Golem est un terme hébreu employé, une seule fois, dans la Bible, il signifie : « masse informe » ; dans le Talmud, il qualifie l’état préliminaire à la création d’Adam. Il a pourtant traversé la littérature hébraïque et donné naissance à de nombreuses légendes populaires. À partir du XVIe siècle, celles-ci ont généré un mythe, c’est-à-dire un ensemble des récits qui ont pris des formes différentes dans la littérature orale et écrite. À travers leurs multiples déclinaisons, ces récits conservent une permanence de leur signification.
La pensée mythique se situe à mi-chemin entre percept et concept : d’un côté, elle relève du sensible et de l’imaginaire. Le mythe se construit dans la langue ; c’est par la parole, écrite ou orale, qu’il s’exprime et la littérature de fiction est une source particulièrement riche pour le comprendre et le diffuser.

Le mythe du Golem circule dans un espace culturel — celui du Yiddishland et plus précisément celui du hassidisme, mouvement populaire à forte dimension mystique, né au XVIIIe siècle, dans lequel l’imaginaire apparaît comme partie prenante de la réalité et de l’expérience humaine.
Le Yiddishland (en yiddish: ייִדישלאַנד ou אידישלאַנד) est l’appellation donnée à un vaste espace dans lequel s’insèrent les communautés juives d’Europe centrale et orientale avant leur élimination physique par l’Allemagne nazie et ses alliés lors de la Seconde Guerre mondiale.
Par extension, c’est un nom donné à ces communautés juives elles-mêmes. Cet espace est marqué par l’utilisation du yiddish comme langue principale, qui était d’origine germanique. Il constitue un élément important de l’histoire du judaïsme en Europe.



Le livre, Le Golem, de Moshe Idel, professeur à l’université hébraïque, est une somme historique et philosophique qui met en évidence l’évolution de la notion dans la littérature kabbalistique, envisagée au sens large, depuis ses sources dans le Talmud jusqu’au Midrach, défini comme commentaire des textes religieux. Les multiples enjeux de nature anthropologiques et mythologique du mythe résonnent aujourd’hui avec l’accélération des pouvoirs de la technologie, les discours de la promesse du transhumanisme sur « l’homme augmenté », les performances annoncées de l’Intelligence artificielle.
Dans les légendes et les récits littéraires, le Golem se définit comme un être vivant artificiel créé par l’homme pour protéger la communauté juive.
De la notion talmudique à la légende
Le Golem : figure majeure de la littérature talmudique
Dans son livre, Idel rend hommage à Gershom Scholem, grand spécialiste de la mystique juive, auquel il succéda à l’université hébraïque. Ce dernier s’intéressa, dès 1933, au thème du Golem. Il publia, en 1955 en allemand, un essai chef d’œuvre d’érudition, Le grand mérite de Scholem fut de restituer le cheminement de la notion et de situer sa place au sein du mysticisme juif. Il montra « comment une conception magico-mystique se transforma progressivement en une légende populaire »

La démarche savante de Scholem a consisté à « résoudre le problème de la transformation sémantique du Golem évoqué dans la Bible comme « matière non formée » en un anthropoïde fabriqué par l’homme qui lui insuffle la vie.
Idel prolonge la recherche de Scholem : les maîtres médiévaux qui exposèrent la doctrine de la création du Golem avaient le sentiment d’être très proches de Dieu. Leur mysticisme et leur imaginaire mobilisent les tentatives « d’accéder à un contact créatif avec la divinité par la création du Golem ». La création divine et la création du Golem par l’homme, pourtant, se distinguent. La légende, comme le mythe du Golem, sont fondés sur le pouvoir créatif du langage et de la lettre. Dans le couple mythique du Maître et du Golem, le destin de ce dernier lui vient du pouvoir que le Maître lui a accordé.
De la notion au mythe
À l’apogée de la Renaissance, à la fin du XVIe siècle, à Prague, un des plus grands humanistes du siècle, le Rabbi Juda Loeb ben Bezalel dit Maharal (1512-1609), établit une “théologie” de la médiation qui relie la créature à son créateur.
Une légende tardive attribue la création du Golem au Maharal (sigle de l’expression hébraïque “ Notre Maître le Rabbin Loeb”) qui aurait fabriqué un homme d’argile à l’aide des lettres du nom sacré pour protéger la communauté juive de Prague.


J’emprunterai, en particulier, à André Neher les informations et l’analyse traitées dans deux de ses ouvrages fondamentaux consacrés au Maharal de Prague.

