Notre vie dans l’art

Un spectacle tchékhovien

Le texte et le spectacle, Notre vie dans l’Art, conçus par Richard Nelson, a pour sous-titre : Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois en 1923. Richard Nelson

Rien de plus apparemment banal que ce sous-titre ; rien de plus théâtral, pourtant, que ce texte et sa représentation. D’une théâtralité construite par les seules relations et contacts entre les personnages, la manière d’écouter le partenaire et de réagir à ses propos. 

Les spectateurs assistent à ces conversations dans un dispositif bi-frontal — celui qu’avait imaginé Ariane Mnouchkine pour Les Éphémères (2006). Le public est réparti sur deux gradins en pente, se dressant face à face ; entre eux, un espace rectangulaire constitue la scène. Au centre, une longue table sur laquelle placés en désordre des chaises et des tapis ne demandant qu’à entrer en jeu.

Répétition : lecture à la table R. Nelson, à gauche

Ce dispositif oriente l’esthétique de la mise en scène : nulle place pour un naturalisme qui donnerait l’illusion du réel. Les conversations sont livrées sans la médiation d’un décor ; le réalisme sera produit par la vérité du jeu des comédiens du Théâtre du Soleil. Ceux-ci en pénétrant dans l’espace installent les chaises et les tapis, autour de la table. Par cet acte simple, ils se transforment, sans autre forme de procès, en personnages de la troupe du Théâtre d’art de Moscou. Cet espace de jeu des acteurs devient un espace de vie des personnages : métamorphose très tchékhovienne qui s’accomplit aussi bien dans La Mouette, la première pièce de Tchekhov, dans Les Trois Sœurs ou encore dans sa dernière pièce, La Cerisaie.

La Cerisaie, mise en scène de Stanislavski (1904) A droite, le personnage de Epikhodov, joué par I. Moskvine, dans le spectacle, Ma vie dans l’Art

A gauche, C. Stanislavski (Kostia) ; à droite, I. Moskvine (Vania) :  
joués par Maurice Durozier et Georges

La troupe du théâtre d’art : A gauche, C. Stanislavski (Kostia) ; à droite, I. Moskvine (Vania) , joués par Maurice Durozier et Georges Bigot.

Tchekhov aurait aimé le sujet de Notre vie dans l’Art : celui d’une vie unie, plane, rythmée par les petits drames du quotidien, une vie telle qu’elle est en réalité. Une vie dans une époque troublée, ébranlée par des transformations souterraines.

Les conversations de ce dimanche de relâche à Chicago se déroulent vingt-cinq ans après la création du Théâtre d’art de Moscou. Elles tournent essentiellement autour des échos dereprésentations données par la troupe dirigée par Constantin Stanislavski où elle avait représenté les grands succès du Théâtre d’art, en particulier Le Tsar Fiodor, d’Alexis Tolstoï qui avait inauguré, en 1898, la création de l’institution, ainsi que certaines pièces de Tchekhov dont La MouetteLes Trois sœurs et La Cerisaie, créées au début du XXe siècle. 

C. Stanislavski, en arrière plan, Le Tsar Fiodor

Les conversations entre les acteurs de la troupe ont pour substance les petits incidents et les tensions d’une vie collective générées par une cohabitation loin de leur domicile moscovite. La fâcherie qui se prolonge entre Vassili et sa femme Nina qui l’a surpris, dans les coulisses, embrassant une jeune actrice, Lydia ; la leçon de guitare donnée à Vassili par Ivan Moskvine (Vania), un grand acteur qui s’était révélé, vingt-cinq ans auparavant, en jouant le rôle du Tsar Fiodor, simple d’esprit et faible fils d’Ivan le Terrible

Vania (G. Bigot); Richard (A. Saribekyan), Vassili (D. Bellugi-Vannuccini)

 … la préparation du repas de fête par Masha ; la dispute entre Lev et Piotr Bakshiv (Petia) lequel  reproche à Varvara, la femme de Lev, de donner des mini-récitals, en se faisant payer,  lors d’un dîner organisé par un riche russe. 

