II — Les chemins de Walter Benjamin

L’œuvre de Benjamin est celle d’un philosophe qui, le plus souvent, a écrit sur des phénomènes relevant de littérature et de l’art ou sur des thématiques qui croisent littérature et politique. Son œuvre immense a suivi de multiples chemins qu’il a lui-même tracés, elle s’est développée sous des genres très différents — cours textes sur son enfance berlinoise, récits de voyage, essais sur des auteurs majeurs de la littérature — Baudelaire, Goethe, Kafka, Brecht… —, pièces radiophoniques, réflexions sur les “Passages parisiens”, réunis dans Paris Capitale du XIXeCe dernier texte, foisonnant et inachevé, vise une histoire sociale de Paris fondée sur une interprétation de la modernité architecturale et artistique ; il développe des catégories nouvelles sur les comportements et relations sociales : la flânerie, la collection, la photographie, la reproduction technique des images… 

Sa pensée multiforme et profonde s’exprima dans deux grandes directions : philosophie du langage et philosophie de l’histoire. Pour Benjamin l’Histoire, comme discipline des sciences sociales, ne se constitue qu’à travers l’acte même de la raconter, et la transformation du passé en histoire est fonction du présent de l’historien — du temps et du lieu où ce dernier développe son récit. Son œuvre polyphonique ne se laisse ni saisir ni découper selon les différentes disciplines des sciences sociales : elle les conjugue et elle fait résonner des correspondances entre les phénomènes qu’il examine. Son œuvre, dans sa diversité, manifeste une extraordinaire créativité poétique.

Walter Benjamin a été lié aux plus grands auteurs de son temps ; il a obtenu la reconnaissance et l’amitié de Rilke, Gide, Valéry, Giraudoux…  Des philosophes comme Theodor W. Adorno — l’un des membres du célèbre Institut de recherche sociale, appelé “École de Frankfort”, mouvement sociologique critique, d’inspiration marxiste, créé à la fin  des années vingt. L’écrivain Hugo von Hofmannsthal qui fut l’un des premiers à déceler l’originalité de son talent, tout comme le dramaturge et metteur en scène, Bertolt Brecht, ont témoigné de sa pensée singulière qui ne se laisse jamais aborder à partir des schémas philosophiques dominants de la première moitié du XXe siècle. Walter Benjamin a été considéré comme l’un des philosophes les plus importants du siècle ; il a été emporté, en 1940, par la catastrophe, qu’il avait anticipée dans ses textes. 

Son amie très proche Hannah Arendt, la philosophe du politique, et Gershom Scholem sont ceux qui ont le plus profondément compris la pensée de Benjamin, ses doutes et son génie. Ils ont joué un rôle fondamental dans la transmission de son œuvre. [1]

Comme l’écrit, Bruno Tackels, auteur d’un remarquable essai, Walter Benjamin. Une vie dans les textes, « le destin de cet homme exceptionnel est entièrement tendu vers une pente vertigineuse qui le conduit à l’abîme »[2]

Une éthique juive 

L’œuvre et la vie de Benjamin sont marquées par l’éthique juive, éthique envisagée comme le domaine des relations entre les personnes — éthique de solidarité et d’affinité avec ceux dont il faisait partie et qu’il appelle « les vaincus de l’histoire ». D’une certaine manière, sa pensée comportait une dimension théologique, non dans le sens où elle subordonnait le monde profane à un monde supérieur, transcendant, comme peuvent le faire les penseurs du religieux, mais parce qu’elle était à la recherche des niveaux variés d’interprétation des textes et des œuvres artistiques — du sens le plus littéral au plus profond. Son ami Adorno qui fut aussi d’une certaine manière son disciple, décelait son talent non comme celui « qui se construit calmement mais comme celui du génie qui se trouve en nageant à contre-courant avec l’énergie du désespoir » ; il le qualifiait d’essayiste « qui traite des texte profanes comme s’il s’agissait de textes sacrés.

