IV -De la catastrophe à la gloire posthume

En janvier 1933, le président Hindenburg nomme Adolph Hitler chancelier ; le 27 février le Reichstag est incendié. Le sort de Benjamin est scellé. Sa situation matérielle était déjà très délicate depuis un certain nombre d’années ; elle est encore plus fragilisée par la terreur que les nazis installent contre tous ceux qui refusent le nouveau régime, en particulier les opposants politiques et les intellectuels et artistes connus pour leur rejet du fascisme. Brecht, Kracauer, Bloch et bien d’autres de ses amis proches sont partis ou sur le point de le faire ; Benjamin n’hésitera pas, il sait qu’il doit quitter l’Allemagne. Il l’écrit à Scholem : « l’air n’est plus respirable ». Son exil se déroulera entre Ibiza et Paris où il se retrouve sans ressources régulières, sans relations fidèles, sans réseaux.

 Changeant de domicile plus souvent qu’à son tour, la Bibliothèque nationale devient le bureau où il poursuit son travail, avec, en particulier, un article de commande de l’Institut pour la recherche sociale : Problèmes de sociologie du langage où Benjamin s’intéresse aux travaux de la linguistique moderne et aux questions de philosophie du langage[2].

Une errance sans issue

L’année 1939 sera celle de la descente aux enfers. Elle va accélérer la dégradation de la situation matérielle de Benjamin alors que son travail de production littéraire a trouvé une nouvelle dynamique avec le manuscrit, « Sur quelques thèmes baudelairiens », qu’il envoie à l’Institut pour la recherche sociale qui s’est installé à New York. Le 3 septembre 1939. L’Allemagne entre en guerre contre le France. Benjamin, comme des centaines d’immigrés allemands réfugiés en France, devient “un sujet ennemi” ; lui qui, par ses textes, a été l’un de ceux qui ont le mieux célébré la littérature française à travers les auteurs et les mouvements littéraires sur lesquels il s’est penché (Baudelaire, Gide, Proust, le surréalisme…). 

Tous les citoyens du Reich reçoivent par affichage l’ordre de regagner des centres de rassemblement où ils seront triés et répartis en différentes catégories. Commence alors pour Benjamin, comme pour les antifascistes allemands, un “chemin de croix”, si je peux me permettre cette métaphore christique. Ce chemin est celui sur lequel les autorités françaises les transportent, d’abord au stade de Colombes où les prisonniers dépouillés de leur papier et de leur argent, entassés durant neuf jours, dorment sur de la paille, puis sous escorte militaire, dans des wagons plombés, jusqu’au camp de Vernuche, près de Nevers, dans un “camp de travailleurs”. Les conditions de vie y sont catastrophiques pour un homme comme Benjamin très affaibli, le cœur déjà malade, incapable de supporter des conditions extrêmes. Cette période est bien connue, notamment par les courriers envoyés par Benjamin à son amie Gretel Adorno et par le récit d’un écrivain allemand Hans Stahl qui partagera les conditions (de vie ?) des internés. Après deux mois et demi de séjour à Nevers, grâce à l’action de ses amis parisiens, orchestrée par son amie, la libraire Adrienne Monnier, qui a mobilisé ses relations littéraires et diplomatiques et obtenu des lettres de recommandations de Paul Valéry et Jules Romains, entre autres, Benjamin est libéré en novembre 1939. Il regagne Paris pour se réfugier dans le seul lieu où il puisse reprendre son travail d’écriture : la Bibliothèque nationale. C’est pour lui une affaire de survie. Il n’y avait pas de moyen de quitter Paris sans autorisation préalable très difficile à obtenir et il était dans l’attente d’une invitation officielle de l’Institut de recherche sociale, installé aux États-Unis.

Il patientera jusqu’au dernier moment pour quitter Paris. Le lendemain de l’entrée des troupes allemandes, à Paris, le 14 juin 1940, il prend un des derniers trains pour Lourdes et évite ainsi un nouvel emprisonnement, ce qui ne sera pas le cas d’Hannah Arendt, sa cousine et amie, ni de son mari. Son intention est d’y retrouver sa sœur Dora qui vient d’être libérée du camp tout proche de Gurs. Son objectif est de rejoindre clandestinement Marseille pour échapper aux rafles allemandes et engager les démarches en vue d’obtenir un visa du Consulat américain. Il lui faut au préalable présenter une lettre-invitation de la part de l’Institut qui tarde à venir. Il restera plus d’un mois dans cette ville, en transit, sans autorisation, clandestin traqué par la police. 

