Il n’est pas possible de rapporter l’œuvre de Benjamin à un système, à une unité thématique ou stylistique ou, encore moins, à une conception du monde. Pas plus qu’il ’est concevable d’expliquer ou de comprendre son œuvre, rappelons-le encore une fois, diverse, complexe, unique, novatrice… par son parcours de vie. On pourrait dire, comme le pense Bruno Tackels, que ce sont les lectures de ses textes qui éclairent les chemins multiples parcourus dans sa vie, tout comme les ornières qu’il n’a pu éviter.
Pour caractériser la (les) trajectoire(s) intellectuelle(s) et le destin de Benjamin, on peut reprendre la métaphore que ce dernier utilisait à propos de Kafka, dans une de ses lettres à Scholem. Selon Benjamin, l’œuvre de Kafka décrirait, une ellipse « dont les foyers très éloignés sont définis, l’un par l’expérience mystique qui est avant tout l’expérience de la tradition et l’autre par l’expérience de l’homme de la grande ville moderne. » Les deux foyers de l’œuvre de Benjamin seraient, en utilisant la même figure rhétorique, le marxisme et messianisme, dont les attractions respectives ont pesé de manière significative sur la pensée et la vie de Benjamin.
De nombreux écrits de Benjamin peuvent trouver une place sur l’ellipse et, quelle que soit cette place, la somme des distances du texte aux deux foyers reste constante. Bien évidemment, cette image est une métaphore qui n’a ni valeur explicative ni illustrative : elle met en évidence, d’une part, le fait que ces foyers ne sont pas interchangeables, d’autre part, qu’ils demeurent de manière explicite dans l’horizon de pensée de Benjamin. Il n’était pas un homme à se laisser enfermer dans un système de pensée ou une idéologie que ce soit le marxisme ou le messianisme, pas plus qu’il ne cherchait à les amalgamer. Ces deux foyers d’attraction tenaient leur force de l’amitié et l’admiration de Benjamin, pour Brecht, d’un côté, pour Scholem, de l’autre.
Il y avait, entre Benjamin et Brecht, une véritable « constellation signifiante » ; ils ne partageaient pas des positions théoriques et pratiques semblables, mais ils étaient l’un pour l’autre de fructueux contradicteurs dont l’un était le plus grand poète allemand et l’autre, le philosophe le plus remarquable du XXe siècle.
Pour ce qui est de Scholem, c’était son plus vieil ami et le plus inconditionnel sur le plan amical, malgré leurs démarches distinctes et les désaccords sur certains points idéologiques et choix de vie. Dans le livre de Scholem sur Benjamin, qui date de 1975, sous-titré « Histoire d’une amitié », il évoque le « visage de Janus présenté par Benjamin : l’une des faces, tournée vers Brecht, l’autre vers lui. »
Scholem et les amis de Benjamin de “l’Institut de Recherche Sociale”, à l’instar d’Adorno, avaient fait preuve d’une méfiance profonde à l’influence réelle prêtée à Asja Lacis (cf. La deuxième chronique). Benjamin n’ignorait rien des sentiments des uns et des autres ; il était lucide sur les divergences existantes entre eux. Il s’en était ouvert à son amie Gretel, la future épouse d’Adorno, en 1934 : « Pour toi en particulier, il n’est aucunement obscur que ma vie aussi bien que ma pensée se meuvent entre des positions extrêmes. »
À la fin des années vingt, déjà, Benjamin entretenait des relations sur un plan éditorial, amical ou idéologique avec des intellectuels communistes. Et, sans aucun doute, Asja Lacis l’avait-elle détourné d’un idéalisme philosophique et d’une vision anhistorique du monde. À son retour de Moscou, en 1927, il écrit à son ami, le poète Hofmannsthal, qu’il est convaincu de l’impossibilité de pouvoir mener à bien des entreprises littéraires sous pavillon communiste. L’indécision de Benjamin sur ses choix existentiels ou professionnels ne pouvait se transposer, sur un plan idéologique, en un écartèlement entre marxisme et sionisme. C’est, par exemple, à propos de l’œuvre de Kafka, à laquelle Benjamin a consacré une analyse exemplaire, que se mobilisèrent les tensions entre les deux foyers. Pour Benjamin comme pour Kafka — qui avait dix ans de plus que Benjamin —, la question juive, ou plutôt « le déchirement qu’elle suscitait était une source d’inspiration » ; c’était ce que Kafka exprimait dans une lettre à Max Brod à propos des auteurs juifs allemands.