Piotr— Varvara, c’est humiliant et c’est honteux

Ainsi, Constantin Stanislavski (Kostia) glissant à Petia — qui interprète, dans La Cerisaie, le personnage de Lopakhine, le fils enrichi d’un serf —, comme en passant, dans le courant la conversation :

Kostia — Attention Petia, ton personnage devient grossier, il ne l’est pas ; il a fait quelque chose de sa vie.

Les inquiétudes, quant à elles, concernent aussi bien le présent que le lendemain. Les pressions exercées par la logique financière qui régit l’organisation de la tournée et fragilisent la poursuite de la tournée ; la conscience qu’ont le acteurs d’être considérés par le régime soviétique comme pratiquant un théâtre bourgeois, indifférent aux luttes politiques qui se développent en Union soviétique dans les années qui suivent la Révolution. Au début des années vingt, le mouvement révolutionnaire avait tenu en suspicion le Théâtre d’art, avant de le considérer, plus tard, tout aussi abusivement, comme à l’origine du réalisme socialiste.

 Même Nina Gourfinkel, cette grande spécialiste de Stanislavski sacrifie, encore en 1955, à la construction du mythe dans lequel le réalisme naturaliste du début du Théâtre d’art de Moscou, se serait transformé en réalisme, « ce réalisme socialiste qui représente aujourd’hui (en 1955) ; sur toute ‘étendue de l’URSS, dans les républiques populaires de l’Est européen la base même de la politique culturelle. » Nina Gourfinkel, préface de Constantin Stanislavski, L’arche, 1955. 

La socialisation accélérée des structures culturelles, économiques et politiques, entraînant des contraintes de plus en plus rigoureuses contre ceux qui ne participeraient pas à la transformation, à marche forcée, sous la direction d’un parti où les luttes idéologiques sont nombreuses.

La vie des personnages de la pièce écrite par Nelson, se poursuit dans une période de profonds changements, en URSS, dans les années vingt. Un an avant la tournée aux USA de la troupe, le 11e congrès du Parti Communiste de l’Union Soviétique avait instauré une nouvelle politique économique (NEP) et préconisé l’élaboration d’une littérature communiste qui s’opposerait, par ses sujets et sa forme, aux effets de la littérature bourgeoise dont les pièces de Tchekhov étaient considérées comme l’expression la plus significative.

Tchekhov et Stanislavski

La mise en scène, à travers le jeu des acteurs de Notre vie dans l’art, est en résonance avec la dramaturgie nouvelle inventée par Tchekhov, à la fin du XIXe siècle. Celui-ci a bouleversé l’art de présentation des personnages, il déclarait à un interlocuteur :

On exige des héros dramatiques qu’ils produisent des effets scéniques. Pourtant, dans la vie, ce n’est pas à tout bout de champ qu’on se tire une balle, qu’on se pend, qu’on déclare sa flamme, et ce n’est pas à jet continu qu’on énonce des pensées profondes. Non ! le plus souvent, on mange, on boit, on fait la cour on dit des sottises. C’est ça qu’on doit voir sur la scène… Il faut que la vie soit telle qu’elle est, et les gens tels qu’ils sont… ( cité par N. Gourfinkel, p. 80)


Il est impossible de comprendre le théâtre de Tchekhov si l’on ne tient pas compte de son rapport personnel au Théâtre d’art. Une grande partie de la représentation de Notre vie dans l’art se déroule das le cadre d’un repas et d’une petite fête pour les vingt-cinq ans d’existence de la troupe. Ce thème de la fête, éminemment tchékhovien, exploité dans Les Trois sœurs ou La Cerisaie, met en valeur un des legs de Tchekhov, à la dramaturgie du XXe siècle : 

L’action dramatique, chez Tchekhov évolue sur la base d’un trio, d’un quatuor ou de manière “chorale” ; il en va ainsi dans La Mouette, comme d’ailleurs dans d’autres pièces telles que Les Trois sœurs ou La Cerisaie

Comme l’affirme le grand metteur en scène allemand, Peter Stein, dans une conférence donnée à Moscou, en 1998, le spectateur, lorsqu’il assiste à la représentation d’un texte de Tchekhov, a bien souvent le désir de « côtoyer les personnages. » Peter Stein déclare que souvent, lorsqu’il voit des spectacles tchékhoviens, il souhaite :

être avec eux sur scène, alors qu’ils n’ont rien de remarquable. Ils sont misérables, faibles, accablés de problèmes, sans portée universelle et universelle et historique et souffrent constamment.

un spectacle tchékhovien. 

