Suivre PauLine

D’une expérience de thérapie à sa représentation théâtrale

En écrivant Suivre Pauline, Sidney Cohen n’a pas seulement confié au lecteur un témoignage de son expérience professionnelle. Les 25 chapitres de son livre découpent les séquences de son parcours, comme psychiatre et psychanalyste, avec une patiente qu’il appelle Pauline. 

Son récit fait œuvre de littérature. Certes, il trouve sa source dans une expérience vécue mais la composition— l’enchaînement des séquences et leur contenu — opère une métamorphose. La médiation de l’écriture transforme une relation effectuée dans un cadre institutionnel, qui relève de l’ordre du privé, en objet littéraire.

L’écriture ne s’est pas contentée d’introduire un témoignage singulier dans un espace public éditorial. Elle a ouvert un espace de réception, celui du lecteur qui découvre une patiente appelée Pauline, un thérapeute, Sidney Cohen, qui dans le récit parle à la première personne, et des personnages qui sont loin d’être des comparses. L’ensemble de ces êtres sont les sujets/acteurs de la douloureuse dérive de Pauline. Sa mère, autrichienne et son père d’origine italienne se sont connus en Allemagne. Après la guerre, la famille est venue s’installer en Autriche, à Linz, où Pauline a vécu dans un milieu petit bourgeois corseté, étroit et bien-pensant où les disputes des parents lui laissent peu d’espace de liberté. En s’échappant de ce monde toxique, Pauline va connaitre la spirale de la dépendance à la drogue dans une relation avec Jean-Paul qui va l’initier à la vie de grand toxicomane qu’il était à l’époque de leur rencontre. Cette existence de violence, de souffrance et de besoin irrépressible devient le quotidien de Pauline qui s’achève tragiquement, comme l’écrit l’auteur, dès le premier chapitre, intitulé En guise d’épilogue, par le constat « Pauline est morte ».  

 

Un témoignage transformé en récit romanesque 

Le récit, dont la fin est annoncée au début du texte, installe un pacte de lecture. Le lecteur fait connaissance avec celui qui, tout au long de la thérapie, tente d’accompagner la déchéance de Pauline, de la “suivre”, dans la dualité de cette action.  D’une part, dans une relation d’aide institutionnelle et, d’autre part, dans le maintien d’un contact avec elle dans son parcours de vie chaotique. 

L’objet de mon article n’est pas de restituer l’intérêt et le plaisir de lecture d’un texte qui relève d’un genre : le roman. Selon Lucien Goldmann, ce grand théoricien de la littérature, ce dernier est « la transposition sur le plan littéraire de la vie quotidienne dans une société individualiste ». 

Que l’on envisage le roman, à l’instar de Stendhal, « comme un miroir promené le long d’un chemin », ou qu’on le considère, comme le fait Clara Malraux, en tant que genre « qui transmet aux hommes sous la forme du mythe le plus secret message des hommes et des dieux », le texte de Sidney Cohen est un roman. Le lecteur “suit” Pauline tout au long d’un processus d’attachement et de perte de Soi. Suivre Pauline vient s’ajouter aux multiples récits littéraires qui construisent le mythe d’une relation d’arrachement dans lequel la personne tente vainement de se libérer d’un lien qui l’aliène. Ce processus conjugue à la fois le social et l’individuel. 

Mon propos, ici, vise à montrer comment ce récit romanesque s’est transformé par le biais d’un processus artistique de second degré —l’adaptation et la mise en théâtre. Il est devenu une représentation théâtrale : un objet sensible qui instaure une relation, dans un espace et un temps de jeu, avec le spectateur. 

Penser les métamorphoses de récit 

Dans le très bel exergue cité par Sidney Cohen, le philosophe, Cornélius Castoriadis, écrit :

(Penser)C’est entrer dans le labyrinthe, plus exactement faire être et apparaître un labyrinthe…

C’est l’opération à laquelle se sont livrés l’auteur du livre, et Philippe Garin,le metteur en scène qui a projeté sur la scène de théâtre quelques une des différentes séquences qui ont conduit Pauline à disparaître sans laisser ni traces ni d’explication. La métamorphose du texte en actions dramatiques a évidemment exigé une participation active de comédiens. La représentation théâtrale, se présente comme un nouvel opus de l’enquête entreprise par Sidney

, l’auteur-thérapeute, pour rendre compte du destin de Pauline. 

