texte. C’est le cas avec l’aventure initiée par Théâtr’ Ensemble : recherche des moyens artistiques les plus adaptés et pertinents à la qualité d’amateur et à leur expérience du plateau.
Pour se lancer sur le chemin qu’elle entreprend de découvrir, une aventure de cette nature doit se donner les moyens (organisationnel, technique, financier, artistique…), et bien souvent les forger de toutes pièces. Comme toute recherche, si elle doit savoir d’où elle part, l’aventure artistique ne sait pas où elle aboutit. Ce qu’elle sait, c’est que sa finalité se trouve, pour chacun des participants, dans une expérience vécue et sensible. Il s’agit de se confronter à ce qu’il aime : mettre en bouche, en souffle, en humeur, en action… un texte dramatique ; se l’approprier pour le plaisir, et pour la représentation sur scène, sans pour autant savoir quelle en sera la forme incarnée.
I. 1 La recherche du Soulier : une expérience du possible
La pratique du théâtre, pour qui en fait l’expérience, par choix et par engagement, est une occasion d’accéder à une dimension de son être. Georges Bataille écrivait : « J’appelle expérience un voyage au bout du possible. » L’aventure du Soulier conduite par Théâtr’Ensemble, association qui regroupe des personnes qui consacrent une grande partie de leur temps libre à la pratique du théâtre est une aventure d’amateurs ; de l’espèce de ceux qui aiment sans partage.
Le propre de l’activité artistique “amateure”, dans cette expérience, est qu’elle ne vise pas la maîtrise d’une technique ou le fini d’une œuvre mais l’authenticité d’une démarche, dans l’exigence d’un investissement personnel. Le propre du théâtre amateur est de « faire ensemble ». Ce qui donne une dimension particulière à cette expérience est que l ‘objet premier pour le comédien amateur consiste à « s’accomplir moralement en accordant son humanité individuelle aux rythmes de la création universelle .[…] C’est avant tout sur lui-même que l’artiste travaille » (Simon Leys, dans Le studio de l’inutilité, Flammarion, 2012)
A l’initiative de Bertrand et Annie Petit, le projet à été lancé dans le courant de l’année 2015: il s’agissait de faire appel à des personnes désireuses de se confronter à ce “monument” qu’est la pièce de Claudel.

Après une année de travail d’atelier sur le texte (2016-2017), l’aventure s’est concrétisée durant la saison 2017-2018, durant laquelle quatre groupes d’une vingtaine de personnes se sont constitués pour travailler sur une des quatre journées de la pièce.