Les quatre niveaux d’interprétation

Les textes de Benjamin sont souvent considérés, à juste titre, comme difficiles à comprendre même s’ils dégagent toujours, par leur qualité d’écriture et de jugement, une capacité à interpeller le lecteur, à solliciter sa réflexion, à mobiliser son interprétation.

Dans la tradition d’exégèse juive, les commentateurs de la Tora se livrent à des interprétations qui construisent le PARDES. Ce mot hébreux, comme l’explique Gershom Scholem, est une abréviation, où chaque consonne P,R,D,S indique l’un des niveaux de l’interprétation. P pour Pchat, le sens littéral ; R pour Remez, le sens allégorique ou allusif ; D pour Drach, le commentaire talmudique ; S pour Sod, le sens caché ou mystique. L’ensemble de ces quatre niveaux constitue pour la tradition juive le PARDES, mot qui en hébreu désigne le jardin ou le paradis.[1]

  • Le Pchat est littéral, ce qui ne veut pas dire qu’il se limite à ce qui est explicitement écrit ; la signification littérale se trouve entièrement dans le texte. Ce niveau opère un passage de l’explicite à l’implicite, il s’agit d’une extension du texte qui reste sur le même plan que lui.  
  • Le niveau du Remez repose sur le fait que le texte est souvent elliptique, il désigne par allusion. Par ses ellipses, ses obscurités, ses contradictions, le texte fait signe. La signification à ce niveau d’interprétation vient remplir un manque du texte. 
  • La propriété du Drach consiste à être absent du texte, et cette absence même crée une attente qui doit être comblée. Le Drach exprime une signification qui ne s’accroche, directement, à rien du texte, sinon à des questions en nombre infini qu’on peut se poser à son propos. Le Drach est le niveau du commentaire, de la lecture et de l’in­terprétation de la Loi ; il met en crise l’affirmation « C’est écrit ». C’est ce niveau qui ouvre le sens et donne naissance à la littérature du Midrach faite de récits, d’aphorismes, de citations qui répondent au questionnement que le texte sollicite, mais auquel il n’apporte pas de réponse. Il faut noter que ces légendes et récits proposent de multiples réponses qui coexistent sans se contredire. 
  • Le Sod est le sens caché, celui qui procède d’une approche mystique du texte. C’est le niveau de signification qui n’a plus de rapport immédiat avec le texte, ou du moins dont les significations se développent à partir d’un système de relations formelles. Cette interprétation éso­térique se trouve pour l’essentiel dans la Kabbale. Ce dernier niveau de signification est l’objet d’un regard paradoxal[2]. En effet, il procède d’une lecture qui projette sur le texte une grille qui permet de lire de nouvelles choses dans un texte ancien. 
  • La Rédemption considérée comme la restauration de l’harmonie, d’une part, entre les hommes, d’autre part, entre les hommes et la nature, mais aussi la délivrance (Erlösung) de l’humanité envisagée comme un événement de l’histoire.[3]
  • L’utopie et l’invention d’un monde nouveau, utopie qui rejette l’ordre de la civilisation industrielle et de la société capitaliste.

Hans Mayer, dans discours prononcé à l’université de Leipzig, en 1992, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Walter Benjamin, notait que dans les années trente, en Allemagne, « les intellectuels juifs ne semblaient plus avoir de choix qu’entre le sionisme et le marxisme ». Gershom Scholem se décida pour le sionisme ; son ami Benjamin — dont le frère cadet, Georg Benjamin, fut assassiné comme communiste à Buchenwald — demeura indécis.[4]

Prolongeant la réflexion fondatrice de Scholem, Michael Löwy, historien et sociologue du judaïsme libertaire, a pu appréhender le messianisme juif, à partir de deux tendances liées et contradictoires : « un courant restaurateur tourné vers le rétablissement d’un idéal du passé, un âge d’or perdu, et un courant utopique aspirant à un avenir radicalement nouveau ».[1]

Cette double dimension était partagée, peu ou prou, par les grands intellectuels judéo-allemands, entre 1870 et 1930, qu’étaient Karl Löwith, Gustav Landauer, Ernst Toller, Ernst Bloch… ; elle était, pour ces figures majeures, le révélateur et l’analyseur de la tension vécue dans leurs engagements philosophiques et/ou politiques. 