 

Le héros n’est ni Stanislavski( Kostia), ni Olga Knipper-Tchékhova, la veuve d’Anton Tchekhov, décédé en 1904.

Le héros est absent de la scène. Ce héros, c’est Tchekhov. Il est présent par les références, les souvenirs des acteurs, les allusions aux personnages de ses pièces. Ces dernières sont contemporaines de la naissance d’un art nouveau, la mise en scène, telle qu’elle apparaît en Russie, à la toute fin du XIXè siècle avec le « Théâtre d’art ». C’est Némirovitch-Dantchenko — avec qui Stanislavski fonda le Théâtre d’art, en 1898 — qui fit découvrir à ce dernier l’intérêt de l’œuvre dramatique de Tchekhov. C’est lui qui sut le convaincre de redonner une chance à La Mouette, crée en 1896 par le Théâtre impérial de Saint Pétersbourg qui fut un échec et donna lieu à un scandale retentissant. Stanislavski, dans un premier temps, n’aima ni la pièce ni l’auteur ; il pensait « qu’on ne pouvait pas jouer La Mouette, que ce n’était pas écrit pour la scène ». Stanislavski pendant longtemps ne sut « par quel bout la prendre ». 

A ma grande honte, écrivait-il, je ne comprenais pas la pièce. Ce n’est qu’en cours de travail, insensiblement, que je m’y fis, et que sans m’en apercevoir je me mis à l’aimer. Telle est la particularité des pièces de Tchekhov. Une fois sous le charme, on éprouve le besoin d’en aspirer le parfum.[1]

En 1940, Némirovitch se souviendra :

Au temps où nous mîmes Tchekhov en scène, nous étions tous “tchékhoviens” ; nous le portions en nous, nous vivions les mêmes émotions, les mêmes soucis, les mêmes pensées que lui. Aussi il fut relativement facile de trouver l’atmosphère spécifique qui est le principal charme d’un spectacle tchekhovien.

« une mémoire chaude » 

Le grand mérite de la représentation mise en scène par Richard Nelson est de faire sentir au spectateur d’aujourd’hui, à travers les discussions des acteurs de la troupe, en 1923, ce que furent les rapports, parfois les désaccords de conception, entre Tchekhov et Stanislavski. 

Georges Banu, dans Le Théâtre ou l’instant habité, reprend, pour ce qui est de l’esthétique de la mise en scène, la distinction établie par Claude Lévi-Strauss entre les sociétés chaudes et froides, en fonction du rapport qu’elles entretiennent avec leurs mythes. Les premières les acceptent et continuent de voir en eux des récits qui opèrent ; les secondes les réfutent et ne leur accordent qu’un statut de mémoire archaïque.           

Richard Nelson, avec Notre vie dans l’art, fait preuve d’une mémoire chaude, il « vise à actualiser l’extrême ancien. À le transmuer en présent ». La représentation cherche une communication immédiate avec le spectateur, et elle y réussit merveilleusement. Le contact avec le passé s’établit par les corps, les actions, les émotions qui résonnent dans l’instance du présent du spectateur. C’est à propos de la vérité sur scène que se joue la rupture opérée par Stanislavski avec le Théâtre d’art. L’atmosphère sonore — le paysage auditif — en particulier, est le domaine où la question du naturalisme s’impose au théâtre. Stanislavski  rejette l’artifice, le cliché, le conventionnel… Il se veut fidèle aux soucis de Tchekhov qui, dit-il, aura :« élargi et affiné notre connaissance de la vie, des objets, des sons , de la lumière, de tout ce qui, au théâtre comme dans la vie, agit si fortement sur l’âme humaine. Crépuscule, coucher du soleil, pluie ; orage, premier chant des oiseaux roulement d’une voiture qui s’éloigne, chant du grillon… »