(Toutes les photos du spectacle-pubiées ici sont de Émile Zeizig et disponible sur son site : Mascarille)
Chacun des groupes étant accompagné par un ou une metteur(e) en scène professionnel(le) prêt à mettre son expérience au service du projet ; non pour indiquer le chemin mais pour accompagner un voyage dans l’univers théâtral de Claudel. Le principe étant que chaque journée de la pièce serait travaillée de manière autonome, en définissant avec le ou la metteur(e) en scène la ligne esthétique.
Ce qui a rendu l’aventure peu ordinaire, c’est que l’ombre tutélaire du poète consacré ne venait pas peser sur l’expérience artistique, pas plus que la commande institutionnelle. L’excellence recherchée ne se trouve ni dans le respect d’un modèle ou dans une volonté de modernité. Le propre de l’activité artistique “amateure” est qu’elle ne s’évalue pas à partir de l’excellence d’une technique ou dans le fini d’une œuvre mais dans l’authenticité d’une démarche, dans l’exigence d’un investissement personnel. Le propre du théâtre amateur est qu’il est un « faire ensemble ».
« Faire du théâtre avec peu, déclarait Vitez, c’est-à-dire avec les acteurs, c’est-à-dire beaucoup. » (Antoine Vitez, Le théâtre des idées, Gallimard, Paris, 1991, p.179.) Et, dans cette perspective, que l’acteur soit amateur ou professionnel, ne change rien. Voilà qui aurait certainement convenu à Claudel.
I. 2 Une tradition de théâtre populaire
La « Recherche du Soulier… » trouve sa place dans une longue et complexe histoire du théâtre populaire. La notion de populaire qui a orienté le projet relevait d’une définition anthropologique de la culture : les mœurs, les coutumes et le folklore du « peuple ». C’est d’elle dont Claudel se réclame dans sa préface de la version intégrale du Soulier de satin :
“ Il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé incohérent, improvisé dansl’enthousiasme ! Avec des réussites, si possible, de temps en temps, car même dans le désordre il faut éviter la monotonie. L’ordre est le plaisir de la raison : mais le désordre est le délice de l’imagination. ”
Claudel ne dit pas que ce doit être bâclé, etc. Mais que ce doit avoir l’air…Il y donc une forme “ d’inachevé” à construire il faut que cela ait « l’air improvisé dans l’enthousiasme… « Je suppose que ma pièce soit jouée par exemple, un jour de mardi–gras, à quatre heure de l’après-midi. »
Si le poète a toujours raison, l’objectif de la représentation de l’intégrale du Soulierqui a été être présentée à Brangues (chacune des quatre journées ait été représentée dans une salle de théâtre de l’agglomération grenobloise). était de s’accorder à son désir. C’était la manière pour Théâtre’ensemble d’exercer un “droit culturel ” à travers l’aventure artistique dans laquelle se sont engagées près de quatre-vingt personnes.
La référence à des formes artistiques populaires : c’est-à-dire premières, naïves, imaginatives qui ne “singent” pas un savoir-faire mais qui cherche un « savoir » être, en contact avec le public. La clé : ne jamais oublier qu’il s’agit d’un jeu : non pas pour faire croire à la vérité ou à l’imitation d’un réel mais créer un esthétique de la rencontre, une jouissance du jeu, un partage’ avec le spectateur.


Comme le note, dans une des chroniques du projet Bertrand Petit, initiateur avec Annie Petit du projet :
La travail des amateurs n’a pas d’autres contraintes que ses propres limites, de temps, de capacités à aller jusqu’au bout. On peut dire que c’est aux participants avec l’équipe artistique à trouver les détours qui leur permettraient d’être fidèles au texte : démultiplication des rôles, bouts de textes confiés à des professionnels, lectures…
L’objectif de Théâtr’ensemble, et des comédiens engagés dans l’expérience, était double :
— faire passer la rampe à un chef-d’œuvre ; faire œuvre collective ;
— porter la représentation du texte dans un engagement individuel et collectif constitué d’expériences diverses, de passions partagées, de confiance réciproque.
I. 3 Une éthique commune ; des lignes esthétiques différentes
Le travail des comédiens “amateurs” peut trouver sa singularité à travers une esthétique de « bouts de ficelle ». La technique de l’acteur n’est peut être pas affinée ; elle est work in progress,. Cette forme “brute” est celle d’une esthétique du “ bricolage” (cf Cl. Lévi-Strauss). Avec les moyens du bords et de l’imagination.
Yannis Kokkos, décorateur de l’intégrale montée par Vitez, affirmait :
« Contrairement à ce qu’on imagine, je crois cette pièce écrite pour un théâtre de poche : toute cette quincaillerie théâtrale ne peut prendre sa valeur que dans un lieu minuscule, où l’on représentera le monde grâce à des moyens très sommaires ».
Il ne s’agit pas d’être dans “l’à peu-près”, ni de viser le «sur-mesure » des personnages c’est-à-dire de construire un personnage « achevé », mais d’un jeu qui colle aux moyens de l’acteur, jeu qui ne cache pas les éventuellement maladresses techniques mais qui fait “avec”, au service d’une liberté scénique et d’une invention.
Chacune des quatre journées accompagnée par un professionnel, s’est construite durant les répétitions (Six W.E. dans l’année et des soirées de travail) à partir de prinncipes différents sur les plans de la distribution, de la ligne dramaturgie, des costumes ou du dispositif scénique….
Les quatre journées, séparées par une vingtaine d’année, structurent la pièce comme le feraient des actes. Ce drame est à la fois une histoire épique, un conte merveilleux et baroque, l’histoire de la conquête de l’Amérique, un voyage qui conduit le spectateur en comprimant les pays et les époques…
La distribution des rôles, le découpage des répliques,… Diversité et unité. Le choix de la choralité.
La question de la distribution, c’est-à-dire le choix de tel comédien ou telle comédienne est une question singulière. Une représentation avec des amateurs doit tenir compte des conditions très particulières de la réalisation : choix restreint, nécessité de distribuer tous les présents membres de l’aventure, etc. Et, lorsqu’il s’agit du Soulier, la question est d’autant plus difficile à résoudre que les rôles des personnages principaux se déploient sur quatre journées séparées par des années ; que les textes sont particulièrement denses et que l’écriture dramatique conjugue lyrisme ; prosaïsme ; rythmique particulière.
Les responsables de la mise en scène des journées se sont confrontés, d’une manière ou d’une autre, au travail choral qui évidemment peut prendre des dimensions très différentes selon les logiques ou les aléas du découpage des rôles. Comment les metteuses et metteur en scène ont-ils abordé, et résolu, cette question ? Comment le découpage maintient-il, on non, l’unité du personnage ? Le rôle découpé pour plusieurs comédiens conserve-t-il une cohérence ou est-ce autre chose qui est recherché : une diversité des registres de voix, un kaléidoscope d’images, une déclinaison des incarnations …?
La contrainte du mode de production de la représentation avec des amateurs implique que chacun des participants puisse trouver une place : sa place. Si bien que les répliques des personnages se trouvent, par cette première nécessité, soumise à un découpage, un partage qui conduit à un travail qui relève d’une forme de choralité.

