La Mouette ou la vie mazoutée

Une mouette mazoutée

« Pour les désespérés seulement nous fut donné l’espoir ».

C’est par cette phrase que s’achève le magnifique texte de Walter BenjaminLes affinités électives de Goethe ; c’est par cette citation que se termine un article de mon blog, Aimer Tchekhov, à propos de La Mouette, mise en scène par Christian Benedetti en 2012.

La Mouette, peut-être plus qu’aucune autre pièce de Tchekhov, fait de l’engagement dans l’art, qu’il soit celui de l’écrivain ou de l’acteur, un mode d’expérience vécue qui conjugue passion, besoin d’être aimé, (més)estime de soi, illusion vis-à-vis de ce qu’on est et de ce qu’on fait.

Le génie de Tchekhov est d’offrir aux metteurs en scène une “Œuvre ouverte”. Par cette formule, Umberto Eco considère qu’une création poétique est par nature « ouverte », dans la mesure, où par son ambiguïté, elle implique une interprétation du récepteur. Alors même qu’elle est une forme achevée, close dans sa structure, « toute œuvre d’art est ouverte, au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons, sans que son irréductible singularité en soit altérée ».

Dans l’œuvre dramatique, l’ouverture s’effectue d’abord au plan de sa représentation sur scène, et c’est ce premier degré d’interprétation qui engendre les possibilités multiples d’interprétation subjective du spectateur. L’ouverture des pièces de Tchekhov est bien souvent occultée par un style théâtral qui recherche une “russeité”, pour utiliser un néologisme analogue à celui inventé par Barthes qui parlait d’ “italianité”, à propos des mises en scènes de Goldoni, où le style de jeu devrait être vif, léger, rapide… Goldoni trouverait sa vérité, son naturel, dans un jeu de commedia dell’arte ; Tchekhov devrait trouver la sienne dans la langueur du jeu, le musicalité des noms de personnages prononcés “à la Russe”, des éléments de costumes et de décors réalistes qui viseraient à la fois un temps et un espace déterminés.

Heureusement que, peu soucieux d’être fidèles à Stanislavski et à une tradition qui s’est perdue dans la poussière des coulisses, les grands metteurs en scène s’efforcent d’abord de rechercher une vérité qui  résonne pour le public d’aujourd’hui et qui relève d’une condition humaine, plus que d’une nature qu’elle soit slave ou universelle.

Le théâtre relie les morts et les vivants, c’est un lieu d’utopie et de représentation du monde (Arthur Nauzyciel).

Arthur Nauziciel

Arthur Nauziciel aborde la pièce de Tchékhov avec une rare liberté. Rien dans cette mise en scène n’utilise un plat réalisme ou ne recourt au cliché, pour évoquer la décadence d’un monde qui se délite et dont les personnages n’ont pas conscience. La représentation de Nauzyciel est en empathie profonde avec une des dimensions tragiques de la pièce : celle qui résulte de la tension entre passé et ce qui doit advenir, entre les choses qui ne sont plus, comme l’amour de l’autre, et celles qui ne sont pas encore.

Le tragique est aussi la forme prise par la désespérance lorsque, comme l’écrit Hannah Arendt : fut montré que les vielles questions métaphysiques étaient dépourvues de sens ; c’est-à-dire quand il commença à devenir clair à l’homme moderne qu’il vivait à présent dans un monde où sa conscience et sa tradition de pensée n’étaient même pas capable des questions adéquates, significatives, pour ne pas parler des solutions réclamées à ses propres problèmes.

La préface, La brèche entre le passé et le futur, aux huit exercices de pensée politique, écrite par Hannah Arendt, publiés dans La crise de la culture, pourrait servir de repère pour éclairer la conscience du temps présent qui guide Nauziciel dans sa mise en scène.

Arthur Nauziciel, dans le programme de présentation de son spectacle, note le caractère  symbolique et épique de La Mouette. Il écrit :

La pièce raconte aussi une génération détruite, l’abandon des pères, un monde qui tue ses artistes et, en  eux, toute possibilité de rêve et d’élévation. 

Sa mise en scèneexprime, admirablement et simplement, le désespoir qui s’empare des personnages englués dans leur désirs et leur passions, personnages qui viennent se heurter au mur incliné qui sépare la scène en deux ou disparaître dans la brèche qu’il installe sur le plateau.

Nina (Marie-Sophie Ferdanne)

La représentation est traitée comme un opéra tragique. Opéra, dans la mesure où la musique du groupe Winter Family, vivante en scène avec Matt Eliott, vient apporter ses notes de lyrisme, où la bande-son met en résonance le déchaînement du vent dans les arbres de la propriété et l’affrontement des passions. Opéra aussi, par une chorégraphie qui inscrit un rituel qui fait le lien entre le destin individuel et  le récit collectif.

Un homme à terre, un cadavre de mouette à ses pieds

Avant même que ne démarre la fable dramatique, un homme, Constantin Treplev, un cadavre de mouette à la main, s’écroule sur le sol goudronné du plateau ; un personnage féminin, Arkadina, la mère de Teplev, porteur d’un masque de mouette vient énoncer la réplique que dira Nina, à la fin de la pièce :

Je suis une mouette…

Non, ce n’est pas ce que je ce que je veux dire.