Il retrouve à Marseille quelques amis très proches dont Franz et Helen Hessel, ainsi que son ancien voisin de Paris, l’écrivain Arthur Koestler et surtout Hannah Arendt à qui il confie ses derniers manuscrits. Tous vivent la même situation désespérante et recherchent un moyen de quitter la France afin de rejoindre les États-Unis via le Portugal.

Le fils de son ami Franz Hessel, Stephan, lui propose de se mettre en relation avec Varian Fry, chargé par le gouvernement américain d’aider les intellectuels menacés par le fascisme. À la fin du mois d’août 1940, il obtient son visa américain, grâce à la recommandation du directeur de l’Institut, enfin arrivée au consulat américain. Il reçoit également les visas de transit pour l’Espagne et le Portugal, ce qui lui permettrait de se procurer à Barcelone un passeport américain. Le problème est alors de quitter la France de manière clandestine. Dès l’automne 1940, des réseaux clandestins d’aide se sont mis en place pour accompagner les réfugiés venant d’Allemagne à passer la frontière[3]. C’est la solution que choisit Benjamin. Une rencontre fortuite, à Marseille, avec un communiste allemand, Hans Fittko, interné avec lui au camp de Nevers, lui ouvre une perspective. Celui-ci lui conseille de prendre contact avec sa femme Lisa, une résistante juive allemande qui, depuis Port-Vendres, cherche à mettre en place pour les réfugiés étrangers ou apatrides un chemin sûr pour passer la frontière en traversant les Pyrénées par les sentiers montagneux afin d’éviter les contrôles douaniers. 

Lisa Fittko, en 1985, a publié un livre de souvenirs, traduit en français deux ans plus tard, Le chemin Walter Benjamin. Souvenirs. 1940-1941, dans lequel elle relate comment, avec l’aide du maire socialiste de Banyuls, Monsieur Azéma, elle a organisé un réseau permettant de gagner l’Espagne à partir de cette ville.

Dans son livre, elle raconte sa surprise, lorsqu’elle fut réveillée, le 25 septembre 1940, par un coup frappé à la porte de sa mansarde exiguë. Devant elle se tient l’un de ses amis, Walter Benjamin,  « Veuillez m’excuser de vous déranger, chère madame, dit-il. J’espère que ma visite n’est point importune. »

Et Lisa de penser comme elle l’écrit : « Le monde vacille sur ses bases, mais la politesse de Benjamin reste inébranlable ». Lisa explique à Walter qu’elle a effectivement eu connaissance d’un trajet utilisé par les républicains espagnols après la défaite contre les troupes de Franco pour trouver un refuge en France. Elle lui confie qu’elle n’a pas encore emprunté ce sentier : elle ne possède qu’un papier où elle a noté l’itinéraire que lui a tracé le maire avec quelques indications concrètes pour gagner le col qui fait fonction de frontière. Elle lui propose de l’accompagner dans une première étape de reconnaissance jusqu’au col : est-il d’accord pour prendre le risque ?

 — Oui, certainement, répond-il, sans hésitation. Le véritable risque serait de ne pas partir. 

Walter Benjamin, avec deux autres personnes — une femme allemande, Madame Gurland, rencontrée à Marseille et son fils de seize ans — seront les premiers à emprunter le sentier qui serpente dans les vignes et les broussailles jusqu’au col de Rumpissa, à 570 m. pour rejoindre Portbou, en Espagne. Sur les conseils du Maire, ils partent, “en promenade” en début d’après-midi pour repérer le sentier. Après trois heures de marche, ce qui représentait le tiers du trajet, ils arrivent à la clairière indiquée sur le papier donné par Azéma. Ils décident de se reposer un moment. Le “vieux Benjamin”, comme l’appelle avec tendresse Lisa— bien qu’il n’eût que 48 ans— est trop épuisé pour redescendre et retourner sur ses pas, à Banyuls, comme cela avait été prévu. Il lui déclare :Je reste ici. Je vais passer la nuit et vous me reprendrez au passage demain matin.