Sur le front du Golem, les trois lettres du mot hébraïque EMET (vérité), inscrites par son créateur, témoignent de son ambivalence. La première lettre, Aleph, première lettre de l’alphabet hébreu, est signe de l’unité ; il suffit de l’enlever pour que ne restent que les deux dernières lettres, Mêm et Tav qui forment le mot « mort ». Le maître du Golem se livre à cet effacement de l’Aleph lorsqu’il veut momentanément interrompre la vie du Golem, en particulier la nuit et le jour du Shabbat. Une nuit, son créateur oublie d’effacer le alef et le Golem, soustrait à la dépendance à son créateur, détruit tout autour de lui.


Le Golem est unifié et vivant lorsqu’il est porteur du mot-signe entier ; « il est déchiré et mort, dès que le mot-signe est mutilé ». André Neher fait du Golem un mythe jumeau de Faust, un mythe de l’homme postmoderne.
On peut s’interroger sur la raison qui fait du Maharal le créateur du Golem, alors que dans ses nombreux livres, rien ne fait référence ni au terme ni au mythe. Le XVIe siècle apparaît comme le siècle charnière où se sont épanouies les sources de la modernité que sont les sciences et les techniques. Le Maharal était une des figures les plus importantes de cette période intellectuelle où se construisent les savoirs fondés sur le calcul et sur la maîtrise de la nature. Un de ses disciples le plus proche, le rabbi David Gans, était associé à la recherche astronomique conduite autour de Kepler et de son maître Tycho Brahé, à Prague à la fin du XVIe siècle. La renommée du Maharal était telle qu’il fut convié à une entrevue secrète avec Rodolphe II, petit fils de Charles Quint, qui s’intéressait à l’astronomie et était le mécène de Tycho Brahé.
La création du Golem symbolise la toute puissance créatrice du savoir : le Golem représente la médiation qui permet à l’homme d’être en même temps créateur et créature créée à l’image de Dieu. Le Golem n’est pas doué de parole et c’est en cela qu’il n’est pas un être humain : il n’est qu’un anthropoïde.
Le Maharal conçoit le monde humain, dans ses données propres. En cela son humanisme témoigne de son appartenance à la Renaissance dont il est un des témoins les plus importants. Dans son œuvre, l’axe horizontal, celui qui va « de l’homme à l’homme », se conjugue à l’axe vertical qui relie l’homme à Dieu, la terre au ciel.
Les occurrences littéraires du thème.
J’ai choisi pour illustrer le traitement du thème par la littérature, quatre œuvres modernes, différentes dans leur date d’écriture, leur style et leur portée.
Le Golem de Gustav Meyrink

Ce roman, écrit en allemand date de 1915, suit les traces d’Athanasius Pernath, un graveur qui vit dans le ghetto de Prague et qui a perdu tout souvenir de son passé. Pernath reçoit la visite d’un inconnu qui lui apporte un livre à restaurer, le livre « Ibbour », « la fécondation des âmes ». Le récit de l’aventure initiatique de Pernath, parallèle à l’intrigue principale, le conduit à retrouver ses souvenirs enfouis depuis des années. Le roman de Meyrink est d’abord un roman fantastique très célèbre dans lequel le thème du Golem est secondaire, il intervient d’ailleurs de manière épisodique et anecdotique. Le Golem est présenté comme un esprit qui hante le quartier juif de Prague, « quelque chose qui ne peut pas mourir et garde une existence indépendante ». Il apporte un cadre mystérieux au récit ; celui-ci étranger à une pensée juive serait même teinté d’un arrière-plan d’antisémitisme.

La nouvelle de Egon Erwin Kisch, « Réveiller le Golem »,
Egon Erwin Kish fut un extraordinaire écrivain, conteur et journaliste dans les années vingt. Surnommé le « reporteur enragé », il parcourt le monde, prêt à y risquer sa vie pour suivre les conflits politiques qui ont traversé le premier tiers du XXe siècle.