Si l’ordre du profane doit se fonder sur l’idée du bonheur, alors il a besoin de la relation au messianisme. La question est de savoir si l’action humaine peut faire advenir le messie, considéré comme métaphore d’une société réconciliée avec elle-même et avènement de la rédemption. Autrement dit, la question du messianisme par rapport à l’histoire humaine relève-t-elle d’un processus qui serait celui du progrès de l’histoire ou serait-elle un surgissement à l’improviste, au cœur même du temps ? Pour Benjamin, « L’avenir n’est pas un temps homogène et vide. Car en lui chaque seconde était la porte étroite par laquelle pouvait passer le Messie ». La philosophie messianique de Benjamin s’illustre par les thèmes de la fidélité et de la responsabilité vis-à-vis du passé. Pour Benjamin, « Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur terre nous sommes attendus. À nous, comme à chaque génération, est accordée « une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. »La conception messianique de Benjamin peut se rapporter à quatre thèmes, que je saisirai à partir de citations empruntées à son dernier texte, Thèses sur la philosophie de l’histoire.

Par l’intermédiaire de Scholem, Benjamin avait eu connaissance de la mystique d’Isaac Louria, le kabbaliste de Safed de la fin du XVIe siècle. Louria développe l’idée du Tikkun, processus spirituel et mystique qui permet la restitution des lumières divines : le Tikkun rétablit l’être originaire des choses. La métaphore de l’avènement du messie, comme accomplissement du Tikkun, est donc le monde utopique : en quelque sorte, une société réconciliée avec elle-même qui met fin à la lutte des classes. Toute l’œuvre de Benjamin est fondée sous le signe de la fonction réparatrice et restauratrice du langage qu’il soit poétique ou philosophique.

La rédemption et la catastrophe

Chez Benjamin, se conjuguent les deux formes du messianisme, le modèle archéologique et le modèle eschatologique, celui de la fin des temps. Dans le premier modèle, le monde est l’expression d’un projet qui est inscrit dès le commencement des choses dans la Création. Dans le second modèle, la vérité est en devenir et la Rédemption, comme restauration et délivrance, ne se réalisera qu’à la fin des temps. La fin signifie en même temps le retour à l’origine : la fin messianique de l’histoire comme accomplissement du projet idéal impliqué dans la création. 

La question du messianisme, chez Benjamin, se pose par rapport à l’histoire humaine en train de se faire. Le messianisme est une attente intense des événements de restauration d’un ordre après les catastrophes et les destructions, « les douleurs d’enfantement du Messie ». La résurgence de l’idée du messianisme se manifeste après les grandes catastrophes vécues par le peuple juif. 

C’est avec le commentaire de L’Angelus novus, tableau de Paul Klee, que se manifeste avec force la vision de l’histoire comme processus catastrophique [1]. Ce mythe de « l’Ange nouveau », qui a beaucoup inspiré Benjamin est une tentative de préserver le rêve impossible. Benjamin a été confronté aux grandes catastrophes du XXe siècle, dont il a été le témoin et l’annonciateur, en particulier la disparition de la culture judéo-allemande et l’anéantissement de la communauté juive d’Europe centrale. 

Une rencontre amoureuse et politique

Jean Lacoste, le traducteur et préfacier de Sens unique, un texte essentiel, note que Benjamin qui vivait à Paris au moment de l’écriture du texte est sous l’influence du texte de Louis Aragon qu’il appelle « l’incomparable Paysan de Paris » paru en 1926.

Sens unique, texte d’inspiration surréaliste, va bien au-delà du recueil d’aphorismes ou du récit intime. Benjamin intègre à des passages très courts, des slogans, des aphorismes, des notations oniriques ou imaginaires, ainsi que les impressions d’un voyage à travers l’Allemagne de la fin des années 20, aux prises avec l’inflation qui réduit à la misère la petite bourgeoisie et le prolétariat. L’impuissance de la République de Weimar conduira l’Allemagne au chaos. Benjamin, dédie son texte à une jeune femme qui joua un rôle fondamental dans sa vie.