Lisa tente de le dissuader, lui faisant part des dangers d’une telle solution : il n’a rien à manger, le coin grouille de contrebandiers, les nuits en cette fin septembre sont froides… La décision de Benjamin est irrévocable. Il lui explique que son objectif est de passer la frontière pour ne pas tomber, lui est son manuscrit, aux mains de la Gestapo. Il se sent incapable de refaire ce trajet le lendemain. Son cœur n’y résisterait pas. Il convainc Lisa de redescendre revoir une dernière fois avec Azéma les derniers préparatifs pour s’assurer du chemin, prendre des provisions et repartir très tôt, avant le lever du soleil, en étant mêlés aux vignerons. Le lendemain matin, Lisa, Madame Gurland et son fils retrouvent le chemin sans difficulté, et, au même endroit, le “vieux Benjamin”. Le plus difficile, physiquement parlant, reste à faire. La pente devenait de plus raide, le sentier de plus en plus escarpé et de moins en moins visible. Lisa raconte comment ils parviennent au col par ce sentier, en contrebas de la route officielle, dérobés aux regards des douaniers qui patrouillent plus haut. Benjamin avançait d’un pas lent et régulier. Toutes les dix minutes il s’arrêtait et s’accordait une minute de repos.

Elle écrit : « Quelle étrange personnage : une pensée d’une limpidité de cristal, une force intérieure indomptable, et avec tout ça, empoté comme ce n’est pas 
permis ».

Lorsqu’ils arrivent au col avec les trois personnes qu’elle accompagne depuis Banyuls, Lisa leur montre au loin, les premières maisons : Là en bas, c’est Portbou, avec le poste frontalier espagnol où vous irez vous présenter. La route y conduit tout droit. Une vraie route !Lisa leur rappelle qu’une fois obtenu le tampon d’entrée en Espagne, il leur restera à prendre le prochain train pour Lisbonne. Rassurée, elle reprend le chemin de retour pour Banyuls qui lui prendra deux heures pour la descente, alors qu’il avait fallu près de dix heures de marche pour la montée. 

Une semaine plus tard, elle apprendra la mort de Benjamin. Un grain de sable, dû à une nouvelle règle établie la veille par la police française, exigeant une autorisation de sorte du territoire français, est venu mettre un terme à l’espoir de Benjamin d’échapper à son destin d’exilé. À son arrivée à Portbou, la police espagnole venait de recevoir de nouvelles directives de Madrid : « Pas d’entrée en Espagne sans visa de sortie français ». Benjamin n’en possédait pas et la police lui déclara qu’elle serait obligée de le ramener en France, le lendemain. Durant la nuit, il se suicida dans l’hôtel où la police l’avait conduit. Épuisé, sans espoir, il se sentait incapable de repartir à zéro. Il avait tout envisagé et s’était muni d’une dose de morphine suffisante pour fin à ses jours ; il en avait offert la moitié à Arthur Koestler qu’il l’avait revu à Marseille : au cas où…

Durant des mois, Lisa Fittko conduira des petits groupes sur ce chemin qui lui était devenu si familier qu’elle aurait pu le suivre, écrit-elle, les yeux fermés. Il faut saluer l’initiative d’Edwy Plenel d’avoir été l’artisan de la réédition de son livre dans la très riche collection, « La librairie du XXIe siècle », dirigée par Maurice Olender, qui vient de disparaître. Le texte de présentation des souvenirs de Lisa Fittko, écrit par Plenel — « Le présent du passé » — a le mérite de rappeler ce que fut le cheminement intellectuel de Benjamin qui, avec une grande détermination, chercha à retarder le plus possible la catastrophe. Il avait exprimé la pensée de cette dernière par la formule : « Que “les choses continuent comme avant [à aller ainsi)”, voilà la catastrophe ».

Edwy Plenel, en même temps qu’il revient sur l’œuvre de Benjamin, son passé, ses exigences, nous montre que “le chemin de Benjamin” est « ce qui nous sauve de l’impuissance et du renoncement face aux haines qui rôdent et aux peurs qui ruinent. »[4] Ce chemin trace aussi les voies prises par les résistances aux paroles de mort.