Pour faire chœur, il faut prendre une distance avec son ego, se priver d’une part de son autonomie et s’autoriser à écouter les autres. Il faut se fondre dans un ensemble, sans pour autant s’effacer ni perdre son propre centre
Travail choral et personnage : une dramaturgie de l’ellipse
Par choix et par nécessité, le travail sur Le Soulier de satin se présente comme une démarche à double contrainte : celle du collectif d’amateurs et celle du texte. Plus précisément, ce travail a deux pôles qui chacun implique une démarche artistique.
La figure géométrique qui possède deux foyers s’appelle une ellipse. La construction de la représentation de chaque journée parcourt une ellipse, dans la mesure où il s’agit, d’une part, pour chacun des interprètes, de se fondre dans le partage du rôle sans perdre son identité (le premier foyer) et, d’autre part, de donner à entendre et à voir un personnage (le second foyer) : Prouhèze, Rodrigue, Camile, Dona musique et tant d’autres qui, tout en étant Un, se manifeste dans des figures multiples. D’ou un travail choral : un même personnage pouvait être incarné par plusieurs comédiens qui jouent ensemble ou se succèdent. Un même comédien pouvait se glisser dans n’importe quel personnage.
La dramaturgie de l’ellipse est ici non seulement un parcours qui doit obéir à ces deux contraintes ; elle est aussi une dramaturgie poëtique de l’ellipse, dans la mesure où le personnage représenté par deux, ou trois interprètes est générateur d’une énigme, d’un non-dit, d’un non représenté…
1. 4 Quatre journées dont le scène est le monde ; quatre journées séparées par plus de vingt ans
La première journée : Une épée au travers de son cœur
La première journée pose, dans le désordre qui est comme le note Claudel dans l’introduction, « le délice de l’imagination », les personnages qu’on retrouvera dans les trois autres journées.
Don Pélage, avant de rejoindre, avec sa jeune femme Prouhèze, au service du Roi d’Espagne, son poste de gouverneur de Mogador, sur la côte d’Afrique, s’est promis de marier les six filles de sa cousine qui se meurt, en particulier l’ainée, Dona musique. Il confie, pour quelques jours, Prouhèze à son vieil ami, Don Balthazar.
Prouhèze est aimée depuis quelque temps par Rodrigue qu’elle a recueilli et soigné un jour alors qu’il était blessé. Rodrigue, lui aime tout ce que le monde peut lui promettre ; il a reçu du Roi d’Espagne le gouvernement de l’Amérique qui vient d’être découverte et son affaire et de conquérir et de posséder.
L’intention de Nadia Vonderheyden, metteuse en scène de la première journée était d’abord de faire entendre le texte, de laisser ouvertes toutes les autres lignes esthétiques pour les trois autres journées.
Cette perspective de l’énonciation, du “dire” du personnage ne nécessite aucun costume ou accessoire qui ne sont que des signes colorés qui dessinent des silhouettes ou des tonalités.