Comme il l’écrit à son ami Scholem : « J’ai fait la connaissance d’une révolutionnaire russe de Riga, une des femmes les plus éminentes que j’ai pu rencontrer. » C’est à cette femme, Asja Lacis, qu’il dédie un de ses textes majeurs, Sens unique, qui fut publié en 1928. La dédicace est significative, bien que mystérieuse. 

  • Cette rue s’appelle
  • Rue ASJA LACIS
  • Et la perça dans l’auteur.
  • Du nom de celle qui en fut l’ingénieur

La période de leur relation difficile à Paris et à Berlin où ils vivent ensemble, entre 1926 et 1927, est détaillé avec précision et lucidité dans l’introduction de Philippe Ivernel, préfacier et traducteur du livre de Hildegard Brenner, Asja Lacis. Profession Révolutionnaire. 

Asja était, écrit-il, « une femme intègre et intacte, vouée sans réserve à un engagement qui vient de toute sa vie. Elle affirmait : « je voulais être un bon soldat de la révolution et changer la vie sous la direction de celle-ci ».  Dans le courant des années trente, elle fut contrainte de passer dix années au Kazakhstan : elle n’était pas une mauvaise militante mais, aux yeux du pouvoir soviétique, une trop bonne révolutionnaire.  À la fin du mois de décembre 1927, Benjamin se rend à Moscou à la fois pour rejoindre Asja Lacis avec qui il désirait renouer mais aussi pour des raisons politiques. Il se pose la question de son adhésion au communisme. Ce voyage est pour lui l’occasion de se livrer à la rencontre d’une ville sans idée précise et préconçue, comme un flâneur, figure clé de ses écrits.

Pour Benjamin, la flânerie n’est pas seulement un mode de découverte d’une ville en procédant pas association d’idée entre ce que le regard découvre et la correspondance que l’esprit peut établir, c’est aussi un mode de pensée. Son séjour de deux mois à Moscou, où Asja est peu disponible, lui permettra de satisfaire sa passion de l’espace urbain faisant confiance à l’intuition du flâneur. Si son séjour à Berlin ne lève pas ses interrogations sur son engagement politique, il lui permettra, comme il l’écrit à son retour à Berlin dans un article important, Moscou : « Plus rapidement que Moscou lui-même c’est Berlin qu’on apprend à voir de Moscou ».

Benjamin, commentateur de l’œuvre de son ami Brecht

Benjamin s’est intéressé, à propos de Bertolt Brecht, à la question de l’interprétation du texte de théâtre, ainsi qu’à l’origine sacrée du théâtre. Stanislavski, au début du XXe siècle, accordait le statut de créateur au metteur en scène qu’il considérait, sur la scène, comme « Maître après Dieu ». Peter Brook, lui, remarquait : « C’est un rôle étrange que celui de metteur en scène.  Il ne demande pas à être Dieu, et pourtant, il lui ressemble ». Dans un article essentiel qui date de 1939, Benjamin écrit qu’avec le théâtre de Brecht, « Il s’agit de combler l’abîme qui sépare les acteurs du public, comme les morts des vivants, l’abîme dont le silence accroît le caractère sublime du spectacle dramatique… » Notons ici que la mise en scène a bien souvent pour fonction de venir combler les significations absentes ou perdues du texte dramatique[1].

L’amitié qui lia Bertolt Brecht et Walter Benjamin a longtemps été minorée au bénéfice des relations entretenues avec Scholem. Le livre d’Erdmut Wizisla, L’histoire d’une amitié, met en évidence l’engagement de Benjamin, après son exil, 1933, à la suite de la prise de pouvoir des nazis.  Leur amitié a, sans aucun doute, orienté l’empathie et l’intérêt de ce dernier pour le marxisme qu’il qualifie à plusieurs reprises dans ses textes de « matérialisme dialectique ». H. Arendt caractérise la relation de ces deux hommes comme la rencontre du plus grand poète allemand du XXe siècle avec le plus important critique de l’époque. 