 Hannah Arendt dans Vies politiques, cite la réaction de Brecht qui déclara, lorsqu’il apprit le suicide de Benjamin : « C’est la première vraie perte qu’Hitler faisait subir à la littérature allemande ». Au-delà de la froide ironie propre à Brecht, il faut citer un des deux poèmes écrits par ce dernier, en hommage à son ami qu’il admirait :

Sur la libre mort de l’exiW.B.

J’apprends que tu as levé la main sur toi-même

Devançant ainsi le bourreau.

Après huit ans d’exil passés à observer la montée de l’ennemi

Rejeté à la fin vers une frontière infranchissable

Tu as franchi, me dit-on, une frontière franchissable.

Des empires s’écroulent. Les chefs de bande

Paradent en jouant les hommes d’État.

Les peuples disparaissent, invisibles sous les armements.

Ainsi l’avenir est dans la nuit et les forces des bons

Sont chétives. Tout cela tu le vis

Quand tu détruisis ton corps torturable.[5]

Ce texte résonne cruellement en ces “Sombres temps”— pour reprendre une expression de Brecht dans un de ses poèmes.

Nous avions cru, après la Seconde guerre mondiale, que rien ne pourrait rendre possible l’agression d’un peuple par des chefs de bande, ou des maîtres-espions, qui se rendent coupables de crimes contre l’humanité. Les deux énigmes qui demeuraient après le suicide de Walter Benjamin — l’existence d’un manuscrit qui aurait été contenu dans sa serviette et le destin de sa dépouille disparue —, ont été levées grâce à Hanna Arendt et à Gershom Scholem. Le monument du sculpteur Dani Karavan, érigé en souvenir de Benjamin à Portbou, à côté du cimetière marin qui domine la mer, inscrit sa mémoire dans une histoire ; il donne une figure à la petite ouverture par laquelle nous pouvons alerter le monde sur les menaces qui continuent de le menacer.

La gloire posthume et l’actualité de son œuvre

Très peu d’ouvrages de Walter Benjamin furent édités de son vivant. Les raisons en sont multiples. La première est vraisemblablement l’aveuglement du milieu de réception, en particulier universitaire allemand, vis-à-vis de ses écrits, dispersés dans maints journaux et revues disparues. Il était un auteur inclassable. Hannah Arendt remarque que cette spécificité est bien souvent la récompense de ceux qui devançaient leur temps ou de ceux « dont l’œuvre n’était pas ajustée à l’ordre existant ». Ce fut aussi le cas de Frantz Kafka, qu’admirait Walter Benjamin, et avec qui il partageait un grand nombre de sentiments. Ce n’est qu’une quinzaine d’années après sa mort que la gloire posthume lui fut accordée : elle avait été précédée par la reconnaissance des pairs et à partir de 1972, de la publication en allemand de ses œuvres complètes. « En France, il n’a pas connu, jusqu’au années quatre-vingt-dix un accueil comparable à celui que lui ont réservé l’Allemagne et l’Italie », ainsi commence le numéro spécial, hors-série, de La revue d’esthétique. Depuis, un grand nombre d’auteurs contemporains ont pu éclairer telle ou telle dimension de son œuvre immense ; des revues importantes de littérature ont prolongé la réception de ses textes et leur ont donner une résonance et, très régulièrement, des colloques sont consacrés à son œuvre. 

Benjamin,personnage de roman

Aujourd’hui, quatre-vingt ans après sa mort, il est devenu “un contemporain capital”. La publication en France de son œuvre majeure, inachevée, Paris capitale du XXe siècle, le livre des passages, ainsi que sa correspondance en deux volumes avec ses amis et les esprits les plus remarquables de la première moitié du siècle, permettent d’éclairer la relation entre sa vie et son œuvre. Sa personnalité, dans son exceptionnelle sensibilité, fait de lui “un voyant”. Né sous « le signe de Saturne, la planète à la révolution lente, l’astre de l’hésitation et des retardements », son tempérament mélancolique, son goût des voyages, et des jeux de hasard, sa maladresse et ses malchances, ses amours malheureuses… dessinent de lui un personnage romanesque. Son œuvre, dans sa complexité et sa diversité, cinquante ans après sa mort, est devenue un mythe. C’est-à-dire un faisceau de récits qui, au fur et à mesure des livres de commentaires éclairés et des influences produites par la lecture de ces textes, projettent sur notre présent des éclats de vérité et diffusent leurs rayons.