Ses reportages sont des textes admirablement construits, des récits au charme insolite. Admiré par Brecht, Benjamin, Lukacs, Döblin et bien d’autres, il fut haï par les nazis qui le classèrent parmi les douze écrivains les plus dangereux. Son livre de nouvelles, Histoire de sept ghettos, écrit durant son exil, entre les deux guerres, à Amsterdam, est inspiré par son rapport au judaïsme. La nouvelle, « Réveiller le Golem », qui clôt le livre, évoque les ruelles de Prague, les vieilles synagogues, le cimetière où est enterré Rabbi Loew le créateur du Golem. Le narrateur, un soldat dont la compagnie s’est installée, pendant la première guerre mondiale, loin du front, fait la connaissance d’un « petit juif » qui a trouvé refuge, avec sa famille, dans l’annexe de la synagogue d’un village, un trou perdu des Carpates. Leur amitié se nourrit de leurs conversations sur la ville de Prague que le « petit juif » ne connait que par la lecture d’un guide en allemand. Son intérêt pour cette ville est lié à la tombe du grand rabbin Löw et à l’endroit où, d’après la légende, reposerait le Golem. La grande habilité de la nouvelle est le déplacement dans l’espace et temps de l’histoire du Maharal et du Golem. Le « petit juif » offre à son ami un livre relié de cuir sombre où est racontée la légende de la création du Golem. Le soldat jure à son ami qu’il ne se mettra pas à la recherche des restes du Golem avant que ce dernier ne vienne le voir, à la fin de la guerre, à Prague.
Lorsque les deux amis se retrouvent, deux ans plus tard, à Vienne, ils n’ont plus rien à échanger. Le « petit juif » a eu sa vie brisée par la mort de son fils déchiqueté par une grenade dans l’annexe de la synagogue où il vivait et sa femme a été violée. Il refuse d’évoquer avec le narrateur l’objet de leur intérêt commun. Ce dernier l’interroge :
- « Et le Golem ?
- Je ne le chercherai plus.
De retour à Prague, le narrateur veut s’assurer que la dépouille d’argile de l’ancien Golem ne se trouve pas sous le toit de la vielle synagogue, l’Alt Neu, comme l’affirme la légende. Pas plus qu’il n’était enterré, comme le croyait son ami, crédule et superstitieux, sous une butte à deux kilomètres de la Porte neuve, non loin d’une colline où se trouvait la potence où l’on faisait passer de vie à trépas les pauvres pêcheurs et les criminels. L’habileté d’écriture est de raconter avec détails et précisions une histoire transmise par « les Fous de la Kabbale », selon le titre d’une autre nouvelle du livre de Kish. Ce dernier exprime une critique compréhensive de l’occultisme manifesté par les juifs, au cours des expériences tragiques durant les siècles qui suivirent l’expulsion d’Espagne.
Le Golem de Isaac Bashevis Singer et le roman, Golem de Pierre Assouline
Ces deux textes sont très significatifs de l’œuvre de ces deux grands écrivains et, de plus, le thème du Golem est abordé, dans ces deux textes comme un élément important mais non central du récit.
Singer s’empare du mythe du Golem avec sa liberté créative, son humour, son humanité et son sens du fantastique. Son texte, un conte pour enfant, est écrit en yiddish, en 1982, il raconte l’histoire de Reb Eliezer, homme d’affaires et banquier réputé de Prague contemporain du Rabbi Leib, accusé de meurtre rituel. Celui-ci sera innocenté grâce à la créature d’argile construite par ce dernier. Le personnage du Golem chez Singer est doté de parole, d’une parole élémentaire, enfantine ; il rit, pleure et devient même amoureux. Le génie de Singer est de faire du Golem un personnage tendre et maladroit : un bon géant destiné à séduire les enfants auxquels le conte s’adresse.

Le roman d’Assouline est une enquête policière sur un grand maître international d’échecs soupçonné d’avoir tué son ex-femme. À son insu, il a été l’objet d’une intervention sur son cerveau qui a augmenté sa mémoire, déjà exceptionnelle.

Soucieux d’échapper à la police, il cherche à comprendre ce qui lui est arrivé. Sa fuite lui fait découvrir les pratiques magiques de la Kabbale et à croiser les différentes occurrences du mythe littéraire du Golem. Le roman d’Assouline est d’une grande virtuosité : il conjugue les thématiques du mythe, les connaissances des applications des neurosciences, une vision très informée du transhumanisme au service d’une intrigue complexe à la limite de l’humain.
L’actualité du thème
Durant la seconde moitié du XXe siècle, trois phases successives de la pensée scientifique et technique se sont emparées du thème du pouvoir de l‘homme à maîtriser la nature et à guider le progrès scientifique identifié au progrès social et humain.
La cybernétique
Le fondateur de la cybernétique, Norbert Wiener, dans son livre, God and Golem Inc., établit une relation fondamentale entre le Golem, considéré comme une machine humaine programmée par l’homme et la cybernétique — discipline qui étudie la régulation (contrôle et maîtrise) des échanges d’information chez les êtres vivants et les machines.