Les commentaires de Benjamin, comme le signale, Rolf Tiedemann, l’éditeur et l’auteur de la postface des textes qu’il a réunis après la guerre, en 1955, sous le titre Essais sur Brecht, n‘ont pas vieilli. Au contraire. Ils font preuve d’une grande modernité et d’une subtile empathie. Benjamin écrit ses commentaires sur l’œuvre théâtrale et poétique de Brecht dans la décennie 1930-1939, dont la première partie, après la fin de la République de Weimar, s’ouvre sur une période préfasciste. Après 1933, avec la prise de pouvoir de Hitler, c’est dans un exil difficile — sa situation économique étant devenue des plus précaires — qu’il écrit ses essais sur Brecht ; ses textes relèvent d’un engagement littéraire et politique. Que ce soit dans la presse bourgeoise allemande, telle la Frankfurteur Zeitung, ou dans les revues communistes éditées en U.R.S.S., les résistances idéologiques — de natures différentes bien sûr — seront un obstacle à l’édition de ses différents articles.Après leurs départs respectifs en exil, après 1933 et jusqu’en 1938, les deux amis se rencontrèrent régulièrement ; Benjamin à l’invitation de Brecht se rendit plusieurs fois au Danemark où ce dernier s’était installé.

La période de son séjour à Paris, après sa rencontre avec Asja Lacis, et le fait d’une relation d’amour impossible avec elle, eut, au-delà d’un sentiment d’échec, un effet négatif sur le projet d’aller s’installer à Jérusalem, comme il l’avait envisagé avec le soutien de Gershom Scholem.

Dès 1913, Benjamin considérait la position sioniste « comme une possibilité et du même coup comme une obligation ». Deux ans plus tard, il rencontra Gershom Scholem et « découvrit en lui, pour la première fois et la seule, « le judaïsme sous une forme vivante. » À l’époque, le sionisme et le communisme étaient pour les juifs de sa génération la forme de rébellion dont ils disposaient contre la génération des pères. Benjamin prit d’abord le chemin du sionisme d’une manière peu convaincue, puis celui du communisme sans beaucoup plus de décision. Arendt signale que Benjamin garda pendant des années, pour lui-même, ces deux routes ouvertes ; il continua d’envisager un départ en Palestine, longtemps après qu’il ait affiché une tendance marxiste. Cette indécision, transparente dans sa correspondance avec Scholem, ne relevait pas d’une faiblesse de caractère mais d’un sentiment que ces deux solutions lui paraissaient inadaptées à la situation et le priveraient de poursuivre son propre travail de connaissance. 

La relation amoureuse avec Asja Lacis tout comme son amitié avec Brecht ne favorisaient pas la prise de décision. Ni Moscou ni Jérusalem ne paraissaient à Benjamin la voie du salut. Son incertitude avait des raisons plus profondes, au-delà de l’aspect personnel. Pour Arendt, comme elle l’écrit :

« Ce qui attirait Benjamin dans le marxisme et précisément dans sa forme révolutionnaire communiste était la radicalité d’une critique qui ne se contentait pas d’analyses de rapports existants limitées au présent mais faisait entrer en ligne de compte la totalité de la situation spirituelle et politique. Pour Benjamin la question décisive était celle de la tradition en général ».

Le choix impossible, pour Benjamin, entre marxisme et messianisme, le conduira à être emporté par la catastrophe dont il avait décelé l’irrésistible dynamique. Dans une lettre à Scholem, qui date d’avril 1931, soit près de neuf ans avant son suicide, il termine par cette magnifique métaphore : 

Un naufragé dérivant sur une épave, qui grimpe à la pointe de 
son mât lui-même déjà fendu. Mais de là-haut, il a la chance de lancer un signal pour qu’on le sauve.[2]

[1] J’ai abordé cette question dans un ouvrage, Acteur-Spectateur, une relation dans le blanc des mots (Nizet, 1996, préface de Régis Debray)en utilisant la logique de l’interprétation du PARDES et de l’activité de l’acteur qui se loge dans le blanc des mots, pour reprendre une formule talmudique.