Sa personne acquiert également un statut de mythe. Trois romanciers se sont emparés de sa vie pour créer des fictions.

Le premier, en 2002, un écrivain italien, Bruno Arpaia, avec Dernière frontière, construit un récit de structure classique. Son roman entrelace le destin d’un combattant républicain espagnol et d’un penseur solitaire, Walter Benjamin qui, sans beaucoup de moyens, affronte la vie dans les années sombres du nazisme. Ces deux personnages se croisent, en 1940, sur la route des Pyrénées qui sépare la France de l’Espagne [6].

Le second, Tout le fer de la tour Eiffel, de l’écrivain italien, Michele Mari, est une “fantasmagorie”. Cette notion — au sens où l’utilisait Benjamin dans ses textes théoriques sur la philosophie de l’histoire — peut se définir comme l’art de faire voir et de rendre public des fantômes par l’illusion ou la médiation artistique. Le roman de Michele Mari fait défiler dans le Paris des années trente, une parade burlesque et irréelle de personnages de la littérature, du cinéma, de la peinture que croisent, ou qu’auraient pu croiser Benjamin et Marc Bloch, l’historien français, lors de leurs flâneries entrecoupées de séances d’ivresse. Le titre du roman est une allusion au rôle joué par le fer dans l’architecture des Passages et à son pouvoir bénéfique. Se succèdent sur un rythme endiablé les mythes et les spectres de l’époque ainsi que les fantasmes de Benjamin. Cette fiction romanesque fantastique pourrait se décrire en reprenant les vers du Roman inachevé, de Louis Aragon, poète admiré par Benjamin, qui souhaitait :

Montrer ce monde et ses visages

Dans la couleur des années vingt

Et j’aurais retracé le vieil itinéraire

Refait patiemment dans le passé décrit

Les pas réels qui nous menèrent

D’un bout à l’autre de Paris

D’un bout à l’autre de la nuit et de nous-mêmes

Les yeux perdus, le cœur battant, la tête en feu

Pris à notre propre système

Battus à notre propre jeu.

Le troisième roman paru en 2022, Le vingtième siècle, d’Aurélien Bellanger, est construit autour d’échanges de mails entre trois jeunes gens partageant une même fascination et un même attachement à l’œuvre de Benjamin.

Édith est une philosophe spécialiste de Benjamin ; Thibault, un historien de l’architecture et Ivan un journaliste, critique d’art. Chacun d’eux a une raison particulière, professionnelle et idéologique, de s’intéresser à Benjamin. L’universitaire, historienne de la philosophie, a orienté son domaine de recherche vers l’œuvre de Benjamin pour échapper à la métaphysique sérieuse à laquelle elle avait consacré sa thèse. L’historien de l’architecture a été absorbé par la pensée de Benjamin au moment où il se préoccupait de trouver un sujet de mémoire à la fin de ses études “d’archi” : Le livre des passages de Benjamin était à l’époque une figure de référence imposée. Quant au critique d’art, son attrait pour la poésie, un genre délaissé, « la grande oubliée de nos vies », comme il l’écrit dans un mail à ses deux amis, l’avait conduit à s’intéresser à un poète inconnu, François Messigné. Ce dernier avait adapté pour le théâtre, un texte très difficile d’accès, et d’ailleurs injouable (ce n’était évidemment pas le projet de Benjamin), Origine du drame baroque allemand.[7]

Ces trois personnages se sont rencontrés à l’occasion de la conférence sur Benjamin, donnée, à la BNF, par le poète Messigné, à la fin de sa résidence dans ce lieu. À l’issue de sa conférence donnée devant un public très clairsemé, Messigné s’est suicidé en enjambant le garde-corps donnant sur la « forêt » enfermée au cœur de l’édifice, laissant derrière lui une énigme, celle de son dernier manuscrit introuvable. À partir de cet événement fictionnel, s’élabore une structure virtuose où, chacun d’eux, par le biais de mails, vient à exprimer aux deux autres, les raisons de sa passion pour l’œuvre de Benjamin. 