Hannah Arendt dans des pages lumineuses explique que l’écartèlement dans lequel se trouvaient Kafka, Benjamin ou encore Karl Krauss, un journaliste et écrivain juif autrichien admiré par Benjamin, n’était pas une pure et simple réaction à l’antisémitisme ambiant. « Ce qui donna à leur critique toute son acuité ne fut jamais l’antisémitisme comme tel, mais la réaction à son égard de la bourgeoisie juive, à laquelle l’intelligentsia ne s’identifiait aucunement »[1].
Brecht avait pointé dans les textes de son ami Benjamin une dimension avec laquelle il ne pouvait être en accord : celle « d’une mystique et d’un judaïsme ». C’est ce qu’il reprochait au concept d’histoire tel que Benjamin l’avait développé dans ses thèses[2]. Ce jugement de Brecht indique que chez Benjamin, métaphysique et marxisme cohabitaient, on pourrait dire de manière “pacifique” ; il était resté fidèle aux points de vue historico-philosophiques exprimés dans sa jeunesse.
La relation au marxisme
La référence au marxisme chez Benjamin est rhétorique, c’est-à-dire qu’elle est de l’ordre du discours. Son attirance ne se fait pas en relation avec la dialectique hegelienne — conception de l’histoire et de l’État — mais à la praxis révolutionnaire. Dans le marxisme, c’est la radicalité de la critique révolutionnaire qui intéresse Benjamin plus qu’une vision positive de l’histoire ou une théorie économico-philosophique. Hannah Arendt considérait Benjamin comme le marxiste le plus singulier jamais produit par ce mouvement qui eut, précise-t-elle, « son lot de farfelus »[3]. Son rapport au marxisme, vague, complexe et ambigu, se manifeste, d’une part, dans ses liens avec l’Institut de Recherche Sociale qu’on a appelé l’École de Francfort et, d’autre part, dans son amitié avec Brecht. Ces deux références ayant par ailleurs, entre elles, des oppositions fortes sur le plan du politique. Le marxisme de Benjamin peut être considéré, en tant que vision de l’histoire, comme « un combat pour le passé opprimé » au nom des générations vaincues.
La combinaison d’éléments théologiques et marxistes, si elle n’était pas sans risques, ne relevait ni d’une contradiction ni d’une hésitation mais d’une tentative d’arrêter le cours catastrophique de l’histoire et de sauver ces deux traditions malades, en préservant les espoirs du passé. Benjamin garda longtemps ouvertes les deux perspectives ; il rêvait d’un départ possible en Palestine tout en continuant de se réclamer du matérialisme historique. Ce balancement était, sans aucun doute, lié au fait qu’aucune de ces perspectives d’émancipation n’était, pour lui, adaptée à sa situation. Moscou ou Jérusalem ne pouvaient représenter une voie de salut, non seulement parce que sa langue d’écriture, comme pour Kafka était l’allemand, mais aussi parce qu’il entrevoyait la catastrophe historique qui se profilait et que sa préoccupation première était son activité d’écriture pour en dénoncer l’imminence.