[2] Arendt, ouvrage cité, p. 333.


[1] W. Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? », Œuvre III. 

[2] J’ai abordé cette question dans un ouvrage, Acteur-Spectateur, une relation dans le blanc des mots (Nizet, 1996, préface de Régis Debray)en utilisant la logique de l’interprétation du PARDES et de l’activité de l’acteur qui se loge dans le blanc des mots, pour reprendre une formule talmudique.

IV -De la catastrophe à la gloire posthume

En janvier 1933, le président Hindenburg nomme Adolph Hitler chancelier ; le 27 février le Reichstag est incendié. Le sort de Benjamin est scellé. Sa situation matérielle était déjà très délicate depuis un certain nombre d’années ; elle est encore plus fragilisée par la terreur que les nazis installent contre tous ceux qui refusent le nouveau régime,…

III —LES DEUX FOYERS DE LA PENSÉE DE BENJAMIN.

Il n’est pas possible de rapporter l’œuvre de Benjamin à un système, à une unité thématique ou stylistique ou, encore moins, à une conception du monde. Pas plus qu’il ’est concevable d’expliquer ou de comprendre son œuvre, rappelons-le encore une fois, diverse, complexe, unique, novatrice… par son parcours de vie. On pourrait dire, comme le pense…

I —La pensée et la personne de Walter Benjamin

  J’ai voulu, dans un objectif de vulgarisation, évoquer la pensée de Walter Benjamin qui fut la figure la plus originale, la plus rayonnante mais aussi la plus tragique des penseurs du XXe siècle. Sa pensée se rattache explicitement à la pensée juive. Celle-ci ne peut s’examiner en dehors du contexte socio-culturel et linguistique dans…

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La période de leur relation difficile à Paris et à Berlin où ils vivent ensemble, entre 1926 et 1927, est détaillé avec précision et lucidité dans l’introduction de Philippe Ivernel, préfacier et traducteur du livre de Hildegard Brenner, Asja Lacis. Profession Révolutionnaire. Asja était, écrit-il, « une femme intègre et intacte, vouée sans réserve à un engagement qui vient de toute sa vie. Elle affirmait : « je voulais être un bon soldat de la révolution et changer la vie sous la direction de celle-ci ».  Dans le courant des années trente, elle fut contrainte de passer dix années au Kazakhstan : elle n’était pas une mauvaise militante mais, aux yeux du pouvoir soviétique, une trop bonne révolutionnaire.  

Asja Lacis présenta Benjamin à Brecht dont elle était l’assistante lorsqu’il mit en scène, en 1929, Edouard II. Les thèmes du théâtre prolétarien et du théâtre pour enfants ont rapproché Asja et Walter. Leur relation fut la cause d’un déplacement de la pensée de ce dernier vers la dialectique matérialiste. Benjamin dans une lettre à Scholem met en évidence les effets que la relation amoureuse produisait sur lui : « Chaque fois qu’un grand amour s’est emparé de moi, je me suis transformé. […] La cause en est qu’un réel amour me rend identique à la femme aimée. […] C’est lors de ma relation avec Asja que cette transformation dans le semblable fut la plus puissante, au point que je découvris beaucoup de choses en moi, pour la première fois… »

Dans le livre de Hildegard Brenner, consacré à Asja Lacis, cette dernière met en garde contre toute simplification de l’influence qu’elle aurait eue sur Benjamin : « pareille influence, précise-t-elle, ne s’exerça que dans la mesure où le terrain était déjà préparé ».À la fin du mois de décembre 1927, Benjamin se rend à Moscou à la fois pour rejoindre Asja Lacis avec qui il désirait renouer mais aussi pour des raisons politiques. Il se pose la question de son adhésion au communisme. Ce voyage est pour lui l’occasion de se livrer à la rencontre d’une ville sans idée précise et préconçue, comme un flâneur, figure clé de ses écrits. C’est pour lui une manière de“ lire” une ville sans but autre que de la découvrir et sans dessein particulier. Pour Benjamin, la flânerie n’est pas seulement un mode de découverte d’une ville en procédant pas association d’idée entre ce que le regard découvre et la correspondance que l’esprit peut établir, c’est aussi un mode de pensée.