Le personnage joué dans la continuité par deux ou trois comédiens n’est ni un procédé ni un artifice pour “mettre en crise” l’identité du personnage, comme ont pu le faire de nombreux cas de metteurs en scène de pièces classiques.


Il s’agit, d’une part, d’une contrainte volontaire et assumée par la mettteuse en scène et acceptée par les comédiens. Il s’agit, d’autre part, de faire entendre les voix multiples et virtuelles, portées par l’écriture : le personnage n’est pas une entité psychologique mais une voix portée, une énonciation orale, par une écriture poétique qui trouve ses, vérités, dans l’acte d’énonciation.
Deuxième journée Mogador, une tentation plus grande…

La seconde journée, accompagnée par plusieurs metteurs en scène Judith d’Aleazzo, Solenn Goix, Julien Renon, membres de la troupe Tréteaux de France, dirigée par Robin Renucci, s’est construite autour du récit dramatique, c’est-à dire de l’ensemble des actions suscitées par l’écriture ce que que Brecht appelait la Fable :l’histoire racontée par la pièce dans sa représentation.
La mise en scène privilégie la successions des séquences qui vont conduire les hommes d’armes à partir pour le Nouveau Monde conquérir l’Amérique que Christophe Colomb a offerte au Roi d’Espagne.
Le Roi d’Espagne

Ces séquences, pour une part, sont introduites par un personnage, L’irrépressible : en quelque sorte l’équivalent de L’annoncier de la première journée. Ces deux personnages, assument un fonction dramaturgique et donnent une dimension épique à ces journées.
Ces personnages, pures créations du jeu dramatique, établissent une relation directe avec le public ; ils désamorcent le caractère illustratif de l’interprétation pour ouvrir la fable vers un théâtre de tréteau.…

C’est aussi le récit où Pélage vient réclamer Prouhèze, son épouse, partie se réfugier chez la mère de Rodrigue. Et c’est le choix de Prouhèse d’aller s’installer à Mogador avec Camille, qui la désire depuis toujours, au service du Roi d’Espagne. Durant cette deuxième journée, se noue la quête amoureuse de Dona Musique et du Vice-Roi, de Naples.



Cette journée est aussi celle où se dénouent les aventures amoureuses rêvées : celle où Rodrigue, faute de conquérir Prothèse, choisit son destin, celui de servir le Roi d’Espagne dans la conquête de l’Amérique. Le récit de la deuxième journée est celui de l’amour impossible que formule La Lune : le récit des amants désunis “qui « ne pourront s’aimer ailleurs que dans le paradis”.

Troisième journée : La lettre, ou consommer l’absence
L’horizon visé par Thierry Mennessier, le metteur en scène de cette journée, est celui d’une scène qui, tour à tour, devient océan, palais, remparts, pont de navire, ciel étoilé, ou simplement portion du monde sur quelques mètres carrés. Comme il le précise dans ses notes : c’est le lieu de la parole donnée, partagée. Celle qui devra justifier les exactions, le désir, l’absence, le corps et Dieu en même temps.
La mise en scène cherche à donner une existence incarnée sur la scène aux personnages inventés par Claudel qui convoque dans ces lieux des “figures”: qui, à côté des personnages inscrits dans une réalité historique ou sociale, tels que le Roi, le Vice-Roi de Naples, Rodrigue, Pélage, Balthazar…sont des icônes d’une imagerie populaire : des valets de tarot, un Ange, des Saints ….