Stanislavski dut convenir qu’il en vint à abuser de ses effets sonores. Il raconte qu’il entendit un jour Tchekhov énoncer :

Un jour, j’écrirai une nouvelle pièce qui commencerait ainsi : Qu’il fait beau ! On n’entend ni oiseau, ni chien, ni coucou ni hibou ni grelots ni horloge, ni même un seul grillon…[1]

C’était, comme en convenait Stanislavski, une pierre dans son jardin. Richard Nelson se sert de cette anecdote pour évoquer, dans la dernière scène de la pièce, les manies de jeunesse de Constantin Stanislavski dont ses compagnons, en 1923, continuent de se moquer dans une scène qui vient égayer la nostalgie du passé et la tristesse de leur situation où ils sont rejetés par le pouvoir soviétique :

Masha — Où sont les stupides faux bruits de la Nature ? Les sons du criquet ? Comment cela peut-il être une mise en scène de Stanislavski avec un tel silence dans le grand Dehors ?

Constantin — Je ne réclame rien…

Masha (au public.) — Aidez-nous s’il vous plait ;

Lydia, Macha, Lev (au public.) — Aidez-nous ! Quelqu’un peut-il nous aider ? Nous sommes dans une mise en scène du Théâtre d’art de Moscou et nous avons besoin de bruits. Des criquets, ce serait bien.

Le “public” essaye de son mieux.

Lydia, Macha, Lev — Du vent !

Cette scène d’une grande drôlerie précède une scène où vient s’exprimer le désir de revoir Moscou, alors que tous ceux qu’ils connaissent, « essaient désespérément de la quitter. » À Moscou, où des théâtres ont été fermés, où des pièces ont été interdites, où Tchekhov « est jeté à la poubelle ».

Notre vie dans l’Art : un théâtre contemporain

Comment mettre en scène et jouer les pièces de Tchekhov pour le rendre contemporain ? Non pas moderne mais contemporain, ce qui n’est pas la même chose. 

Est moderne ce qui rompt avec la tradition, recherche l’innovation et s’inscrit dans l’histoire de l’art. Est contemporain, « celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps. Le contemporain est, selon le philosophe Giorgio Agamben, une singulière relation avec son propre temps auquel on adhère tout en prenant ses distances.

(Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ? Payot, Rivages poche )

La mise en scène de Notre vie dans l’Art est contemporaine : elle résonne avec son temps par le déphasage et l’écart qu’elle instaure avec une vision qui reflète l’époque et ses idées reçues. Et c’est affaire de jeu, donc de mise en scène. La dernière scène de Notre vie dans l’artillustre les doutes des personnes de la troupe sur la manière dont elles risquent d’être accueillies à leur retour à Moscou, alors qu’elles sont calomniées dans la presse soviétique et sont espionnées à Chicago durant leur tournée. Auront-elles la possibilité de continuer à pratiquer le théâtre qu’elles aiment ? 

Comment, aujourd’hui, en 2024, le spectateur de Notre vie dans l’Art ne pourrait-il pas ressentir une analogie entre les germes du stalinisme, tels qu’ils apparaissent en URSS, dans le courant des années vingt et la Russie de Poutine ? Nul besoin d’effets scénique, de citations, de projections pour que s’impose, un siècle plus tard, comme l’écrit Ariane Mnouchkine, le parallèle entre la dictature stalinienne qui avec ses goulags a broyé la vie de millions de citoyens soviétiques et « la Russie qui patauge dans le sang des Ukrainiens et de ses propres soldats et qu’elle jette dans ses cachots le meilleur d’elle-même. »  

L’art de Nelson et le jeu simple, inspiré et profond des comédiens de Soleil se conjuguent pour donner au spectacle sa résonance entre ces deux époques distantes d’un siècle où totalitarisme et dictature visent à briser la personne qui s’oppose au pouvoir. N’est-ce pas Staline qui déclarait : « l’homme notre capital le plus précieux ? » Capital dont il s’était approprié la valeur, tout comme Poutine le fait avec tous ceux qu’il envoie comme “chair à canon” sur le front qu’il refuse de nommer pour ce qu’il est : une guerre contre un pays souverain. 



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