Son séjour de deux mois à Moscou, où Asja est peu disponible, lui permettra de satisfaire sa passion de l’espace urbain faisant confiance à l’intuition du flâneur. Si son séjour à Berlin ne lève pas ses interrogations sur son engagement politique, il lui permettra, comme il l’écrit à son retour à Berlin dans un article important, Moscou : « Plus rapidement que Moscou lui-même c’est Berlin qu’on apprend à voir de Moscou ».

Benjamin commentateur de l’œuvre de son ami Brecht

Benjamin s’est intéressé, à propos de Bertolt Brecht, à la question de l’interprétation du texte de théâtre, ainsi qu’à l’origine sacrée du théâtre. Stanislavski, au début du XXe siècle, accordait le statut de créateur au metteur en scène qu’il considérait, sur la scène, comme « Maître après Dieu ». Peter Brook, lui, remarquait : « C’est un rôle étrange que celui de metteur en scène.  Il ne demande pas à être Dieu, et pourtant, il lui ressemble ». Dans un article essentiel qui date de 1939, Benjamin écrit qu’avec le théâtre de Brecht, « Il s’agit de combler l’abîme qui sépare les acteurs du public, comme les morts des vivants, l’abîme dont le silence accroît le caractère sublime du spectacle dramatique…[1]Notons ici que la mise en scène a bien souvent pour fonction de venir combler les significations absentes ou perdues du texte dramatique[2].

L’amitié qui lia Bertolt Brecht et Walter Benjamin a longtemps été minorée au bénéfice des relations entretenues avec Scholem. Le livre d’Erdmut Wizisla, L’histoire d’une amitié, met en évidence l’engagement de Benjamin, après son exil, 1933, à la suite de la prise de pouvoir des nazis.  Leur amitié a, sans aucun doute, orienté l’empathie et l’intérêt de ce dernier pour le marxisme qu’il qualifie à plusieurs reprises dans ses textes de « matérialisme dialectique ». H. Arendt caractérise la relation de ces deux hommes comme la rencontre du plus grand poète allemand du XXe siècle avec le plus important critique de l’époque.[1]

Les commentaires de Benjamin, comme le signale, Rolf Tiedemann, l’éditeur et l’auteur de la postface des textes qu’il a réunis après la guerre, en 1955, sous le titre Essais sur Brecht, n‘ont pas vieilli. Au contraire. Ils font preuve d’une grande modernité et d’une subtile empathie. Ces écrits ont vu le jour dans l’arrière-plan d’une étroite relation personnelle entre le poète qu’était Brecht et le critique littéraire, Benjamin.[1]

Benjamin écrit ses commentaires sur l’œuvre théâtrale et poétique de Brecht dans la décennie 1930-1939, dont la première partie, après la fin de la République de Weimar, s’ouvre sur une période préfasciste. Après 1933, avec la prise de pouvoir de Hitler, c’est dans un exil difficile — sa situation économique étant devenue des plus précaires — qu’il écrit ses essais sur Brecht ; ses textes relèvent d’un engagement littéraire et politique. Que ce soit dans la presse bourgeoise allemande, telle la Frankfurteur Zeitung, ou dans les revues communistes éditées en U.R.S.S., les résistances idéologiques — de natures différentes bien sûr — seront un obstacle à l’édition de ses différents articles.

Après leurs départs respectifs en exil, après 1933 et jusqu’en 1938, les deux amis se rencontrèrent régulièrement ; Benjamin à l’invitation de Brecht se rendit plusieurs fois au Danemark où ce dernier s’était installé.

La période de son séjour à Paris, après sa rencontre avec Asja Lacis, et le fait d’une relation d’amour impossible avec elle, eut, au-delà d’un sentiment d’échec, un effet négatif sur le projet d’aller s’installer à Jérusalem, comme il l’avait envisagé avec le soutien de Gershom Scholem.