Danielle Klein (Elle)

Cette nouvelle métamorphose produit un objet artistique possédant sa propre autonomie ; il se libère du lien avec le texte dont il provient, texte produit par Sidney Cohen dans la solitude de l’écriture. Ce nouvel objet artistique résulte d’une collaboration avec Philippe Garin, pour l’adaptation et la mise en scène, et la présence de trois comédiens (Stéphane Czopek, Chloé Schmutz et Danielle Klein) pour l’incarnation sur la scène. 

Le face-à-face de la thérapie qui, par le biais du témoignage écrit, accède à la scène est l’exemple significatif et parfaitement réussi d’un phénomène qui s’est amplifié depuis une cinquantaine d’années dans la création théâtrale : « Faire théâtre de tout ».[1]  

Faire théâtre de tout 

La représentation théâtrale, dans la seconde partie du XXe siècle, ne s’est plus limitée à trouver ses sources d’inspiration dans les œuvres écrites, qu’elles le soient pour être mises en jeu et en espace ou qu’elles proviennent d’autres modes d’écriture : romanesque, poétique, biographique ou sociologique… 

La scène de théâtre s’est aussi emparée, de tout ce qui ne semblait pas digne d’y figurer. Et c’est en cela que le théâtre est devenu contemporain. Il a, d’une part, assimilé des “langages” qui n’étaient pas verbaux — ceux du geste, du corps, du son, de l’image…— et leur a conféré un statut équivalent à celui du langage verbal. D’autre part, il a traité des questions ordinaires, triviales, marginales au même titre que les grands sujets. Il s’est donné comme perspective, selon l’expression d’Antoine Vitez, de « Faire théâtre de tout », et l’on pourrait ajouter : sur tout

Le grand mérite de la représentation théâtrale, Suivre Pauline, s’est d’avoir fait accéder à la scène un récit— celui d’une relation psychothérapique —, qui est, vraisemblablement, l’expérience humaine et sociale la plus dépourvue de théâtralité. La relation entre l’analyste et l’analysant, (le patient) qu’elle se réalise en “face à face” ou par le biais du divan, est faite de monologues de ce dernier, ponctués de silences ou d’interjections sans véritable signifié — le Hmm de l’analyste que la représentation donne drôlement à entendre —, d’immobilité et de mise entre parenthèses du corporel, du différé du passage à l’acte … Bref, une relation réduite à la parole du patient et à l’écoute du thérapeute.  Rien de moins théâtral, on en conviendra.

 Philippe Garin et ses comédiens ont produit une Forme qui donne toute sa place à la théâtralité. Et cette performance est aussi importante, pour l’accession de la relation psychothérapique, au domaine du spectacle vivant, que celle réalisée par la série, En Thérapie, dans le domaine de l’audiovisuel. Dans cette série, sur deux saisons, les réalisateurs de chaque épisode ont réussi à construire un récit télévisuel des expériences fictionnelles de relation de psychothérapie en conservant le même dispositif d’espace et de temps, le face-à-face, entre le personnage du thérapeute et celui du patient.

La Théâtralité de Suivre Pauline

En s’interrogeant sur le théâtre de Baudelaire, dans ses superbes chroniques, Écrits sur le théâtre, publiées au cours des année 1950 qui analysent, les plus intéressantes représentations théâtrales de ces années, Roland Barthes définit la théâtralité comme :

Le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières qui submerge le texte de la plénitude de son langage extérieur.

« Un drôle d’oiseau »

La première séquence du livre de Sidney Cohen s’intitule « Un drôle d’oiseau ». C’est ainsi que ce dernier qualifie le personnage féminin qu’il découvre, « blottie dans le coin le plus à l’abri de la salle d’attente » du service dans lequel il travaille. C’est aussi par cette première réplique du docteur Sam : « Un drôle d’oiseau », que celui-ci découvre, pour la première fois, la patiente qui a pris rendez-vous avec lui. 

L’entrée de Pauline dans le cabinet du docteur Sam

Et tout le récit théâtral va se dérouler dans le même espace scénique : un carré qui occupe presque toute la surface de la scène. À l’intérieur du carré, le lieu échanges entre le docteur Sam et sa patiente, Pauline. À l’extérieur, un lieu de transition où vont s’exprimer des commentaires, des réflexions et les doutes du docteur, ainsi que les interventions d’un personnage tiers qui occupe plusieurs fonctions différentes et qui circule tout autour du carré.