Je suis actrice. Mais oui!…

La mise à mort de Nina, petite mouette sacrifiée

Tragique, en ce que la mort violente est présente, dès le début du spectacle. Un bruit sourd et violent déchire l’espace minéral et accompagne la chute d’un homme tout de noir vêtu. Il ne reste plus qu’à la tribu de porter le mort hors de la scène et la fable dramatique peut commencer.

La mise en scène de  Nauzyciel se manifeste d’abord dans le traitement des couples. Plus que la psychologie ou le comportement des personnages, ce qui est mis en lumière est la force avec laquelle les personnages s’attirent et se repoussent. La pièce de Tchekhov construit certes une ligne dramatique sur la base d’une structure rectiligne, identique à celle de Bérénice de Racine. Dans La Mouette, comme dans Bérénice, les passions tissent une chaîne mais cette chaîne est circulaire, comme l’écrit Karl Krauss, dans un aphorisme repris par Walter Benjamin, dans son dernier texte sur la philosophie de l’Histoire :

L’origine est la fin.

Le tragique tel que l’exprime la mise en scène de Nauziciel vient de ce que chacun, dans sa quête, tue lentement la personne aimée. Et l’intelligence du spectacle est de s’emparer de la question posée par Oscar Wilde, à la même époque que Tchekhov, à la fin du XIXe siècle, dans La Ballade de la geôle de Reading : Pourquoi détruire ceux qu’on aime ?

Treplev (Xavier Gallais) Nina (Marie-Sophie Ferdanne)
Oscar Wilde (1854-1900) :Pourtant chacun tue ce qu’il aime

Salut à tout bon entendeur. Certains le tuent d’un oeil amer. Certains avec un mot flatteur. Le lâche se sert d’un baiser, Et d’une épée l’homme d’honneur. Certains le tuent quand ils sont jeunes, Certains à l’âge de la mort. L’un avec les mains du Désir, et l’autre avec les mains de l’Or. Le plus humain prend un couteau : Sitôt le froid gagne le corps. Amour trop bref, amour trop long, On achète, on vend son désir. Certains le tuent avec des larmes. Et d’autres sans même un soupir. Car si chacun tue ce qu’il aime, chacun n’a pas à en mourir.

Tragiques, aussi, ces affrontements entre les couples mal appariés qui donnent le sentiment de s’enfoncer dans leur combat pour posséder l’autre, comme ces personnages du tableau Le Duel, de Goya.

Goya : Duel au gourdin

Hannah Arendt, dans la préface citée plus haut, évoque une parabole de Kafka. Celle-ci lui permet d’illustrer la situation sans issue dans laquelle ont pu être placés les hommes, à certaines époques de l’histoire, lorsqu’ils sont confrontés à « un passé qui n’éclaire plus l’avenir » et que « la réalité est devenue opaque à la la lumière de la pensée » .

F. Kafka

Il a deux antagonistes : le premier le pousse de derrière, depuis l’origine. Le second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Certes, le premier le soutient dans son combat contre le second car il veut le pousser en avant et de même le second le soutient dans son combat contre le premier, car il le pousse en arrière. Mais il en est ainsi que théoriquement. Car il n’y a pas seulement les deux antagonistes en présence mais aussi, encore lui-même, et qui connaît réellement ses intentions ? 

Cette parabole peut s’appliquer aux affrontements physiques et affectifs entre les personnages, Nina (Marie-Sophie Ferdane) ; Treplev (Xavier Gallais) ; Trigorine (Laurent Poitrenaux) ; Arkadina (Dominique Reymond) ; Macha (Adèle Haenel)… Et ces scènes de combat et/ou d’amour, sont d’autant plus tragiques, pour le spectateur, qu’elles se déroulent sous le regard du tiers, absent et oublié. Il en va ainsi par exemple de la scène de déclaration d’amour entre Nina et Trogorine qui se fait en présence de Treplev, étendu sur le sol, comme mort près du cadavre d’une mouette. Bien entendu, il ne s’agit pas de réalisme, mais d’image métaphorique. A chaque fois, Nauzyciel trouve une figure concrète qui opère le déplacement. Il y a dans ces personnages possédés par leurs désirs — celui de laisser une trace artistique ; celui de posséder l’être aimé — une thématique dostoïevskienne, traitée par le biais du déplacement et de la condensation, opérations par lesquelles l’Inconscient se manifeste et rejoint la poïétique de l’art.

La scène : espace de la répétition et du souvenir
L’espace, où se jouent ces relations impossibles, ces combats sans vainqueur, ces renoncements sans bénéfice secondaire…, est celui d’une scène originelle qui éclaire indirectement le drame.  Le mur minéral qui opère la coupure entre réel et imaginaire est à la fois écran et source de lumière. Vestige d’un monde disparu, il reflète les images de la modernité naissante au moment où Tchekhov écrit La Mouette — le train et son entrée en gare filmée par les frères Lumière. Le mur est aussi le dispositif de réflexion qui éclaire indirectement la scène.

Ce mur représenterait-il  ce qui sépare et réunit le réel et l’imaginaire ? Serait-il cet objet qu’il faut traverser pour retrouver la force de ces pulsions, des ces compulsions et de ces répétitions significatifs du fonctionnement de l’Inconscient ? Serait-il aussi ce qui fait lien entre les scènes jouées pour elles-mêmes, comme si chacune d’elles portaient l’ensemble du poids du drame.

Le mur condenserait-il, durant le spectacle, le temps de l’amour et de la mort ?

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