Dans un livre, publié en 1950, Cybernétique et société, il envisageait même la fin du travail humain remplacé par des machines intelligentes. Wiener ne succombait pas à l’imaginaire du mythe. Il reconnaissait que l’ordinateur dépasse les capacités de calcul de l’homme et que l’intelligence artificielle accomplit des tâches impossibles à l’homme. Pourtant, « il est une chose qu’il ne peut donner à sa créature : la parole qui, dans la mentalité biblique, s’identifie à la raison et à l’intuition ». C’est sur cette considération que s’achève la postface de God & Golem rédigée par Gershom Scholem.

La convergence Nano, biologie, informatique et science cognitive (NBIC)
À la fin des années quatre-vingts, le discours de la promesse trouve un premier espace d’énonciation avec le livre , Engines of Creation.. Celui-ci conjugue prédictions messianiques, scénarios imaginaires et visions idéologiques. Il ouvre les frontières d’un nouveau monde, le “nanomonde” et décrit les objets artificiels qui bientôt le peupleront : « les engins créateurs », objets virtuels, sinon imaginaires.
Au début des années 2000, émerge un nouveau type de discours, fondé sur la convergence proclamée entre les nanotechnologies, la biologie, l’informatique et les sciences cognitives (NBIC)[. Les vertus de la convergence NBIC sont présentées dans une perspective d’amélioration des capacités humaines et de « création d’un homme nouveau ». Le discours contemporain de l’Intelligence artificielle (I.A.) vient donner une renaissance au pouvoir du calcul, aux logiciels d’intelligence artificielle capables de créer des textes et des images.
[1] Le nanomètre correspond à 10 -6 mètre (un milionnême de m).
Les limites de l’I.A.
La convergence Nano, biologie, informatique et science cognitive (NBIC)
À la fin des années quatre-vingts, le discours de la promesse trouve un premier espace d’énonciation avec le livre, Engines of Creation.. Celui-ci conjugue prédictions messianiques, scénarios imaginaires et visions idéologiques. Il ouvre les frontières d’un nouveau monde, le “nanomonde” et décrit les objets artificiels qui bientôt le peupleront : « les engins créateurs », objets virtuels, sinon imaginaires.
Au début des années 2000, émerge un nouveau type de discours, fondé sur la convergence proclamée entre les nanotechnologies, la biologie, l’informatique et les sciences cognitives (NBIC)]. Les vertus de la convergence NBIC sont présentées dans une perspective d’amélioration des capacités humaines et de « création d’un homme nouveau ». Le discours contemporain de l’Intelligence artificielle (I.A.) vient donner une renaissance au pouvoir du calcul, aux logiciels d’intelligence artificielle capables de créer des textes et des images.
Les limites de l’I.A.
Les uns se félicitent du succès des logiciels comme ChatGPT et de leurs apports aux immenses progrès de la technologie. Les autres dénoncent la menace représentée par l’I.A. pour la survie de l’humanité. Aujourd’hui, les acquis de l’I.A. moderne sont mis en débat public par leurs créateurs eux-mêmes, comme c’est le cas de Geoffrey Hinton qui vient de démissionner de Google.
Des questions nombreuses se posent de nature différente. Dimension économique relative à la disparition d’emplois par l’intégration croissante des modèles algorithmiques ; dimension politique par le fait que l’I.A. puisse aider les dictateurs à se maintenir au pouvoir par la manipulation des élections ; dimension philosophique par la difficulté de distinguer le vrai du faux ; dimension communicationnelle par la confusion entre fait réel et fake créés par l’I.A. …
Le débat de nature fondamentalement politique se développe de manière virale depuis un de mois dans les médias. La question essentielle croise le mythe du Golem : elle est de savoir ce qui pourrait advenir si la capacité cognitive de l’I.A. dépassait celle de l’humanité. Que se passerait-il si une machine super-intelligente échappait à la logique de ses créateurs ? Dans les romans de Science-fiction, les robots créés, bien souvent, détruisaient leur créateur. Pour échapper à ce qu’il appelait le « Complexe de Frankenstein », en 1942, l’auteur de science-fiction, Isaac Asimov, avait imaginé trois lois de la robotique :
1) Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger.
2) Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres entrent en contradiction avec la première loi.
3) Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la première ou la deuxième loi
Entre futur catastrophique et fantasme d’utopie, une pensée de la médiation, — de la régulation — ne peut-elle pas, à l’instar de la pensée du Maharal s’extraire du dualisme et viser une « diagonale du milieu » ?
[1] Le nanomètre correspond à 10 -6 mètre (un milionnême de m).