Dispositif scénique 

Ce dispositif scénique très simple, qui distingue des espaces de jeu très différents, joue un rôle fondamental dans la théâtralité des relations entre le docteur Sam et Pauline. 

À l’intérieur du carré, le metteur en scène multiplie les relations dans l’espace entre les deux personnages. La fluidité et la distance entre les deux protagonistes opèrent comme autant de points de vue donnés par le metteur en scène sur la relation entre les personnages. Cette diversité des angles et des distances entre eux procède comme l’aurait fait la caméra, si elle avait dû enregistrer la relation. 

Il y a dans cette géométrie évolutive, dans cette chorégraphie, un procédé sensible qui crée, pour le spectateur, une théâtralité qui n’a nul besoin d’accessoires ou de décors. Le carré, ce premier espace où se construisent les relations dramatiques, c’est-à dire actives, entre thérapeute et patient est un espace symbolique qui permet alors de décliner les multiples facettes de leurs rapports.

À l’extérieur du carré, à sa périphérie, un espace de commentaire, qui n’est pas toujours dans la même temporalité qu’à l’intérieur où se déploie le Maintenant de la relation. Cet espace est aussi celui où un personnage, tiers médiateur, intervient pour résonner avec les interrogations et les incertitudes du docteur Sam.  Cet espace qui entoure l’espace de la relation de thérapie apporte un prolongement, éclaire par ses paroles, celles lapidaires de Pauline. Interprété par Danièle Klein, ce personnage satellite est, ou devient, par moment le double de ce qu’aurait pu être Pauline. Une voix autre, celle d’un témoin imaginaire de la relation entre les protagonistes :  un écho et une résonance de ce qui n’arrive pas à se nouer entre eux.

Dans l’interférence entre ces deux espaces s’exprime une des dimensions du récit : l’attachement de Pauline à Jean-Paul son amant, son maître qui l’instrumentalise et dont elle ne peut se déprendre Ce sont les implications de ces deux espaces — l’un contenu dans l’autre — qui produisent la théâtralité de la représentation. 

C’est dans leur intersection que le docteur peut exprimer ses sentiments et échapper à sa neutralité fonctionnelle. Ainsi, dans ce mince espace de transition — entre le hors champ de la séance et le dispositif de la séance— peut-il reprendre, à son compte, les propos du célèbre psychanalyste D.W. Winnicott s’adressant à sa patiente : « Votre mère, vraiment, je la hais ». 

Pourtant, cette théâtralité ne se manifeste qu’en raison du jeu remarquable des acteurs. Et ce jeu n’acquiert sa performativité qu’en raison de la complémentarité des comportements des personnages. Celui de la femme blessée, instrumentalisée, non reconnue qui vient se réfugier dans le seul espace où elle peut trouver un semblant de sécurité, d’où elle peut s’échapper à son gré comme le personnage évoqué par Kafka dans sa nouvelle, Le terrier

Le jeu de Chloé Schmutz prend sa force dans le regard et l’écoute du personnage joué par Stéphane Czopek. Jamais ce dernier ne perd de vue, n’abandonne ou se désintéresse de celle qui est venue trouver un mince réconfort dans son service.

Le miracle de la représentation tient sans aucun doute dans ce fil invisible et fragile qui relie les attentes des deux personnages. Et c’est dans le tissage de cette relation que se mobilise le talent de Philippe Garin qui nous la donne à voir et à entendre.

Ce fil va se rompre brutalement. Et cette rupture nous est donnée par une image projetée sur le fond de la scène, sous le regard du docteur Sam :

"Un jour elle ne revient pas. 
Tes lettres restent sans réponse.
Elle ne t'a rien écrit. Un coup vraiment vache ! Tu le craignais bien
sûr…
Mais tu gardais l'espoir que cela
n'arrive pas"

Avec ce texte qui met fin au spectacle, la représentation revient à sa source, à ce qui lui a donné naissance : l’écrit.

La fin est le commencement

[1] J’ai examiné ce processus annoncé par Antoine Vitez, cet homme de théâtre capital de la fin du XXe siècle et du début du XXIe, dans un ouvrage, Faire théâtre de tout. Espace, temps et place du spectateur, Éditions théâtrales, 2021.tt

Info sur la reprise du spectacle

Les futures représentations : jeudi 5 et vendredi 6 juin 2025, à 20 h au Théâtre des Peupliers 2 rue des Trembles à Grenoble. Éventuellement le lien pour réserver : https://www.helloasso.com/associations/atheca

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