Figures emblématiques, hors normes terrestres, et qui ne prennent chair que parce qu’elles sont entendues dans le temps présent du théâtre. Ces figures allégoriques et les personnages inscrits dans le monde réel se rencontrent et dialogues.
La mise en scène de Thierry Mennessier demande aux acteurs de prêter leur corps aux figures emblématiques ; ils se doivent de réussir l’impossible : « Donner une existence matérielle à ce qui n’en a pas, et ainsi accéder à une humanité plus ample, plus vaste encore que celle des humains eux mêmes » (notes de mise en scène).
Amener l’humain là où il est absent, proposer une part d’humanité. Et c’est pourquoi le théâtre doit se dévoiler.

Si Claudel tutoie les anges et touche les étoiles avec sa canne, au sens propre comme au sens figuré, il est de de la responsabilité de la mise en scène de s’appuyer sur l’incarnation des personnages pour permettre à la raison. de dialoguer avec l’imagination afin que plaisir et délices se conjuguent “ici et maintenant” sur le plateau du théâtre.

La troisième journée, dans la mise en scène de Thierry Menessier, est celle où se confrontent scène burlesque (les deux grammairiens), scène de passion, scènes d’exercice de pouvoir. Et c’est dans, et par, le jeu que ces couleurs dramatiques : comique, passionnelle, brutale se donnent à voir et se conjuguent..




C’est durant la 3eme journée que la passion amoureuse s’épuise et qu’elle laisse la passion du pouvoir s’imposer.

Quatrième journée Sous le vent des îles Baléares, délivrance aux âmes captives.
Cette dernière journée, mise en scène par Kathleen Dol, se situe délibérément dans une économie des moyens scéniques (costumes, décors, dispositifs scénique) : cette sobriété est un choix esthétique qui a pour conséquence d’ouvrir sur une invention du jeu, une fantaisie des métaphores scéniques; un refus de l’illustration littérale et réaliste.
La direction de jeu imprimée par Kathleen Dol, est fondée sur un collectif qui répond au voeu de Jacque Copeau. Dans une lettre à Louis Jouvet qui date de 1916, il songeait :
« à une confrérie de farceurs jouant toujours ensemble, improvisant ensemble, auteurs et acteurs, chanteurs, musiciens , acrobates (les clowns seuls de notre temps sont une survivance de cela…)« .

La quatrième journée dans sa conception est fidèle à cette philosophie du jeu. : Ce dernier, plus qu’une illustration du texte de Claudel, porte l’inspiration. Cette quatrième journée de l’expérience du Théâtre‘ Ensemble est certainement celle qui rend le mieux compte d’une des volontés de Claudel : créer un univers parodique, burlesque dans lequel les personnages des trois journées précédentes ont perdu leur superbe.


Rodrigue déchu, vieilli et grisonnant, amputé d’une jambe, s’occupe de calligraphie japonaise.


Les personnages de la 4eme journée — qu’ils soient de simples pêcheurs ou qu’ils tirent leur existence sur scène des personnages des journées précédentes, comme Sept-épées, la fille de Rodrigue, Vice-Roi des Indes —, sont des figures de fantaisie.

Les acteurs peuvent alors s’émanciper et se livrer à leur nature :
Ces sont des enfants, ils sont diables, mais c’est de leur âge et on les aime remuants et chahuteurs, plutôt qu’à l’hôpital. Allez-y, mes petits.
C’est ce que fait dire Claude Roy à Claudel dans un hommage des Cahiers Renaud-Barrault, De « Tête d’or au « Soulier de Satin », Claudel Aujourd’hui (Juilliard, 1963.)