Benjamin a pu être qualifié de “Rabbi marxiste” ou de “théologien matérialiste”. Ces deux formules qui juxtaposent des notions opposées ne fait rien gagner à la compréhension. Au contraire. Elles ne font que formuler une catégorie imaginaire comme l’étrange bête, moitié chat, moitié agneau, dont parle Kafka dans son texte Un croisement. La question de la place du marxisme dans la réflexion de Benjamin a fait l’objet d’une correspondance nourrie entre ce dernier et Scholem, au printemps 1931. Et c’est à propos d’un essai important de Benjamin, sur Karl Krauss, qu’émerge cette discussion. Elle met en lumière la question que se pose Scholem sur la justification des sympathies que manifeste son ami pour “le matérialisme dialectique”. Elles lui paraissent spécieuses. Scholem lui reproche d’utiliser une phraséologie qui est proche de celle de ses amis communistes et non un emploi rigoureux d’une méthode matérialiste, alors que la pensée profonde de Benjamin, comme ce dernier l’a toujours reconnu, trouve ses sources dans la métaphysique du langage. Cette discussion qui se prolonge sur plusieurs lettres témoigne d’une grande empathie entre les deux hommes. Scholem met en évidence, avec un grand respect pour son correspondant, la contradiction qu’il relève dans l’essai de Benjamin sur Karl Krauss :
« Dans tes écrits, tu multiplies les emprunts à un matérialisme que tu es incapable d’honorer et ceci en raison même de toute la vérité et de la richesse que tu as en toi ou que tu es ». Et, à propos de leurs échanges sur un texte que Benjamin est en train d’écrire sur Kafka, et pour lequel il lui demande conseil, Scholem répond : « Reconnais ton génie propre ; de temps en temps tu essaies si désespérément de le nier. L’illusion sur soi tourne trop aisément au suicide et Dieu sait que payer le tien de l’honneur de l’orthodoxie révolutionnaire, ce serait payer trop cher. »[4]
Théologie juive et marxisme : un paradoxe ou une image dialectique ?
Benjamin aborde la relation entre raison et mythe, dans la première de ses Thèses sur la philosophie de l’histoire(cf. première chronique). L’image dialectique de l’articulation entre la théologie et le marxisme est donnée dans ce texte remarquable, son dernier texte, avant son suicide en 1940. Il utilise la légende de l’automate joueur d’échec dans lequel une poupée costumée est manipulée à l’aide de ficelles par un nain bossu, maître dans l’art des échecs, caché dans le dispositif. Benjamin écrit : La difficulté existentielle, pour Benjamin, de sortir de l’indécision dans laquelle il était plongé ne s’expliquerait-elle pas par un propos de Jürgen Habermas, le philosophe héritier de l’École de Francfort ? « Si Benjamin n’a pu réaliser son désir d’unir raison et mystique, écrit Habermas, c’est que le théologien en lui ne pouvait se résoudre à mettre la théorie humaine de l’expérience au service du matérialisme historique. » Et Hans Mayer qui évoque cette hypothèse, propose de remplacer la distinction entre raison et mystique par un argument moins binaire : « La volonté de Benjamin était de faire du mythe une partie intégrante de toute raison. »[5] Ce qui reviendrait à mettre l’accent sur l’importance de la narration qui introduit un lien entre le lecteur et l’objet de sa lecture. Ce que fait Benjamin dans un texte essentiel, Le narrateur.
« On peut se représenter en philosophie une réplique de cet appareil. La poupée appelée “matérialisme historique” gagnera toujours. Elle peut hardiment défier qui que ce soit si elle prend à son service la théologie, aujourd’hui, on le sait petite et laide et qui, au demeurant, n’ose plus se montrer ».
Benjamin, avec son génie propre, anticipe une réponse à l’opinion de Habermas. Et c’est à partir d’une légende — d’une production du langage donc — que Benjamin construit une image dialectique. Dans un récit singulier et rare, nourri par son expérience juive dans l’Allemagne des années trente, où il n’y avait pas d’espérance pour un juif, il construit une hypothèse pour comprendre la convergence de ces deux chemins qu’il n’a jamais voulu ni opposer ni confondre.
- [1] H. Arendt, Vies politiques, p. 284.
- [2] Postface de Tiedemann, dans Walter Benjamin, Essais sur Brecht, p. 220
- [3] H. Arendt, Vies politiques, p. 258.
- [4] G. Scholem, ouvrage cité, annexes, p. 336.
- [5] H. Mayer, ouvrage cité, p. 67. Entendons par mythe : un récit dans ses multiples formes qui conservent néanmoins un même sens profond.