Dès 1913, Benjamin considérait la position sioniste « comme une possibilité et du même coup comme une obligation »[2]. Deux ans plus tard, il rencontra Gershom Scholem et « découvrit en lui, pour la première fois et la seule, « le judaïsme sous une forme vivante. » À l’époque, le sionisme et le communisme étaient pour les juifs de sa génération la forme de rébellion dont ils disposaient contre la génération des pères. Benjamin pris d’abord le chemin du sionisme d’une manière peu convaincue, puis celui du communisme sans beaucoup plus de décision. Arendt signale que Benjamin garda pendant des années, pour lui-même, ces deux routes ouvertes ; il continua d’envisager un départ en Palestine, longtemps après qu’il ait affiché une tendance marxiste. Cette indécision, transparente dans sa correspondance avec Scholem, ne relevait pas d’une faiblesse de caractère mais d’un sentiment que ces deux solutions lui paraissaient inadaptées à la situation et le priveraient de poursuivre son propre travail de connaissance. 

La relation amoureuse avec Asja Lacis tout comme son amitié avec Brecht ne favorisaient pas la prise de décision. Ni Moscou ni Jérusalem ne paraissaient à Benjamin la voie du salut. Son incertitude avait des raisons plus profondes, au-delà de l’aspect personnel. Pour Arendt, comme elle l’écrit :

« Ce qui attirait Benjamin dans le marxisme et précisément dans sa forme révolutionnaire communiste était la radicalité d’une critique qui ne se contentait pas d’analyses de rapports existants limitées au présent mais faisait entrer en ligne de compte la totalité de la situation spirituelle et politique. Pour Benjamin la question décisive était celle de la tradition en général ».

Le choix impossible, pour Benjamin, entre marxisme et messianisme, le conduira à être emporté par la catastrophe dont il avait décelé l’irrésistible dynamique. Dans une lettre à Scholem, qui date d’avril 1931, soit près de neuf ans avant son suicide, il termine par cette magnifique métaphore : 

Un naufragé dérivant sur une épave, qui grimpe à la pointe de son mât lui-même déjà fendu. Mais de là-haut, il a la chance de lancer un signal pour qu’on le sauve.[3]


[1] W. Benjamin, Essais sur Brecht, La fabrique éditions, tr. française, 2003

[2] Lettre de Benjamin, citée par Arendt, Vie politiques.

[3] Arendt, ouvrage cité, p. 333.


[1] Hannah Arendt, Vies politiques, 1955-1974, pour la traduction française, Galimard


[1] W. Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? », Œuvre III. 

[2] J’ai abordé cette question dans un ouvrage, Acteur-Spectateur, une relation dans le blanc des mots (Nizet, 1996, préface de Régis Debray)en utilisant la logique de l’interprétation du PARDES et de l’activité de l’acteur qui se loge dans le blanc des mots, pour reprendre une formule talmudique.


[1] Voir la chronique précédente et la citation de Benjamin (thèse IX)


[1] M. Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, PUF, 1988.


[1] Gershom Scholem a enseigné à l’Université hébraïque de Jérusalem, dès la fin des années vingt. Son œuvre fondamentale est consacrée à l’histoire, à la philosophie ainsi qu’à la spiritualité du judaïsme (cf. Le messianisme juif, essai sur la spiritualité du judaïsme).

[2] G. Scholem, La Kabbale et sa symbolique, petite bibliothèque Payot.

[3] G. Scholem, Le messianisme juif, essais sur la spiritualité du messianisme, Calmann-Lévy, 1974.

[4] Hans Mayer, Walter Benjamin. Réflexions sur un contemporain, Edition., Le promeneur, 1995 pour la version française. Mayer est l’auteur d’un livre important, Les marginaux : femmes, juifs et homosexuels dans la littérature européenne, Albin Michel, 1994.

 


[1] H. Arendt, « Walter Benjamin », dans Vies politique, 1955, traduction française, Gallimard, 1974

[2] [2] B. Tackels, Walter Benjamin. Une vie dans les textes. Actes Sud, 2009.

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