Ce premier niveau du roman est d’une grande habileté. L’événement de la conférence de Messigné, et sa disparition, sont à l’origine d’un récit dans lequel s’enlacent les cheminements de personnages dont la vie et la pensée ont été transformées par leurs expériences de lecture des textes de Benjamin. Ces trois parcours singuliers construits par Aurélien Bellanger ont le même cadre de référence : celui de la société française des années quatre-vingt-dix. Et c’est dans cette inscription historique et sociale que se manifeste un des sens du roman. Il rend compte du paysage évolutif de l’extrême gauche française et de l’empathie affective d’une partie d’entre-elle pour les thèmes de l’utopie révolutionnaire, du rejet de la logique marchande, de refus de la domination de la technique…, thèmes benjaminiens s’il en est. L’originalité, la force du roman d’Aurélien Bellanger, et son rayonnement, réside dans sa structure. La trame romanesque constituée par l’énigme du suicide de Messigné et le désir des personnages de fiction de devenir « les exécuteurs testamentaires » du poète, disparu pratiquement sous leurs yeux, est enserrée dans un ensemble de 49 notes d’un tout autre registre d’écriture que les mails. Ces notes se présentent comme une sorte de “distillation fractionnée” de la vie de Benjamin, une sélection d’éléments réels qui ont marqué sa vie et son travail. Elles sont censées avoir été écrites par des contemporains, plus ou moins proches de Benjamin ayant eu une relation avec lui dans le premier tiers du XXe siècle. 

C’est dans le tissage entre l’imaginaire de la fiction, construite à partir des mails échangés, et les notes apocryphes, qui tiennent leur vérité d’une connaissance fine et précise de la vie et de l’œuvre de Benjamin, que s’élabore l’ADN du roman, Le vingtième siècle. Deux hélices, enroulées l’une dans l’autre, qui contribuent à dessiner en surplomb du roman, une figure allégorique, celle de l’Aura, que Benjamin a forgée dans ses textes sur l’esthétique[8].

L’Aura comme « Une trame singulière d’espace et de temps : 
unique apparition d’un lointain si proche qu’elle puisse être ».

[1] À propos de cette période de l’exil à Paris — où Benjamin, vit sans états d’âme mais aussi sans illusions sur l’époque — lire ce qu’écrit Bruno Tackels, dans le chapitre XV intitulé : « 1933, La bascule. L’exil obligatoire » de son livre, Walter Benjamin. Une vie dans les textes.

[2] Cet article ne revient pas sur un texte fondateur pour l’inspiration théologique de Benjamin daté de 1916, Sur le langage en général et sur le langage humain, article dans lequel il opposait une fonction instrumentale du langage, la fonction de communication, à une fonction centrale qui consiste à révéler l’essence de l’homme par le Verbe ou plus exactement par l’énonciation, acte de langage.

[3] Un magnifique roman, Planète sans visa, de Jean Malaquais — pseudonyme d’un juif polonais, Wladimir Malacki —, raconte la quête, à Marseille, en 1942, quelque mois avant l’invasion de la zone libre par les allemands, de tous ces étrangers indésirables, pourchassés par Vichy, qui cherchent à échapper à la menace nazie.

[4] Lisa Fittko, Le chemin Walter Benjamin. Précédé de Le présent du passé, par E. Plenel, p. 21.

[5] Bertolt Brecht, Poèmes, L’Arche, 1966. Cité par Hans Meyer, dans, Walter Benjamin. Réflexions sur un contemporain.

[6] B. Arpaia, Dernière frontière, tr.de l’italien, Lina Levi, 2002.

[7] Ce texte avait été l’objet de sa thèse d’habilitation refusée par l’université de Francfort. Publiée en1928, trois ans après son refus, elle est un des rares livres publiés de son vivant. Cf Origine du drame baroque allemand, tr. française, Flammarion, 1985. 

[8] Voir en particulier, W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction technique, version de 1939.


 [cj1]

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s